mercredi 22 mars 2017

Telluria, Vladimir Sorokine

Et Clac ! A l'occase de la sortie de ce chouette bouquin, je m’interroge sur la collection Exofiction chez Actes Sud, pleine de machins bankables qui n’ont pas grand rapport entre eux : on a de la SF comme Silo de James Howey qui est un auto publié qui a ramassé des brasses d’argent, The Expanse de James Corey : du space op’ vu à la TV, le fameux Cixin Liu qui a déchaîné les passions, et à côté des titres d’auteurs de littérature empilés là parce qu’il fallait les mettre quelque part (et parce qu’eux aussi, il ramassent des brasses d’argent) : on a eu Vollmann, on a Sorokine, et une réédition de Zamiatine, Nous (qu’il faut lire, c'est l'un des trois grands classiques dystopiques avec Le meilleur des mondes et 1984). Tous ces titres sont très alléchants, mais un peu disparates.

Couv' de Santiago Caruso, illustrateur sombre et cool 


Enfin, cette fois, Exofictions nous permet le plaisir de lire un Sorokine paru en Russie en 2013, et ledit Sorokine est un auteur à lire, tant il est provocateur, littéraire et malin. Un de ses romans, le prodigieux Lard Bleu, lui a valu d’être attaqué en justice par le régime de Poutine pour pornographie (Staline et Khrouchtchev y ont des rapports sexuels), alors que les jeunesses Poutiniennes "ont construit en face du Bolchoï une énorme cuvette de WC. La foule lançait les livres déchirés dans la cuvette."* Ce bouquin mettait notamment en scène la réanimation des auteurs classiques russes grâce à leur ADN -comme les dinosaures de Jurassic Park- et des morceaux parodiques desdits auteurs. C’est aussi l’auteur de Journée d’un opritchnik, journée-cauchemar dont le titre fait hommage à Soljenitsyne, qui raconte le futur d’une Russie dirigée par l’équivalent d’Ivan le Terrible, à travers les yeux du boyard qui maltraite les foules, et de la Trilogie de la Glace, dans laquelle il attaque le communisme, et la société consumériste (un de ses premiers romans, La Norme, semble l’attaquer de manière extrêmement virulente, mais il n’est pas traduit à ma connaissance).
Dans tous ses livres, Sorokine utilise son humour burlesque et absurde, sa maîtrise de la littérature classique pour servir son propos (pas de table rase du nouveau Roman en Russie, on rend toujours hommage aux maîtres) : on trouve dans tous ses livres des parodies de Nabokov, de Rabelais, de Gogol, de Pouchkine, de Tchekhov.

On pourrait le comparer à un Pelevine, autre maître Russe du burlesque lettré, mais Sorokine va bien plus loin dans la provocation, et dans la virulence malpolie de ses univers alternatifs.

La dystopie Sorokinienne est très violente, mais elle est rarement triste, et c’est le cas de Telluria, qui présente une Europe et une Russie qui ont explosé en micro-États (la Normandie est indépendante !), où les habitants vivent une sorte d’Âge Sombre de l’évolution (selon les états on est en plein Moyen-âge, en plein XIXe avec nobles Russes, ou dans de bizarres versions communistes sectaires), tandis que les plus riches ont accès à des technologies de pointe. Le monde est en plein désarroi, il y a des géants et des nains, et toutes ces bonnes gens ne rêvent qu’à deux choses : se faire insérer un clou de Tellure dans la tête parce que cela provoque le bonheur parfait et l’oubli de la réalité, ou réussir à acheter un Futé, smartphone quasi-magique qui prendra la forme que l’on désire et racontera de belles histoires. Si union il y a, elle se fait contre les invasions de talibans venus de Stockholm. Cette débandade désespérée est illustrée par la forme du roman lui-même : il n’y a aucun fil narratif à suivre, et les 50 chapitres se lisent comme autant de nouvelles, chacune écrite dans un style différent, et qui permettent de balayer l’univers créé par l’auteur. 

Je vous gâche quelques lignes narratives : on y trouve un pseudo conte de fée mettant en scène Patapin-le-petit-pain, futé bien désirable, le vaillant escadron des abeilles bleues de Normandie occupé à annexer les mines de Tellure du Caucase, des nobles Russes languissantes et fin de siècle qui picolent, des amazones du Rhin qui se croient dans Tolkien, une tricherie au concours de danse inter-tailles d'un petit village, des chiens anthropophages et philosophes... 
Beaucoup de ces micro-nouvelles sont stupéfiantes, combinant des audaces stylistiques et un humour sauvage, et c’est là un point fort de Telluria : Sorokine est un auteur exigeant qui rend hommage à d’autres textes, et on peut parfois se trouver en difficulté lors d’une première lecture, si l’on ne maîtrise pas l’éventail de références. Sans doute grâce à sa forme, Telluria est plus accessible, et constitue un bon début pour commencer à fréquenter ce maître intempérant.

Et je n'en dis pas plus, car il faut le lire et juger par soi-même.

Telluria, Vladimir Sorokine, Actes Sud collection Exofictions, 2017. Traduit par Anne Coldefy-Faucard.

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*Dixit Sorokine himself dans une interview aux Inrocks.

jeudi 16 mars 2017

La panse, Léo Henry

Le dernier Henry, c’est du direct en poche, paru chez Folio SF, après Le Casse du Continuum, en 2014, qui était déjà un exercice associant science-fiction et casse à la Ocean’s eleven très efficace.

A priori, le conférencier régulier de la librairie Charybde a l’intention de réaliser 3 livres avec folio SF : on a eu la SF (Le Casse), le fantastique (celui-ci), et vraisemblablement, un fantasy serait peut-être à suivre.
En bon amateur de cocktail, l'auteur nous a combiné dans ce roman urbanisme contemporain, thriller et fantastique. 
Magnifique couv' d'Aurélien Police

Dans La panse, on suit Bastien, jeune fêtard parisien, dont la soeur disparaît mystérieusement dans le quartier de La Défense. Pour enquêter, il infiltre un mystérieux groupe, qui détient entre autre Néo Clean, une société de nettoyage des bureaux -très bonnes pages sur l’aspect physique de ce métier. Très vite, on découvre que les pauses déjeuner sont dédiées à la méditation et au sport, et qu’on mange sain et bio (mmh... Ce serait pas une secte, dis ?). 

C’est l’occasion pour le science-fictionneux Strasbourgeois de s'intéresser à cette tendance de l'intégration du new age dans la vie professionnelle, par le biais de la méditation de pleine conscience, de la pratique zen... Comme le dit un personnage : “au bout du compte, les entreprises ne s’intéressent qu’au tangible [...] Ce qui leur importe, c’est l’efficacité, le quantifiable. Si une quelconque dimension spirituelle est mise en avant dans leur discours, tu peux être certain que les techniques visent en réalité un objectif matériel précis. Aucun patron n’a besoin ni envie d’employés émancipés.”
Dans le cas de la société qu’intègre Bastien, l’objectif matériel existe bel et bien, mais il faut enquêter pour le trouver : il faut s’infiltrer de niveau en niveau, car “Apis”, qui se révèle très vite une sorte de secte (Aaaah, je le savais !) où les employés logent tous ensemble dans un dortoir, a plusieurs niveaux que les initiés doivent gravir.
Niveaux qui portent des noms évocateurs de l'activité digestive "Rumen", "Panse", "Feuillet", Caillette", la secte dévorant et digérant ses membres, le sous-texte de ce court récit pouvant être "manger ou être mangé dans l'entreprise contemporaine".
Ce qui fait que je ne suis pas très étonnée d'apprendre que pour ce récit, l'auteur a été coaché par Laurent Kloetzer, à qui on devait déjà un roman remarquable sur le management des grandes entreprises, CLEER (écrit à deux avec l'autre L. Kloetzer). 

A ce stade, La panse révèle une fausse simplicité, et en a méchamment sous le capot.

Le roman comporte en plus de spectaculaires mises en scène de la Défense, de ses vides souterrains (les buildings sont bâtis sur une dalle, on trouve de très bonnes photos d’explorations urbaines sur le net), son architecture dystopique (mélange de neuf pimpant et de béton décrépit), des tours nuages juste à côté, et des éléments clés de l’histoire du quartier...
Toute cette partie : l’infiltration écrite au présent pour être plus efficace, et la description de la défense, constitue l’un des grands points forts du roman. 

Bastien, en revanche, car il faut bien nuancer à un moment, est transparent, sans doute volontairement pour permettre une meilleure immersion (un peu comme un First Person Shooter en jeu vidéo, ou comme Bella Swan dans le film romantique pour ado dont j’ai oublié le nom**). Il a bien une soeur, mais elle n’est pas très sympathique, il a bien une fille, et des parents, mais on n’arrive pas à ressentir de l’intérêt pour eux, et son objectif de quête est du coup moins prenant, ses mésaventures ont un peu moins de poids, et cela a une influence sur les 50 dernières pages.
Ce n’est pas le cas de tout le monde, la famille de Théo, Black panther de la Défense qui vit dans les Tours Nuages avec leur chien Tolstoï, est aussi cool que peu présente.

Pour autant, toute la partie “d’ambiance” sur le quartier de La Défense et son passé, tout le début de l’infiltration, est très bon, encore meilleur si on connait un peu le quartier, et toute la réflexion sur la consommation entreprenariale me réjouit.

Tout cela accompagne bien le chouette recueil Demain le travail, dont on peut se délecter à La Volte depuis fin février, et dont on reparlera.



 La panse / Léo Henry, Folio SF, 2016. 


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**Le-Vampirisme-cheveux-au-vent ? Comme-un-vampire-clignotant-dans-le-brouillard ?  Non, ça ne me revient pas...