jeudi 24 mars 2016

Annihilation, Jeff Vandermeer

Hello Hell, comme dirait Alex Maas.
Il y a quelques années, j'avais lu La Cité des Saints et des Fous, et l'univers foisonnant qu'on y trouve, qui emprunte à tous les styles littéraires tout en étant si singulier, m'avait fasciné.
Les activités de Jeff Vandermeer autour du New Weird, ce mouvement anglo-Saxon qui reçoit pas mal d'attention, sont en plus franchement attirantes.
Mais voilà un moment qu'on entend plus parler de cet auteur chez nous, qu'il n'est pas traduit, que c'est le calme plat.

Pendant qu'il n'était pas traduit en France, Jeff Vandermeer a continué d'écrire, ce qui permet au Diable Vauvert de publier cet année un roman qui date de 2014, et qui constitue le volume un de la trilogie The Southern Reach.

Annihilation nous est raconté par une femme, membre de la douzième expédition d'exploration de la zone X, territoire impropre à l'homme, déserté, et rendu à la nature. Toutes les expéditions précédentes se sont conclues par des drames, car il semble que l'on ne revient pas de la zone X, et pourtant le Gouvernement continue à envoyer des chercheurs, en modifiant à chaque fois la composition de l'équipe, son angle d'attaque, la formation qui lui est fournie.

La biologiste nous présente les conditions d'exploration, toutes parfaitement inquiétantes et qui composent les ingrédients d'un bon thriller psychologique Hitchcockien : il semblerait que la psychologue qui mène le groupe use d'hypnose pour contrôler l'équipe, et en sache plus que les autres, tout le monde dort dans les tentes désertées de l'expédition précédente, et porte à la ceinture un petit dispositif qui clignotera en rouge en cas de danger (quel type de danger ? Mystère), alors que sur place on découvre des éléments qui ne sont pas sur la carte.
C'est donc une aventure éprouvante qui commence, à travers les yeux d'une scientifique qui rationnalise beaucoup son expérience, et parvient à rester observatrice dans les situations les plus perturbantes.

Interrogé sur les sources d'inspiration de ce volume étonnant, qui mêle compte-rendu d'observation sous acide et survival horror, Jeff VanderMeer reconnait ceci : Annihilation est le fruit de ses expériences de course à pied dans un parc naturel, et de ses lectures de fantastique "nature" du début du XXe siècle, comme le formidable Algernon Blackwood (dont j'ai déjà parlé, disponible chez l'Arbre Vengeur, et qui présente un air de famille avec le roman dont nous parlons ici), et le plus discret Michel Bernanos.
Il me semble que l'on peut aussi évoquer La peau froide, d'Albert Sanchez Pinol, qui accompagnerait particulièrement bien ce texte.

Enfin, si je devais donner un avis, je dirais ceci : bien qu'Annihilation soit un livre d'une efficacité redoutable, évoquant des thématiques contemporaines (la zone X, un désastre écologique ? L'aventure, un jeu vidéo sans cesse game over ? et mentionnons aussi le féminisme assumé de VanderMeer dans les personnages des chercheuses), je lui reproche de cocher toutes les cases de son genre une à une. On pourrait faire un bingo du thriller psychologique, et Annihilation remporterait le panier garni (à tel point que l'ouvrage a remporté le fameux Prix Shirley Jackson du roman psychologique). C'est bien fait, c'est trop bien fait.

Après avoir lu La Cité des saints et des fous, et avoir compris de quoi son auteur était capable, il me semble que ce court roman ciselé est trop sage, par rapport aux collages audacieux auxquels VanderMeer nous avait habitué (ou c'est moi qui n'ai toujours pas digéré Vollmann).
Il n'en reste par moins que le livre est tout à fait satisfaisant en l'état, que l'on ne le reposera pas avant de l'avoir fini, et qu'il va falloir attendre encore un peu pour lire la suite, et comprendre ce que son auteur a en tête (il semble avoir évoqué une sorte de Lost du roman d'horreur, ce qui promet bien des choses...)

En attendant, trouver son anthologie de Weird fiction.
Absolument.

Annihilation, Jeff VanderMeer, Au Diable Vauvert, 2016.

jeudi 17 mars 2016

Les anges radieux, William T. Vollmann

Haydy-Hoo, Howdy-Hey dit la cow-girl en chemise noire.
J'ai lu ce truc, auquel je n'aurais peut-être pas accordé un regard (en tout cas, pas tout de suite), sous la forte incitation de la fille qui n'aimait rien.
J'aurais pu lire du Vance, du Tosches, et un petit Léo Henry que je me garde sous le coude à la place, mais elle m'a demandé régulièrement si la lecture de ce cauchemar littéraire avançait, alors j'ai pris une grande inspiration, et j'ai plongé dans ces foutues 800 pages.
La curiosité tue les chats et réjouit les bibliothécaires, sans doute.
Donc, Willie T., c'est cet auteur-journaliste qui aime les phrases à rallonges et les romans si denses qu'ils pourraient être classés comme arme contondante par la préfecture de police. Il est vénéré dans son pays, et aimé dans le notre pour Les Fusils, et La Famille royale (en tout cas, les gens qui ont des lettres citent ces deux assez naturellement).
Actes Sud, qui est son éditeur attitré chez nous, a publié en janvier cet indubitable enfer de lecture que constitue son premier roman, un truc paru en 1987 et qui a valu à Vollmann un prix.
C'est le seul bouquin de ce monsieur au visage lunaire qu'on pourrait éventuellement classer dans le genre, si ça peut expliquer.



Ce qu'il s'y passe en synthèse : on y suit un auteur qui lutte au fil du roman avec un certain "Big George" (évocation divine ? conscience de l'ordinateur ? inconscient de l'auteur?) pour la survie de ses personnages, les fameux "bright and risen angels" du titre, qu'il prétend aimer mais aime surtout maltraiter. Lesdits angels sont au coeur d'une lutte, que l'on va suivre tout au long du 20e siècle, entre deux factions pour la domination du monde : les insectes, et les "programmeurs", vaillants scientifiques au service de l'électricité et de la technologie, ces seconds menés par les affreux M. White et Dr. Dodger, superbes personnifications d'une forme d'impérialisme américain, ou au minimum d'un pouvoir sans vergogne et sans morale. Alors que les différents épisodes très inspirés de la pop culture (Conquête de l'Ouest, Maltraitance scolaire, Love Story qui se délite, licenciements chez les yuppies... tout cela constitue le portrait d'une Amérique de cauchemar) pourraient nous laisser soutenir le camps du Bien, ou imaginer qu'un camps représente le Bien, Vollmann insiste sur la folle aliénation de ses personnages dont les choix, des deux côtés, ne sont fondés finalement que par leurs troubles intérieurs et leurs histoires personnelles, tandis que les deux camps ne sont que des choix dérisoires.
C'est un roman sur la désillusion, par quelqu'un qui avait pile l'âge de comprendre ce sentiment quand il l'a écrit.

Cela sur 800 pages, avec un style inégal qui peut être superbement évocateur (scène de la jungle au début, comme un luxuriant cauchemar éveillé), implacablement cruel (maltraitance enfantine et émotions à vif), ou insupportablement ennuyeux (souvent, et non, je ne le relirai pas pour pointer les passages). On sent dans son style l'influence de l'écriture beat (il a des phrases qui évoquent un Thompson très, très, fort, sans toutefois sa délectable virtuosité rythmique et quasi-musicale).
Là où d'autres donnent à leur style l'apparence d'un scat littéraire, Vollmann nous englue dans un fleuve plein de méandres insupportables et douloureux ne mêlant volontairement nulle part (comme la vie ? Comme la vie), une sorte de Yang Tsé pollué et sale où les dauphins sont destinés à mourir.
Ces personnages que l'on prend en pitié sans les aimer, que l'on méprise doucement, autant que leur auteur, et qui mourront ou pas, sans qu'on s'en préoccupe et sans que cela fasse sens.
Ces gens brisés qui font des choix brisés et qui essayent de se convaincre qu'il y a une forme d'idéalisme derrière.

Le cynisme du jeune Vollman de 27 ans est invraisemblable, et exsude du texte : ce qu'il nous raconte, ces renonciations glauques, ces mesquineries du quotidien, c'est ce qu'on ne nous raconte pas d'habitude, ou pas sans essayer de donner un sens aux épreuves. Là, en lisant le compte-rendu des blessures de nos personnages, notre subconscient murmure d'une voix perverse "ah, comme dans la vraie vie..." Ce qui me fait positionner Vollmann est dans la continuité d'un Steinbeck, dans l'écriture de la laideur du monde.

Ce que je pense de ce Léviathan, c'est que j'ai souffert -vraiment souffert- à la lecture. Que j'aurais bien aimé arrêter. Et que je l'aurais sans doute fait sans les incitations régulières, pour me replonger tranquillement dans un truc moins difficile.
Mais voilà, on a eu le temps de débriefer cette horreur polymorphe entre nous pendant à peu près deux heures, j'ai fait quelques recherches pour contextualiser. Et tout cela m'a permis de remettre en perspective mon expérience.
Parmi ces avis et recherches je retiens les éléments suivants auquel je souscris : la lecture ne fait pas toujours plaisir, et celle dont on retire le plus est souvent celle qui demande également le plus de nous-même (bien sûr, bien sûr, me diras-tu, mais tu sais : j'avais oublié, je lisais Jack Vance et je croyais que c'était les vacances). La manière de Vollmann maltraite narration, personnages et lecteur porte un nom, littérature post-moderne (mention à laquelle le lettré soupire, oui, mais c'est si artificiel cette étiquette : elle est pratique, en tout cas, pour comprendre les métamorphoses à l'œuvre dans l'écriture du XX-XXIe siècle). Il y a plusieurs façons de raconter, et de lire un récit : au premier degré ("A midi, on m'a jeté à bas du chariot de foin"), et au second, troisième, et tutti : le lecteur est conscient, et plus actif, l'auteur lui jette des cacahuètes et/ou des chausses-trappes, et ça, là, ces deux kilos cinq de bouquin, c'en est. Il va falloir creuser ça.

Alors, au final, que pensé-je des "Anges Radieux" ? Que c'est l'enfer. Que si tu aimes la SF, ou le roman classique, tu ne vas pas t'engager dans ce margouillat noir et froid comme le café de la veille. Que si tu t'intéresse aux petits arrangements des auteurs modernes avec le récit, il y a peut-être d'autres lectures qui ne feront pas aussi mal.
Mais voilà, ce sale Vollmann, que je n'ai pas aimé, pas aimé, pas aimé, et bien c'est de la littérature.
Après, le retour au roman traditionnel est comme trop sage, trop normal. On comprend tout. Les personnages se comportent comme tel et c'est énervant, parce qu'à quoi bon, en fait.
Tout est gentil, rassurant et décevant.

Peut-être que je ne lirai plus jamais de Vollmann. Peut-être que j'en lirai d'autres.
Mais cette sensation, là, si déplaisante, si stimulante, je vais la rechercher. Parce que je ne crois pas que la littérature (en tout cas celle qui m'intéresse) soit polie, ni même qu'elle doive l'être, tout comme je ne croie pas que l'art où la musique le sont. J'ai plus confiance dans le bordel, les états transitoires et les bactéries.

Les anges radieux / William T. Vollmann, traduit de "You bright and risen angels : a cartoon" par Claro, Actes Sud, 2016.

dimanche 6 mars 2016

Choses vues et lues, janvier-février 2016

Hey, voilà c'est mars, à la fenêtre une giboulée de petits grêlons fond au soleil, je suis à la bourre de tout mais c'est comme ça que la vie a du goût, bonjour.
Des trucs de début 2016, et beaucoup d'expositions :

Faire le mur : quatre siècles de papier peint (Musée des Arts décoratifs).
Il faut rendre service aux profs d'arts plastiques, ça vaut des invit' cools des fois. Là, devant mon aveu public de fanatique du motif, je me suis vu offrir le passage vers cette rétrospective des très riches collections du Musée des Arts Décoratifs.


Alors oui, tu vas me dire.
C'est un étage complet de chutes de papiers peints.
Mais c'est par la rencontre de toutes époques et de toute couleurs que naît l'intérêt visuel. C'est l'occasion d'offrir à ses yeux toutes époques graphiques, des William Morris fleuris psychédéliques, des papiers peints panoramiques enveloppant l'œil d'un mur à l'autre... L'œil, de lui même, identifie les motifs et les dates, et aimerait reconstruire un décor, malheureusement complétement absent, autant que le texte explicatif contextualisant l'ensemble. Le souci, c'est que le papier peint, présenté ainsi seul, pour électrisant qu'il puisse être, est quand même assez peu porteur de sens en dehors de son rôle esthétique : cette exposition est vraiment pensée pour le fanatique de graphisme, et nous en met plein la vue. Pile ce qu'on aimerait pouvoir avoir chez soi : des murs complets de surimpressions de couleurs luxuriantes*.
Pour les autres, je l'avoue, c'est un étage complet de chutes de papier peint.


I love John Giorno, installation d'Ugo Rondinone, Palais de Tokyo
Où, donc, l'on a reparlé de cet inconnu chez nous, le poète américain John Giorno. La mise en scène très visuelle était de Ugo Rondinone, artiste contemporain Suisse spécialisé dans la performance filmée (et on comprend donc un peu qu'il aime John Giorno, qui aimait tout autant la caméra).


De salle en salle, on assistait à quelques performances de John, à tous les âges : de la très émouvante performance poétique célébrant ses 75 ans, à l'une de ses premières vidéos, où, beau jeune homme, il était filmé nu, dormant, par Andy Warhol. Le tout intercalé de morceaux de poèmes audacieux, révoltés, libidineux, et de vestiges illustrant sa prodigieuse carrière, et sa vie tumultueuse.
A cette occasion, voilà ce que je retiens de John Giorno, dont les mémoires s'intitulent très à propos You got to burn to shine : à travers ses poèmes volontairement matérialistes, jouisseurs et pleins d'un humour sarcastique, il me semble qu'il avait touché une certaine vérité cruelle de son époque, et que les répétitions nombreuses dans ses poèmes, qui peuvent sembler un artifice facile, sont avant tout la marque d'un étouffement, d'une surexcitation, d'une surabondance de tout.
Ecouter les poèmes de Giorno peut être douloureux tant ce qui est reflété est problématique, et c'est une bonne part de ce qui me plaît chez lui.
Pour le reste, chez ce viveur qui assume les excès les plus graphiques, se trouve également une vraie sensibilité poétique (que même toi, qui comme moi n'a pas lu de poésie depuis Rimbaud, saura reconnaître). Prononcés, ses écrits acquièrent par la voix une dimension sensuelle supplémentaire, dont il aura joué via le dispositif dial-a-poem (un numéro à appeler pour entendre de la poésie), ou les disques de poésie lue qu'il aura édité.
En conséquence, j'aime John Giorno, moi aussi.


Chandigarh, 50 ans après Le Corbusier / Cité de l'Architecture et du Patrimoine
Surprise : cette exposition, de taille modeste, calée au niveau moins 2 de la Cité, là où on penserait plus à conserver ses bouteilles de Morgon, et à laquelle un billet de cinq euros permettait d'accéder, constituait cependant l'une des plus belles scénographies de ce début d'année.
Je m'explique.

Il s'agissait de comprendre l'évolution de la ville de Chandigarh (sorte de ville nouvelle Indienne, crée de toute pièce par Le Corbusier, Jeanneret, et un groupe d'architectes indiens associés) après 50 ans de fonctionnement : quels usages perdurent ? Quels utilisations ont disparu ? Pour cela, on aurait pu imaginer une expo-dossier pleine de plans et de photos, un truc indigeste que seul un architecte aurait pu apprécier. Mais le choix a été celui de la perspective sociologique : des heures de documentaire ont été tournés dans les rues, puis dans les logements et les bâtiments publics, mêlant à la contemplation esthétique l'aspect humain, et transformant cette nourriture intellectuelle en spectacle sensible : ces vidéos, projetées sur de très grands écrans, couvraient la totalité d'un mur, et devant chacune se trouvait des fauteuils confortables conçus par Le Corbusier pour la ville. Outre ce visuel très englobant, les audios se mêlaient librement, chants d'oiseaux, interviews, circulation automobile, pour recréer le pouls de la ville. A l'autre extrémité de la salle, maquettes, plans et explications se succédaient, secondées par des dispositifs multimédia thématiques (terrain occupé, difficultés rencontrées, futur de la ville...) De ce spectacle enthousiasmant conjuguant architecture, urbanisme et être humain, le spectateur ressort dépaysé.
Et l'œuvre du Corbusier alors ?
Je crois que le mieux, ce serait d'aller nous rendre compte par nous-même.


Visages de l'effroi / Musée de la vie Romantique
Le 19e, siècle sanglant, où l'on se sort de la Révolution Française et des guerres Napoléoniennes pour tomber dans le Gothique, le surnaturel, et le morbide. N'y aurait-il pas un lien de cause à effet ? C'est la thèse de cette exposition du Musée de la Vie Romantique, qui aura été une occasion de voir des files de pompiers traditionnellement conservés dans les Musées des Beaux-Arts de province, sur des sujets plus ou moins douteux. Il me semble que la liaison intellectuelle entre ce premier sujet et la passion populaire pour le faits divers (deuxième partie de l'exposition) était très lâche. Bien sûr, le musée de la vie romantique est un petit musée, et je ne sais pas précisément ce que j'attendais de cette exposition. Cependant, si j'admire parfois la maîtrise technique des peintres pompiers, j'ai moins de goût pour leurs esquisses, croquis, et travaux préparatoires, en très grand nombre cette fois, sans que le secours de cartels expliquant leur intérêt ne vienne m'éclairer. J'ai appris qui était Fingal, et c'est déjà pas mal.

Le grand partout / William T. Volmann
Où l'on découvre que le grand auteur, quand il n'est pas en train d'écrire, joue les hobos dans les trains de marchandise traversant les US. Un peu comme quand les urbains que nous sommes se lancent dans l'exploration de ruines industrielles, ou vivent le grand frisson sous Paris, en somme. Mais Volmann est honnête dans sa démarche : il sait bien, lui, qu'il a le confort d'une maison et d'une vie rangée qui l'attend, et avec la facilité d'abord qui le caractérise, il entretient des relations plus ou moins suivies avec de nombreux hobos, bien conscient de leurs conditions de vie. Il est également touchant lorsqu'il se dépeint, vieillissant, insistant pour continuer ses périples alors que son corps le ralentit et l'handicape. Ce livre n'est probablement pas un des immanquables de l'auteur, mais il témoigne du mythe du hobo américain à sa manière.

Hommage à la Catalogne / George Orwell
Le futur auteur de 1984, parti enquêter sur la guerre d'Espagne en tant que journaliste, s'engage au POUM (Parti Ouvrier d'Unification Marxiste) et débarque tout frais dans un Barcelone révolutionnaire.
Nous sommes en 1936, et pendant plus de 6 mois, Orwell vit de l'intérieur la guerre civile. Il découvre l'humanité de son ennemi, et se retrouve à tirer en priant pour ne pas toucher. Il fait l'expérience de la propagande politique. Son idéalisme de départ est douché peu à peu par la prise en tenailles totalitaire de la guerre (entre Franco et le communisme Stalinien), et cette expérience fondatrice constituera le fondement de ses réflexions pour 1984.

Le casse du continuum / Léo Henry
Pour un bon Léo Henry, il faut des ingrédients de qualité, un shaker et quelques glaçons.
Ce cru comporte donc une bonne mesure de Ocean's eleven, un doigt de Space Opera, et un remords de Guet-Apens. C'est cinématographique en diable, et on se retrouve à caster ses acteurs préférés dans les rôles titres. La pression ne retombe jamais, il faut rusher sa lecture jusqu'à la dernière rasade pour être satisfait, et pourtant à déguster, c'est un plaisir.
Agiter au shaker, servir glacé dans un verre à Margarita.

Pour conclure, j'allais te parler de Raylambert, gentil illustrateur des 30's. Et puis j'ai décidé que non, j'allais plutôt terminer avec un de mes illustrateurs préférés, BlexBolex. Je me doute que tu n'es pas étonné, parce que tu connais son style sérigraphie 50's dopée au fluo, et que dans tes étagères il y a le Ken Kesey Et quelque fois j'ai une grande idée, qu'il a illustré. Oui, moi aussi j'aime.


 Et parmi sa fabuleuse production (tout est top, et si tu as des cadeaux jeunesse à faire je te conseille l'Imagier des Gens ou Romance, deux petits chefs d'œuvre graphiques), j'ai plus précisément choisi d'aborder mon Graal personnel, le classique de la cuisine française sur lequel j'ai appris vers 7 ans à faire des crèmes anglaises, j'ai nommé Je sais cuisiner, de Ginette Mathiot. Le gros ouvrage est un classique affreusement moche, et Saint Gordon Ramsay sache pourquoi, c'est uniquement en Angleterre que Phaidon l'a fait illustrer par BlexBolex, ce qui lui a valu le surnom envié -donné par moi-même- de "plus beau livre de cuisine du monde." Alors voilà, si un jour c'est mon anniv' et que tu ne sais pas quoi offrir, I know how to cook, je pense que ça peut le faire. En échange, je te ferai une île flottante, je suis hyper douée pour les îles flottantes.

Et hop, mars !

* en tout cas, chez moi. Mon rêve, ce serait un truc décadent à la jonction entre des murs lépreux couverts de graffitis 90's et un intérieur à la Tony Duquette. Ou un shabby chic cyberpunk comme dans les intérieurs de Blade runner, tu vois ? Drama is cool, dirons-nous. Fin de l'instant Elle déco.

jeudi 3 mars 2016

Succession, Scott Westerfeld

Chroniqué par Alice Abdaloff, dont les goûts ne sauraient être remis en question, Succession est un roman de SF brillant où l'on suit en fractionné trois excellentes séquences narratives : dans le présent, la bataille spatiale acharnée que mène un commandant de vaisseau contre une intelligence artificielle auto-baptisée Alexandre ; en parallèle mais à des milliers de kilomètres, les choix politiques de son amante, importante sénatrice d'un Empire où l'on a vaincu la mort par d'étranges et mystérieuses méthodes ; et enfin, dans le passé, leur rencontre et les débuts de leur relation dans la fabuleuse maison intelligente de la sénatrice.

L'argument central de ce gros roman est dans l'utilité de l'évolution et l'acceptation de la mort : que se passe-t-il lorsque des gouvernants deviennent immortels et n'évoluent plus ? Si un Empire perdure des siècles, immuable, quand tout bouge autour de lui ?
Cette question fondamentale est étayée par de nombreux emprunts à la philosophie orientale, visibles (multiples extraits de Sun Tsu) ou plus discrets (l'organisation de la Cour me semble devoir beaucoup à la Chine Impériale, et le code d'honneur militaire au Japon).



Succession est bon, parce que les personnages sont fouillés, imparfaits et pourtant soumis à des situations difficiles qui les conduisent à définir ce que sont leurs valeurs et à se mettre en péril pour elles.
Cette mise en danger éthique est l'un des propos du roman, qui réussit à le traiter sans trop de manichéisme.

On saluera également cette performance qui consiste à alterner les angles de prise de vue (j'utilise à dessein ce terme cinématographique, qui reflète le côté visuel des scènes), et mêler combats galactiques biens menés (le combat galactique est envisagé comme une variante à 360° du combat naval), scènes d'actions rythmées, et moments intimes crédibles et touchants.

Il me semble également important de souligner la gestion qui est faite des intelligences artificielles, qui n'ont rien à envier aux hommes, dont elles sont les égales en matière d'importance dans le récit.
Cette position est assez inhabituelle : il me semble avoir lu bien plus de romans où l'IA, qu'elle soit humanoïde ou non, est soit un élément de décor exotique sans influence réelle sur le récit* (on aurait pu la remplacer par un tout autre personnage sans pour autant modifier la trame narrative), soit un personnage secondaire, qui peut être fascinant, digne d'intérêt, mais qui finalement restera étranger et mystérieux : on saura peu de ses combats, rien de ses pensées ou de ses émotions, et on le voit à vue d'homme. Ce n'est pas le cas ici, et les IA sont de véritables personnages, à placer sur un plan d'égalité avec leurs contreparties humaines : qu'il s'agisse du stratège Alexandre ou de la brillante et touchante Maison, dont le seul objectif est de faire la fierté de sa propriétaire en déployant sa prodigieuse intelligence à son service.

Westerfeld traite d'ailleurs de la même manière l'essentiel de ses personnages : qu'il s'agisse d'extra-terrestres zélotes religieux, ou de robots, il s'intéresse à leurs motivations, à leurs failles, à ce qui fait finalement leur humanité.

Bien évidemment, il s'agit ici de science-fiction, et il faut donc accepter le prix de ces quelques pages où, plongé dans un univers inhabituel, on ne comprend rien, nos références s'avérant inapplicables. Il faut également accepter la construction en trois temps du récit, qui peut sembler artificielle et rigide. Elle constitue pourtant la seule respiration quand le récit enchaîne actions violentes et questionnements éthiques, dans un univers hostile de bien des façons, et révèle sa valeur lors du final du roman en permettant l'invocation d'une fatalité tragique.
On pourra également se laisser décourager par l'ambition de l'univers dépeint, qui contraint Westerfield à ne pas s'apesantir sur le fonctionnement de l'Empire pour ne pas nuire à l'action : le lecteur en obtient donc des coup d'oeils partiels, plus ou moins informés selon le point de vue du personnage, et doit accepter de ne pas tout connaître. Ce parti-pris est assez inconfortable quand on en vient à la place des immortels dans la société, et un peu dommage dans la mesure où ce questionnement métaphysique est au coeur du roman.

Mais une fois ces prix payés, Succession est un très bon roman, qui parvient à balayer une multitude de problématiques contemporaines tout en restant captivant.

 Succession, Scott Westerfeld, traduit par Guillaume Fournier, Pocket, 2012.

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* je suis preneuse de toute suggestion de lecture/film/série sur la question (et ai bien noté de lire L'IA et son double, autre roman de Scott Westerfeld sur le même thème).