dimanche 25 septembre 2016

Immortel, Catherynne M. Valente

Voici l'un des seuls livres de Catherynne M. Valente qui aie été traduit en français (pour être exacte, avec le roman pour adolescents La fille qui navigua autour de Féérie dans un bateau construit de ses propres mains, Prix Locus 2012, édité chez Balivernes en 2015 et sélectionné pour le Prix Elbakin cette année).

La particularité de Catherynne M. Valente, repose dans ses inspirations, souvent liées aux contes et à la féérie. Elle possède un univers personnel particulièrement riche, et n'hésite pas à faire de ses récits des cocktails détonnants.*
Immortel, paru aux Etats-Unis en 2011 sous le nom Deathless, et publié en 2014 par Panini Books, en est un bon exemple.



Dans une grande maison de Saint-Pétersbourg, à l'orée du 20e siècle, vivent quatre soeurs, belles et jeunes, toutes quatre à marier. Un premier oiseau, un freux, se change en prince et emmène l'aînée comme femme, un deuxième, un pluvier, se change en prince et emmène la puînée, un troisème oiseau, cette fois une pie-grièche, se change en prince et emmène l'avant-dernière de la maisonnée.
Mais lorsque vient le tour de la cadette Maria Morevna, et que la Révolution d'octobre vient à peine de survenir, c'est un grand hibou noir, qui n'est pas prince, mais l'adversaire des Contes Russes, l'immortel Kotcheï, costumé en commissaire de la révolution, qui vient la chercher.
Et c'est ainsi que se déroule un récit qui entremêle le conte traditionnel Maria Morevna, dans lequel la Reine-guerrière est liée à l'Immortel, et tombe amoureuse du charmant Prince Ivan, qui la libère (une version du conte ici), avec l'histoire de la Russie au XXe siècle, les révolutions, les guerres, les famines.

Immortel est une lecture un peu inhabituelle : son auteur y rend hommage aux contes Russes en y puisant les motifs principaux de la narration (l'omni-présence du chiffre 3, les péripéties et les animaux magiques), mais également en s'appuyant sur l'oralité des contes pour son propre style, donnant lieu à une oeuvre qu'on imaginerait facilement être lue à voix haute.
La traduction, dûe à Laurent Philibert-Caillat (qui a traduit également son roman pour la jeunesse) rend bien ces archaïsmes volontaires.

Mais il y a bien plus que cela dans ce roman étrange : Catherynne M. Valente brode autour de l'un des motifs inexpliqués du conte original (pourquoi la Reine Maria Morevna garde-t-elle Kotcheï enchaîné dans sa cave?), une histoire d'amour puissante entre Kotcheï l'Immortel et Maria.
Cela lui permet d'aborder des thématiques telles que la répartition des pouvoirs dans le couple (un sujet que traitent les contes de fées, et que Catherynne M. Valente tourne en faveur de la femme), la complexité du sentiment amoureux (car comme dans le conte, Kotcheï et Ivan sont rivaux auprès de Maria, et Catherynne M. Valente joue brillament de l'utilisation systématique de ce motif dans le conte en jouant avec les limites de la narration : personnages qui se savent personnages, contraints à l'affrontement); l'éducation féminine est aussi traitée (à ce sujet, une des scènes utilise l'un des célèbres défis de Baba Yaga, et contraint la jeune fille à se faire passer pour la sorcière, en chevauchant son légendaire Marteau-pilon et en se faisant obéir de ses serviteurs monstrueux : c'est une idée brillante, bien réalisée et forte symboliquement).

L'immortel Kotcheï poursuivant Maria Morevna sur son cheval magique, par Ivan Bilibine

On aborde également les thématiques de l'amitié, de la fidélité, de la trahison, de la mort... tels que les abordaient les contes, et bien des éléments mériteraient une analyse : il y a presque trop de choses dans ce roman, et certaines sont inégales et plus ou moins approfondies, ce qui nuit un peu à la lecture.
Finalement, face au contenu très riche du matériau traditionnel, l'ajout de la réalité soviétique est plus accessoire qu'autre chose. Il a pour rôle de rendre concrète l'histoire sanglante de la Russie à toutes les époques, et cela fonctionne plus ou moins bien : la courte partie enchâssée qui joue avec les personnages de l'Histoire Russe en mélant réalité et imaginaire paraît plus anecdotique.

Chaque grande période du roman est annoncée par un extrait de texte de la poétesse russe Anna Akhmatova, dont l'oeuvre a abordé entre autres, la complexité des rapports entre hommes et femmes et la Terreur stalinienne. Il est évident que ses poèmes ont fait forte impression sur Catherynne M. Valente, qui explique dans ses remerciements à la fin de l'ouvrage, que ce roman lui a été inspiré par son mari russe, Dimitri, premier à lui lire Maria Morevna, et sa famille qui l'a accueillie.
C'est à un hommage enthousiaste à cette culture russe fraîchement découverte que se livre Catherynne M. Valente, et c'est sans doute ce qui rend la lecture si singulière.


Immortel, Catherynne M. Valente, traduit par Laurent-Philibert Caillat. Eclipse, 2014.

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* Elle décrit d'ailleurs son univers thématique comme "Mythpunk", un dérivé post-moderne du cyberpunk.

lundi 19 septembre 2016

Avec joie et docilité, Johanna Sinisalo

Johanna Sinisalo, c'est cette petite dame à qui on doit cette grosse poilade cinématographique qu'est Iron Sky, mais aussi différents romans typiques du Finnish Weird, dont Jamais avant le coucher du soleil, et Le Sang des fleurs, le tout publié en France chez Actes Sud.
Avec son dernier livre traduit en France, elle nous propose non pas un fantastique subtil dans un monde contemporain qui se délite, mais de la science fiction, avec une dystopie sur le thème des différences liées au sexe.

Dans la Finlande de ce roman, le pays a dévié dans les années 50 en se basant sur des expériences de conditionnement, pour créer trois sous-espèces : les Virilos (des mecs virils mais qui peuvent aussi penser), les Eloïs (de jolies Barbies décervelées), et les Morlocks (d'affreuses femmes intelligentes, qu'on exploite et qu'on sous-paye dans l'espoir avoué de les faire disparaître un jour).
Les jeunes Finlandaises subissent toutes jeunes un test qui les assigne à telle ou telle catégorie, et prédéfinit ce que sera leur existence. Afin d'assurer une parfaite stabilité du pays, toute drogue, ou plaisir trop intense est également banni.

Mais l'héroïne du récit, Vanna, a été testée trop tard, et se retrouve Morlock cachée dans un corps d'Eloï. Elle cache son intelligence à tous, et se retrouve mêlée à un trafic de drogue, tout en enquêtant pour comprendre la soudaine disparition de sa soeur, jeune Eloï prometteuse.

Tour à tour intrigant, car la société décrite est un prolongement exagéré du sexisme et des débats sur le genre, émouvant, avec les confidences épistolaires de Vanna à sa soeur absente, et glaçant au fur et à mesure de la lecture, Avec joie et docilité est avant tout impossible à reposer avant d'avoir le fin mot de l'histoire.
La tension ne fait que monter depuis l'enfance très particulière des personnages, jusqu'à leurs débuts dans l'âge adulte, et leur potentielle rebellion, en prenant cependant le temps de colorer l'univers par le biais d'intermèdes constitués de faux documents (documentation officielle sur l'éducation à la docilité féminine, les punitions encourues, presse féminine, publicité sur le maquillage...)

Johanna Sinisalo, qui est également scénariste pour la télévision et la bande dessinée, a un art très visuel du récit : la scène qui ouvre le roman, notamment, est stupéfiante de puissance.
On ne retrouve pas de scène aussi violente dans la suite du récit, et on pourra regretter les ficelles un peu grosses de cette histoire de sexisme, mais les scènes marquantes ne manquent pas : de l'assignation des enfants à une classe, au bal des jeunes premières, en passant par la découverte par un tiers du "secret", et jusqu'à la résolution de l'énigme finale.

Un roman très distrayant, qui, à défaut de le faire subtilement, tient bien son rang en matière de science-fiction, en nous interrogeant sur les catégories sociales et ce qui les détermine.
 

Avec Joie et docilité, Johanna Sinisalo, traduite par Anne Colin du Terrail. Actes Sud, 2016.

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Apprécions également cette réjouissante couverture, réalisation de l'illustratrice Chez Gertrud.

lundi 12 septembre 2016

Le livre sacré du loup-garou, Viktor Pelevine

Viktor Pelevine écrit des romans plus ou moins fantastiques, et, comme de nos jours, les frontières entre littérature blanche, littérature de l'imaginaire, autres genres, et tutti sont aléatoires, poreuses, et/ou inexplicables, le livre dont il va être question a été publié chez Denoël & d'ailleurs en 2009.



Dans Le livre sacré du loup-garou, notre narratrice, la brillante A Huli (dont on apprend que le nom, prononcé en russe, constitue une grossièreté), est une renarde-garou de 1200 ans qui se prostitue auprès des nouveaux riches pour survivre*.
Son état de renarde lui permet de projeter à ses clients leurs fantasmes les plus secrets, et elle vit en spectatrice désabusée de la vie des humains depuis un long moment, lorsqu'elle rencontre un autre loup-garou.

A Huli est indépendante, sarcastique, aventurière, c'est à la fois un beau personnage et un paravent idéal pour Victor Pelevine, qui se moque ici de la société Russe contemporaine -et de la société actuelle en général, d'ailleurs. On y trouve les fameuses formules brillantes qui ont fait son succès, et qui m'évoquent par moment les envolées cyniques d'Irvine Welsh ou de Chuck Pahlaniuk. La traduction de Galia Ackerman et Pierre Lorrain n'est pas pour rien dans cette réussite, car je me doute que rendre la langue bien particulière que Pelevine prête à A Huli n'est pas chose facile.

Alors, disais-je, elle rencontre un loup-garou. S'ensuit une histoire d'amour tout à fait distrayante, les deux étant des lettrés qui se jettent à la tête des références culturelles de toutes époques et tous niveaux visant à réfléchir à la société dans laquelle ils vivent (des jeux vidéos, des contes, les grands classiques russes et les chefs d'oeuvres du cinéma international : tout y passe). Et A Huli, qui aime analyser ses propres émotions, fait par ailleurs une amusante présentation des sentiments qu'elle éprouve, toute surprise de se retrouver touchée par le sentiment amoureux.

Dans le roman post-moderne (et c'est ce qu'écrit Victor Pelevine), l'action est surtout prétexte à autre chose. Aussi, pas d'étonnement devant le côté forcé, pleinement satirique, des événements qui se produisent, le coeur de l'action étant plutôt les idées propagées par Adèle et Sacha (les petits noms amoureux de nos deux héros). Dont on se délecte réellement, car, comme je l'ai déjà écrit, le roman exsude la culture bien utilisée, drôle, intelligente, et qui nous permet de nous faire une idée de l'état d'esprit de la Russie actuelle.

Cependant, la fin du roman (50, 70 pages) est une longue communication sur la mystique et l'illusion, dont une partie est artificiellement traitée en dialogue dans l'espoir de la rendre plus digeste, et que j'ai eu du mal à apprécier. Je crois qu'elle a beaucoup à voir avec le rôle que Pelevine prête à ses personnages : Sacha, en tant qu'incarnation du Russe 19-20e siècle peut continuer grâce à ses illusions romantiques et idéalistes, quand il faut un autre remède aux réflexions réalistes et désenchantées d'A Huli, âme résolument postmoderne (et il semble évident que Pelevine partage plutôt le point de vue de la renarde).

Heureusement, juste avant, on s'amuse beaucoup, il y a des pages de citations à recopier dans un coin de votre zibaldone personnel.
La lecture de Pelevine est absolument mémorable.


Le livre sacré du loup-garou, Viktor Pelevine, traduit par Galia Ackermann et Pierre Lorrain. Denoël, 2009.

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*Ce résumé me met positivement en joie.

lundi 5 septembre 2016

Lumikko, Pasi Ilmari Jääskeläinen

Alors que le Finnish Weird connaît chez nous une célébrité grandissante, j'ai profité de mon été pour lire Lumikko, livre dont le titre original est "La société littéraire du Dos-de-Lapin".

Cette belle couverture permettra d'identifier sans se tromper la maison d'édition de l'Ogre, aux publications audacieuses.



Dès les premières lignes, le lecteur est happé à la suite de la professeure de français Ella Milana, qui constate qu'une maladie touche les livres de son petit village, modifiant l'histoire qu'ils racontent. Le virus se propage jusque dans la bibliothèque locale, et semble avoir des liens avec la mystérieuse société littéraire du coin.
Fondée une trentaine d'années auparavant autour de la célèbre romancière pour enfants Laura Lumikko, ladite société avait pour objectif de repérer dix enfants prometteurs et d'en faire des auteurs importants. C'est chose faite, pour neuf d'entre eux, mais le dixième n'a jamais été identifié, jusqu'à ce que l'honneur n'échoie sur Ella.
Tout en poursuivant son enquête, elle va découvrir l'éducation qu'ont reçue ces auteurs, tous se livrant pour trouver de la matière littéraire à d'étranges pratiques.

Lumikko est inclassable et joue sur le décalage permanent : il associe à part égales une réalité banale avec un fantastique au bord du nonsense britannique. Bien que d'origine finlandaise, dans ce roman, le bizarre est reçu par les personnages avec un flegme qui évoque fortement Lewis Carroll. Toute la mécanisme du récit semble reposer sur une enquête quasi-policière, qui prend son temps, lézarde en route, visite d'autres genres littéraires et ne répond pas tout à fait à la question centrale : qui*qu'*est vraiment Laura Lumikko, aux livres pour enfants qui hésitent entre contes traditionnels et imaginaire Burtonien ? Aux étonnantes pratiques éducatives ?
Les personnages qui marivaudent dans cette aventure sont plutôt réussis et ont ce qu'il faut de défauts pour être touchants (sauf la bibliothécaire-auteur jeunesse, qui me semble-t-il, est surtout écrite dans un but précis*).
Le grand sujet du roman est l'amour des livres et de l'écriture, et on le déguste à toute heure et sur toutes les pages : nos personnages sont abonnés à des revues littéraires, traînent dans des bibliothèques publiques ou personnelles, se racontent des histoires, ont des tables dédiées dans les cafés avec leurs livres dessus).
On lit donc un étrange beau moment, peuplé de lettrés charmants et subtilement inquiétants, dans un village qui a ses zones d'ombres.

Si l'on est patient et plutôt anglophile, que l'on a une grande après-midi pluvieuse devant soi, Lumikko promet un excellent moment.

Lumikko, Pasi Ilmari Jääskeläinen, éditions de l'ogre, 2016. 406 p., 25 €.

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* Cependant, je ne suis pas complétement impartiale avec les personnages de bibliothécaires...