Materialists est le second film de Celine Song, après Past Lives (2023), qui avait été très apprécié (je ne l'ai pas vu), et s'intéressait déjà à la déconstruction de la mécanique amoureuse. Celine Song est par ailleurs cette réalisatrice qui avait utilisé le jeu de simulation Les Sims 4 pour réaliser une pièce de théâtre, ce qui avait su éveiller les curiosités à son sujet.
Le film se déroule à New York et met en scène Lucy (Dakota Johnson, la fille de Melanie Griffith), une jeune entremetteuse, qui travaille dans une agence de rencontres et sert d'intermédiaire à de riches candidat-es à l'amour, toutes et tous plus exigeant-es les uns que les autres (ils confient leurs listes de voeux à la caméra dans quelques scènes cyniques et amusantes). Lucy est célébrée pour son talent, et assiste au 9e mariage de sa carrière lorsqu'elle rencontre Harry (Pedro Pascal, le daddy d'internet), qui décide non pas de recourir à ses services mais de la fréquenter. Le dîner est aussi l'occasion de renouer avec John (Chris Evans, plus charmant que jamais), le sympathique acteur raté qui est aussi son ancien compagnon, et qui travaille alors comme serveur. C'est entre ces deux prétendants que Lucy va devoir décider : l'un est parfaitement riche et "coche toutes les cases" de la désirabilité, le deuxième est un homme pauvre mais qu'elle aime encore. En parallèle, le film semble promettre de traiter la question de cette forme de capitalisme amoureux qui valorise les individus comme des produits financiers, et permet de lier des personnes dont la valeur sur le marché est jugée similaire par une union qui ressemble fort à une opération financière. Le langage cinématographique, lui, annonce un hommage modernisé aux comédies romantiques des années 90 (on pense notamment à Harry rencontre Sally, ou à Working girl), avec un travail particulier sur le glamour de New York et du trio d'acteurs principaux, ici particulièrement mis en valeur.Materialists ne tient pas ses promesses. Si le premier tiers semble traiter une part de ce qui a été annoncé, il faut déjà pardonner quelques scènes en route : une reconstitution préhistorique maladroite jusqu'au ridicule, l’introduction ratée du personnage d'Harry, que le film échoue à nous faire découvrir par des choix cinématographiques comme le célibataire ultime qu'il est censé être. Les choix qui vont être faits au cœur du film, alors que les enjeux amoureux se développent, vont compromettre son intérêt jusqu'à ne lui permettre d'accoucher que d'une fin frustrante. Au centre de la trame narrative, se trouvent alors deux lignes différentes : l'hésitation de Lucy entre Harry et John, et le travail qu'elle mène pour permettre à sa cliente Sophie L. de rencontrer un célibataire correspondant à ses vœux. La tension qui pourrait naître des hésitations amoureuses de Lucy est quasiment immédiatement résolue : la relation qui s'instaure avec Harry ne génère pas d'intimité, mais consiste à filmer un homme décoratif dans un appartement sans personnalité. Il est très vite évident qu'il ne représente pas une concurrence sérieuse, et le spectateur regrette le manque de chair avec lequel cette relation est traitée (le personnage ne prendra un peu d'épaisseur que lors de la scène de rupture, avant de disparaître de l'écran, sans qu'un dénouement satisfaisant pour lui ne soit proposé). Quand à John, pour lequel Celine Song commet cette petite facilité scénaristique d'assimiler la pauvreté à la saleté de son colocataire, il est immédiatement complice, proche, réconfortant, et visiblement épris. On comprend que Lucy a quitté John en raison de sa pauvreté, mais qu'ils s'aiment encore, et que le lien de confiance entre eux n'est pas cassé. L'hésitation est donc vite résolue.
Reste la ligne narrative autour de la cliente, Sophie L. Celle-ci est victime d'une agression perpétrée par le prétendant trouvé par Lucy, qui ne trouve pour se défendre que le fait que son profil correspondait aux demandes de Sophie. Une ou deux scènes sont très pertinentes alors, et notamment la confrontation entre Lucy et sa cliente, révélatrice de la laideur de ces opérations quasi-commerciales au point que l'entremetteuse commence à renier son métier. C'est à ce moment-là que le film aurait pu proposer un début de dénouement, en associant Lucy et Sophie dans une quête de relations plus authentiques. Mais c'est là que Sophie et sa ligne narrative disparaissent de l'écran, après qu'on l'ait vue gémir les larmes aux yeux sur le fait qu'elle allait mourir seule. Le discours du film est abandonné avec le personnage secondaire laissé sans options (de même qu'Harry avait été abandonné dès son rôle de prétendant terminé).
À ce stade, le film a donc perdu son propos complexe, qui a été oublié et non résolu. L'hésitation amoureuse n'est plus, et c'est donc uniquement à la réconciliation entre John et Lucy qu'on assiste, réconciliation qui ira jusqu'au mariage dans des scènes rendues inutiles par l'épuisement de tout enjeu.
Je m'interroge sur les trous béants du scénario : si Celine Song a les mêmes références cinématographiques que nous toustes, il ne me semble pas possible qu'elle ne se soit pas aperçue de la perte de sens que ceux-ci généraient. J'en viens à me demander ce qui s'est passé lors du montage, si le film n'a pas été jugé trop long, si on a mal choisi les scènes à couper (toutes celles avec le couple d'humains préhistoriques par exemple), et oublié de privilégier celles qui donnaient de la cohérence. Je suis profondément surprise de la négligence avec lesquels sont oubliés les personnages secondaires, dont le traitement soigné ne manque pourtant jamais de donner de l'épaisseur à un film, ou de la légèreté avec laquelle la trame dramatique est abandonnée.
Je suis déçue, mais je suis aussi dans mes droits de spectatrice si j'écris ici ce que j'aurais changé : les scènes préhistoriques, occasion d'un monologue de Dakota Johnson sur la valeur d'une union, auraient été prononcées face aux figurines reconstituées d'une vitrine du musée d'histoire naturelle. On aurait ainsi crédibilisé l'intérêt de Lucy pour ces questions, et cela aurait été l'occasion de voir New York un peu plus. Suite au bouleversement lié à l'agression de Sophie L., celle-ci serait devenue amie avec Lucy (qui aurait eu les paroles réconfortantes qu'on attendait sur la valeur humaine). Lucy aurait pu décider de changer de carrière, ou de pratiquer différemment. On aurait vu John et Lucy déménager pour un appartement commun, et le déménagement aurait été l'occasion d'une rencontre entre Harry et Sophie (on les aurait vu rire ensemble, par exemple). La fin aurait été l'occasion de remontrer les "confessions" des couples, y compris ceux des horribles célibataires vus au début du film : chacun listant ce en quoi leur conjoint ne correspondait finalement pas à la liste établie. Et quitte à filmer un mariage, on aurait pu voir Harry ou Sophie en témoins du couple principal.
Cette fin aurait sans doute été jugée mièvre mais correspondante à une comédie romantique, ce que nous n'avons pas vu en allant voir Materialists.
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