lundi 7 septembre 2015

Journal de nuit, Jack Womack

Purement émotionnel, ce coup-ci.

Cet ouvrage reparaît auréolé de sa réputation flatteuse, enfin. Et ce qu'on y trouve justifie cette réputation, me semble-t-il.

Journal de nuit, édition de 1995
Journal de nuit, c'est le journal de Lola Hart, fille aînée d'une famille d'intellos gauchistes aisés de New York. Ce journal, auquel elle s'adresse en l'appelant "Anne"(référence évidente à une autre jeune pratiquante de journaux intimes), raconte son quotidien de pré-adolescente, dans un pays gangrené par la violence et la destruction, alors que sa famille connaît un déclassement social qui n'aura plus de fin. Lola conte le déménagement sordide vers un quartier pauvre, le mépris de classe que ses amies lui font rapidement subir, et la progressive adaptation qui transforme la petite fille de bonne famille en gamine des rues violente et sans espoir.

L'écriture de ce texte dur, dont on ne sort pas indemne, est parfaitement maîtrisée : l'insoutenable déclin de la famille Hart suit le même rythme que l'implosion du pays, meurtri par une véritable guerre civile. Le fait que l'on ne suive l'évolution de la situation qu'à travers le regard enfantin d'Anne empêche d'analyser réellement les raisons de cette crise, mais quelques éléments filtrent jusqu'à nous : la terreur des possédants qui se terrent, surarmés, persuadés que leurs bonnes et jardiniers vont les assassiner, les émeutes des pauvres, écrasés par l'armée, ou encore les assassinats des différents Présidents, qui se succèdent.
Ces éléments suffisent à dépeindre une ambiance d'une noirceur absolue, qui pèse sur le destin de la famille Hart, et l'emportera dans la tourmente, jusqu'à la dislocation finale.
Filtré par le prisme d'une enfant, ce texte, dans lequel une enfant perd peu à peu tous ses repères avec une cruauté et un réalisme extrême, est éprouvant pour le lecteur.
D'autant plus que Jack Womack dresse un personnage enfantin très plausible, et prend le soin de rendre son évolution visible par l'altération du style d'écriture au fil du roman : l'argot se glisse, les constructions se simplifient, la syntaxe disparaît.

Au niveau purement dystopique, le roman est vertigineux par le futur qu'il propose : un pays où l'extrême inégalité sociale, aggravée par la complaisance d'une télévision poubelle, et la militarisation à outrance des forces de défense, mène à l'ultra-violence et à la guerre civile. Dans ce monde, la pauvreté mérite une punition ("il faudrait tuer les SDF", dit une journaliste à la télévision), la laideur mérite la mort ("j'ai détesté Chicago et Los Angeles, je suis contente qu'elles brûlent", nous dit Lola, encore bien protégée dans son école privée), et la différence est rejetée ou détruite (inquiétante histoire de la petite Lori, qu'on voit disparaître "pour rééducation" et qui revient absente, silencieuse et souriante).

A ce titre, il me semble que le roman est remarquable, en nous faisant vivre les effets du déclassement de près. Cette jeune fille qui se moque des défavorisés en devient une, et se fait maltraiter comme telle. Elle devient l'incarnation de ce qui terrifie sa tante aisée, c'est à dire d'une masse révoltée par l'injustice de leur situation, alors que cette ultraviolence n'est que le résultat de celle que la société leur a fait subir.

Il semblerait que ce roman de Womack aie eu le plus grand mal à trouver un éditeur aux Etats-Unis, en raison de sa teneur difficile : rien d'étonnant vu la violence enfantine qu'il contient, véritable tabou brisé. Le roman a été édité en Angleterre, patrie de David Copperfield et de la Little Princess (une belle tradition dans la maltraitance enfantine romanesque, donc!) et connu un succès tout relatif à sa sortie. C'est le bouche à oreilles élogieux qui lui trouve de temps à autres de nouveaux éditeurs et de nouveaux lecteurs.

Mais il faut lire Journal de nuit. Se sentir nauséeux, avoir le cœur serré et le refermer bien conscient du rôle de la Science-Fiction : poursuivre des lignes existantes jusqu'à l'angle d'un futur plausible. Et de tout roman : tortiller notre humanité en la mettant dans des situations sales et inconfortables, pour que dans notre vie quotidienne, ignorer l'autre ne soit plus jamais facile.


Journal de nuit, nouvelle (et superbe!) édition chez Points, 2015, de Jack Womack, traduit par Emmanuel Jouanne, 8,00 €

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Et dans un second mouvement, la musique : The mob goes wild, Clutch


dimanche 6 septembre 2015

La voix du feu, d'Alan Moore

Parlons de ces livres qui te tombent dans les mains par hasard, et qui vont un petit moment devenir des mètres-étalons à l'aune desquels tu jugeras tes autres lectures. Dans mon cas, il y a eu la rencontre avec le recueil de Gaiman, Miroirs et fumées, pendant mes études, et c'était fort. Un livre que j'ai tellement prêté qu'il est tout jauni, déformé, et ne ferme plus, mais qui a représenté pour moi un souffle d'air frais dans la manière dont j'estimais qu'on pouvait raconter une histoire, ou dépeindre un personnage. Longtemps, je n'ai pas su diriger mes goûts, et mes rencontres littéraires tenaient souvent de la serendipité brute. Cela ne m'arrive plus si souvent, mais parfois, en me baladant dans les rayons d'une librairie bien tenue, je plonge la main dans un rayon et j'en sors avec d'inattendues merveilles.
Et cet été, La voix du feu, initialement édité en France chez Calmann-Lévy, en collection Interstices en 2008, et réédité en poche ce printemps dernier.

Alan Moore, scénariste de Bd légendaire (V pour Vendetta, Watchmen, La ligue des gentlemen extraordinaire, From Hell... j'en ai le tournis rien que de les citer) a donc écrit sur sa ville, Northampton.
Bien que l'ensemble soit envisagé par Moore comme un roman dont le personnage est Northampton, il me semble plus commode de décrire la chose comme un recueil de textes dont les histoires marquent des étapes dans 6000 ans d'histoire de cette ville, de moins 4000 ans av. J. C, aux années 90.
De multiples voix, donc, se pressent aux portes pour conter leur histoire, et chaque nouvelle est plus impressionnante que la précédente dans son style et dans son traitement narratif.
La nouvelle qui ouvre le recueil nous met aux prises avec un enfant handicapé, vers moins 4000, qui perçoit le réel de manière étonnante, a une construction lexicale déroutante (sa pensée progresse par images désordonnées, lecture aussi stupéfiante que dure à suivre), et se retrouve menacé par une forme de magie rituelle, inaugurant le motif mystique du feu, qui va parcourir le récit.
On se retrouve plus tard à poursuivre un étonnant morceau de polar poétique, au narrateur inhabituel, comme ce sera le parti pris de Moore tout au long du récit, enquête boueuse et froide dans les brumes de l'Angleterre pré-Romaine.
On rencontre un enquêteur Romain, pistant de faux monnayeurs alors que l'Empire s'effrite, une vieille et sainte Sœur affligée de visions mystiques, deux émouvantes sorcières sur un bûcher qui vient d'être allumé, un crâne encore animé de raison qui veille à l'une des portes de la ville, des fous, des malades libertins et enfin, le narrateur lui-même, qui conclut le récit par l'expérience personnelle d'un mythe local.
Je ne rentre pas dans les détails, parce qu'il faut lire La voix du feu, et que je ne veux rien en gâcher.

Mais voilà ce qui m'a émerveillée dans le travail de Moore : sa science du récit qui lui fait toujours choisir l'angle le plus inattendu et le plus déroutant, l'humanité avec laquelle il explique les comportements parfois monstrueux de ses personnages, et sa recherche permanente du style, qui colle au récit raconté, de la bouillie syntaxique du premier récit à l'écriture précieuse d'un récit libertin qui tourne mal.
Une telle maîtrise est si réjouissante, si satisfaisante, que j'ai parfois ralenti ma lecture pour revenir à certains paragraphes, et que lorsqu'il me sera rendu (car lui aussi -comme le Gaiman avec lequel il me semble partager quelques caractéristiques, tout en étant plus ambitieux, plus abouti- est déjà prêté), je le relirais avec plaisir.

La voix du feu, Alan Moore, traduit par Patrick Marcel, chez ActuSf, 2015.

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Et la musique, alors ?
Kim Fowley, The Trip :

All the murmuring bones, Angela Slatter

C'est un cliché éculé, mais nous ne sommes pas armés pour comprendre les anglos-saxons, et encore moins leurs catégories et sous-catégor...