mardi 4 octobre 2016

Station Eleven, Emily St John Mandel

Qu'on l'aie voulu ou pas, il n’était pas possible ces derniers temps d’éviter Emily St John Mandel. Elle est l'auteur d'un roman post-apocalyptique remarqué, Station Eleven, originellement paru en 2014 aux Etats-Unis, et disponible en France depuis cette rentrée, aux éditions Rivages, qui l'éditent en France. Le livre a été traduit par Gérard de Chergé, son traducteur attitré, habitué à la littérature policière.



Station Eleven s’ouvre sur la mort d’un acteur, Arthur Léander, pendant la représentation du Roi Lear, dont il tient le rôle titre. On essaye de le sauver, mais il est trop tard, et de ce point dramatique presque anodin dans l’histoire de l’humanité démarre l’apocalypse, dont nous apprenons qu’elle est dûe à une super grippe, qui a exterminé 99% de la population mondiale, et mis fin à la société moderne. Plus d’économie de marché, mais plus non plus d’électricité, d’internet, de gasoil, de dentiste : la technologie a disparu.
Les humains sont répartis en petites communautés très éloignées les unes des autres et repliées sur elles-mêmes.
Dans cette société où la nature a regagné sa place, vingt ans après la catastrophe, subsiste une troupe nommée la Symphonie itinérante. Composée d’acteurs et de musiciens, sa devise est tirée de Star Trek : “Parce que survivre ne suffit pas.” Cette troupe va de village en village pour jouer du Shakespeare et du Beethoven, pour proposer aux survivants ce qu’elle pense être le meilleur de l’ancien monde, et tenter de subsister malgré les dangers : car entrer dans un nouveau village, dans cet univers, est un coup de poker.
Ces deux éléments suffiraient à faire de Station Eleven une très bonne histoire. Mais on y trouve bien plus : le récit décrit différents personnages sur une trajectoire d’une trentaine d’années, avant et bien après la catastrophe. Très vite, on devine qu’ils sont liés les uns aux autres, et tout l’art d’Emily St John Mandel, qui est à l’origine autrice de romans policiers, est de ménager son suspens et de jouer avec les pistes, comme ce mystérieux roman graphique, qui à différentes étapes de son existence, passe entre les mains de tous.

Suivre ces personnages émouvants et solidement écrits, rend les conséquences de la catastrophe plus visibles encore. En compagnie de Kirsten, la jeune comédienne de la Symphonie, qui pille les lieux abandonnés pour survivre, on dévoile avec pudeur les drames de la catastrophe passée : ces gens isolés dans un aéroport, qui n’ont dû leur survie qu’à un panneau indiquant “Quarantaine” à l’entrée de l’autoroute qui la dessert, ces morts par milliers sur les routes, ces villageois gagnés par des folies sectaires et qui décident de sacrifier leurs voisins, cet avion qui s’est posé tous feux éteints à l’autre bout de la piste, et dont personne n’est jamais descendu.

Outre ce côté vertigineux, Station Eleven constitue une réflexion sur la place de la technologie dans notre vie : les survivants se racontent ce qu’était l’air climatisé, une page internet, ou le vocabulaire du management, avec un recul émerveillé, et leurs enfants ne les croient pas, ne comprennent pas, à tel point qu’on imagine qu’ils crééront une société radicalement différente, envisagée avec un certain optimisme. Enfin, c’est un livre sur la culture sous ces différentes formes, et un hommage à ceux qui y consacrent leur existence, qu’ils soient acteurs, auteurs de bande dessinée, musiciens, responsables de musée improvisé, ou journalistes dans l’unique journal de l’après. Dans Station Eleven, la culture est le pont entre les mondes et entre les gens, l’espoir qui donne du sens.

Il y a plusieurs façons d'aborder l'apocalypse en SF : en se focalisant sur la technologie, l'horreur, le drame... Le choix fait ici est celui de la réflexion sur la société contemporaine, ses malfaçons et ses ridicules, ainsi que sur l'humanité qui persiste malgré tout, autrement. L'apocalypse est bien là, mais traité différement, à distance, ce qui me semble-t-il, n'ôte rien à sa violence émotionelle.
On trouve dans ce roman des personnages et des réflexions qui nous accompagneront bien au delà de notre lecture. Celle-ci terminée, on pourra retrouver des thématiques très proches dans le reste des oeuvres d'Emily St John Mandel.

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Station Eleven, Emily St John Mandel, traduit par Gérard de Chergé, Rivages, 2016.

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