jeudi 5 octobre 2017

La course, Nina Allan

"Le meilleur moyen de susciter la magie, c'est la décrire."

Ce n'est pas moi qui le dis, mais Christy, jeune femme racontant son adolescence dans le dernier roman traduit de Nina Allan, La Course.

Sur la magie, Nina Allan, éditée chez Tristram, en connaît un rayon. Elle est jusqu'à présent une de nos grandes mystificatrices, avec sa manière de tordre les fils du récit pour lui faire raconter finalement tout autre chose que ce à quoi le lecteur s'attendait. Si l'on veut s'en persuader, que l'on jette un oeil aux précédents recueils de nouvelles, Complications, Stardust, et à son roman, Spin.
Il est donc légitime de s'attendre à quelques surprises réservées par la maîtresse de maison : la Course jongle avec les narrations non linéaires dont Nina Allan est friande.



Le récit nous entraîne à la suite de Jenna, jeune femme dont la famille survit dans les paysages dénaturés par les industries du gaz de schiste. Au coeur de ces décors bouleversés (on mentionne également une guerre dont les vestiges sont encore visibles), la ville de Sapphire ne se maintient que grâce aux courses de lévriers génétiquement modifiés.
C'est sur le champs de course, là où les riches Londoniens viennent se distraire, que se trouve l'argent qui permet aux habitants de survivre : Jenna en fournit les champions en gants de cuir sur mesure, et son frère Del y fait courir ses lévriers modifiés.
Au coeur de ce système économique se trouve la liaison télépathique entre le smartdog et son dresseur, favorisée par l'illégale (mais tolérée) altération génétique du chien, et par un implant dans le cerveau du dresseur.
Dans ce monde où la science et les intérêts militaires et financiers coïncident, Loomi, la fille de Del, semble développer une singulière affection pour les smartdogs de l'écurie paternelle.
Cette première partie se présente comme un roman de science fiction, jouant avec l'éthique, la génétique, et les conséquences de la pollution de l'environnement.

Au détour d'une page, soudain, le lecteur quitte l'univers de Sapphire et se retrouve à Londres, pour y suivre la jeune Christy, aspirante écrivain aux difficiles années d'adolescence passées dans l'environnement d'un frère violent, à qui la littérature offrira une voie de secours. L'ambiance de la maison victorienne en pleine déréliction, l'obsession pour les choses du passé dans lequel vivent le père et le frère de Christy, tous deux antiquaires, et la pesante sensation de menace dans laquelle vit Christy évoquent le roman gothique.
Une fois passé le choc initial de la rupture narrative avec le récit précédent, des parallèles étranges avec celui-ci se font jour : personnages aux angoisses similaires, événements ayant une même portée symbolique... La sensation de narration emboîtée se renforce sans cesse : qui écrit quoi ?

Une partie des explications nous est donnée par l'intervention d'Alex, troisième partie du livre, journaliste marqué par un souvenir lié à Christy. A ce stade, le lecteur commence à envisager une forme de carte narrative.
Carte qui sera encore compliquée par Maree, quatrième partie du récit, qui reprend un personnage déjà rencontré, dans un cadre et une temporalité absolument neuves : il s'agit cette fois de mener à bien un trajet en bateau sans cesse menacé par la présence de baleines tueuses à l'affut des navires. Au sein de ce récit se trouve enchâssée la description d'un documentaire ethnographique à la Flaherty décrivant les sacrifices humains faits aux baleines par un ancien peuple de marins vivant sur la côte.

Le récit se termine par des annexes, qui donneront des prolongements supplémentaires à l'histoire tout en laissant maintes zones inexplorées.

La Course est une extension du travail déjà exécuté par Nina Allan dans ses deux recueils de nouvelles. Tous deux étaient des fix-up (recueils de nouvelles séparées, agencées pour donner un ensemble narratif cohérent), et Nina Allan jouait déjà avec le concept et ses limites dans Complications. La Course poursuit ce travail en s'intéressant aux même personnages, pris à des moments de leurs vies, dans différentes circonstances, avec la volonté de ne pas donner sens à tout. Lectrice compulsive, et auteur maîtresse de ses outils, elle semble dans la course interroger cette question de la destinée des personnages, et du sens à donner à la narration : choisissant de ne raconter que des moments-clé, c'est à nous, lecteurs, qu'elle laisse finalement la liberté de remplir les vides.

Ajout du 06/10 : Il me semble que je suis ici imprécise sur ce qui me semble la prouesse centrale de ce roman "à clé" : ce que Nina Allan réalise dans La Course, c'est ce tour de force qui consiste à raconter symboliquement la même chose (la violence d'un tiers/ de la société exercée sur une jeune personne, en chemin vers l'âge adulte, et les éléments qui lui permettront de réaliser son indépendance), avec des événements qui ont des implications et éveillent des émotions similaires, tout en semblant nous raconter à chaque fois tout autre chose.
Où comment Nina Allan, illusionniste infinie, en la décrivant, suscite la magie.


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La course, Nina Allan, Tristram, septembre 2017.


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