Cet ouvrage reparaît auréolé de sa réputation flatteuse, enfin. Et ce qu'on y trouve justifie cette réputation, me semble-t-il.
Journal de nuit, édition de 1995 |
L'écriture de ce texte dur, dont on ne sort pas indemne, est parfaitement maîtrisée : l'insoutenable déclin de la famille Hart suit le même rythme que l'implosion du pays, meurtri par une véritable guerre civile. Le fait que l'on ne suive l'évolution de la situation qu'à travers le regard enfantin d'Anne empêche d'analyser réellement les raisons de cette crise, mais quelques éléments filtrent jusqu'à nous : la terreur des possédants qui se terrent, surarmés, persuadés que leurs bonnes et jardiniers vont les assassiner, les émeutes des pauvres, écrasés par l'armée, ou encore les assassinats des différents Présidents, qui se succèdent.
Ces éléments suffisent à dépeindre une ambiance d'une noirceur absolue, qui pèse sur le destin de la famille Hart, et l'emportera dans la tourmente, jusqu'à la dislocation finale.
Filtré par le prisme d'une enfant, ce texte, dans lequel une enfant perd peu à peu tous ses repères avec une cruauté et un réalisme extrême, est éprouvant pour le lecteur.
D'autant plus que Jack Womack dresse un personnage enfantin très plausible, et prend le soin de rendre son évolution visible par l'altération du style d'écriture au fil du roman : l'argot se glisse, les constructions se simplifient, la syntaxe disparaît.
Au niveau purement dystopique, le roman est vertigineux par le futur qu'il propose : un pays où l'extrême inégalité sociale, aggravée par la complaisance d'une télévision poubelle, et la militarisation à outrance des forces de défense, mène à l'ultra-violence et à la guerre civile. Dans ce monde, la pauvreté mérite une punition ("il faudrait tuer les SDF", dit une journaliste à la télévision), la laideur mérite la mort ("j'ai détesté Chicago et Los Angeles, je suis contente qu'elles brûlent", nous dit Lola, encore bien protégée dans son école privée), et la différence est rejetée ou détruite (inquiétante histoire de la petite Lori, qu'on voit disparaître "pour rééducation" et qui revient absente, silencieuse et souriante).
A ce titre, il me semble que le roman est remarquable, en nous faisant vivre les effets du déclassement de près. Cette jeune fille qui se moque des défavorisés en devient une, et se fait maltraiter comme telle. Elle devient l'incarnation de ce qui terrifie sa tante aisée, c'est à dire d'une masse révoltée par l'injustice de leur situation, alors que cette ultraviolence n'est que le résultat de celle que la société leur a fait subir.
Il semblerait que ce roman de Womack aie eu le plus grand mal à trouver un éditeur aux Etats-Unis, en raison de sa teneur difficile : rien d'étonnant vu la violence enfantine qu'il contient, véritable tabou brisé. Le roman a été édité en Angleterre, patrie de David Copperfield et de la Little Princess (une belle tradition dans la maltraitance enfantine romanesque, donc!) et connu un succès tout relatif à sa sortie. C'est le bouche à oreilles élogieux qui lui trouve de temps à autres de nouveaux éditeurs et de nouveaux lecteurs.
Mais il faut lire Journal de nuit. Se sentir nauséeux, avoir le cœur serré et le refermer bien conscient du rôle de la Science-Fiction : poursuivre des lignes existantes jusqu'à l'angle d'un futur plausible. Et de tout roman : tortiller notre humanité en la mettant dans des situations sales et inconfortables, pour que dans notre vie quotidienne, ignorer l'autre ne soit plus jamais facile.
Journal de nuit, nouvelle (et superbe!) édition chez Points, 2015, de Jack Womack, traduit par Emmanuel Jouanne, 8,00 €
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Et dans un second mouvement, la musique : The mob goes wild, Clutch
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