jeudi 9 avril 2015

Livres lus, choses vues, mars 2015

Ma consommation culturelle étant un vaste amas de taches de couleurs à la Jackson Pollock, je n'ai pas toujours une vision d'ensemble claire sur ce que j'ai finalement fait de mois en mois.
Je me dis qu'en faisant une liste en fin d'exercice, ça devrait changer.
Voilà donc le portait de ce mois en fréquentations culturelles marquantes :

Panthère de Brecht Evens, Actes Sud BD, 126 pages.
La BD a beau posséder des grandes catégories de classement (la Franco-Belge, l'indé, le comics...), elle n'en reste pas moins protéiforme et un médium de choix pour les oeuvres hors-catégorie. Avec le travail éclatant de lumière de Brecht Evens, on en tient une, justement, d'oeuvre inclassable, où se raconte en couleurs directes l'inquiétante suprématie d'une panthère imaginaire et perverse sur le monde d'une petite fille isolée. Le scénario est plein d'intelligence, et l'illustrateur joue avec nos yeux tant qu'il peut au point que chaque page mérite relecture. C'est brillant, c'est angoissant, c'est un régal.

Sunny, 1, de Taiou Matsumoto, Kana, 220 pages.
Le manga et moi avons une relation compliquée, dans la mesure où il faut que le dessin me secoue quand je lis de l'illustré, et que je déteste les histoires à rallonge. La concision, c'est important, et les volumes qui se succèdent me lassent vite. En tout cas, je suis longtemps passée à côté de Taiou Matsumoto et de son dessin rond, imparfait, plein de vie, à l'image de ses délicates histoires d'enfants beaux et fragiles. C'est rattrapé, et je me dis que je devrais lire Amer Béton, celle de ses œuvres antérieures qui l'a fait connaître en France.

Le Faucheur, de Terry Pratchett, L'Atalante, 352 pages.
Jamais lu de Terry Pratchett avant. Il était temps, et l'intelligence et l'humour de l'auteur sont une révélation. Définitivement, un bon livre de Pratchett et un thé earl grey sont capable de guérir bien des mélancolies en ce bas-monde. Quand à cet opus, il met en scène une possible reconversion professionnelle de la mort, des vampires par alliance, une vieille dame charmante et l'entité suprême de l'Univers (qui a sacrément de la voix, d'ailleurs).

Chappie, de Neill Blomkamp
De plus en plus, le cinéma grand public nous prend pour des couillons écumants, il me semble. Mais, la moitié du temps, Neill Blomkamp sauve le truc à base de vraies idées (en général, les Sud Africains sont plutôt forts en SF énervée et socialement décidée, et là je pense à Lauren Beukes, lue aussi ce mois-ci avec Moxyland). Je dis la moitié du temps, parce que souvent, ses scenarii se perdent dans des clichés au premier tiers du film, au moment où il se dit que la pression sociale n'est pas assez forte et qu'il lui faut un opposant physique contre son héros. C'est souvent là qu'il se plante, Elysium m'en est témoin, et Chappie tout autant, avec un Hugh Jackman fade et pas vraiment justifié. Heureusement, on se sera éclaté avec le héros robot et ces fous de Die Antwoord.

Fin D'automne, d'Asujiro Ozu, 1960.
Refaisons un peu cette culture cinématographique qui se définit avant tout par un grand trou en son milieu, et commençons par la délicatesse D'Ozu. Des plans dont la simplicité trompeuse révèle une grande sophistication, des personnages humains jusque dans leurs failles, et la très belle Setsuko Hara, dont un sourire vous enlève à vous même. Dans ce film, elle est veuve, et la proie des attentions de trois hommes mariés et charmés.


Les Dieux eux-mêmes, d'Isaac Asimov, Folio SF, 1972
Ces livres que je ne lis qu'en partie, épisode 8647 : Asimov est une lecture que je retente régulièrement, parce que le style m'échappe, l'histoire est trop construite avec de très grosses ficelles et les dialogues sont mécaniques. Mais je me doute que je rate un truc, alors j'y retourne tous les 5 ans, à peu près. Dans celui-ci, j'ai eu quelques soucis avec la construction en trois parties, les parties 1 (un système d'énergie renouvelable lié à une autre planète) et 3 (l'état de la Lune, devenue colonie terrienne) me paraissant très datées dans leur style, alors que la deuxième partie est centrée sur les difficiles relations d'une famille tripartite d'extraterrestres gazeux dont chaque rôle social est défini selon les strates de l'âme (le logique, le parent, l'émotionnel). Cette partie originale marche toujours très bien, même indépendamment du reste.
Et oui, il est possible de me dire "mais t'es une fille, c'est normal que la science t'y entrave que dalle et que la famille et les émotions te plaisent plus" sauf que je répondrais qu'il me semble plutôt que ce sont les parties qui ont le plus mal vieilli pour nous spectateurs modernes qui m'ont découragé, quand ce court épisode extraterrestre m'a paru plus accessible. Mais c'est vrai que je devrais sans doute lire un peu plus de hard science pour affiner mon opinion. Il faudra réessayer.

Artères souterraines, de Warren Ellis, Pocket, 288 pages.
Je sais pas si vous avez déjà lu du hard-boiled (oui, d'accord, du roman noir, ça s'appelle comme ça aussi) quand vous étiez ados, et si vous kiffiez Raymond Chandler et Stanislas André Steeman, mais moi oui. Le cynisme de ces enquêteurs ratés aux foie guettés par la cirrhose m'a toujours réjoui, et Warren Ellis (le scénariste de Transmetropolitan, lecture en cours et admiration grandissante), utilise ce fonds-là pour en faire des tonnes, avec un privé désabusé comme il se doit, qui se débrouille de son mieux du tas de tarés gravitant autour de son enquête improbable. C'est un musée de la perversion sexuelle grotesque et rigolote, on se croirait dans une BD, et on y trouve Godzilla.

Jem and the Holograms #1 : Kelly Thompson, Ross Campbell, IDW publishing.
Jem, visuellement, c'est le truc le plus outrageous qu'on aie pu nous mettre sous les yeux, back in the 80's. Au beau milieu des japonaiseries visuellement anodines, il y avait cette explosion coloristique de très mauvais goût, qui a bien dû impressionner quelques rétines immatures, dont la mienne. C'était tellement trop de tout les côtés qu'on savait plus où regarder, et j'en garde des souvenirs émus, malgré ces scénarios volés aux magical girls nipponnes et rincés à l'eau de Barbie.
Hasbro, qui l'avait déjà créé pour vendre des jouets, nous refait le coup en comics plus de 20 ans après en confiant le projet à une scénariste spécialisée dans le comics adolescents, et à une illustratrice barrée, folle de mode et de couleurs très Jemesques. C'est pour ado, et le scénario nous le dit clairement, mais le design des personnages m'interpelle (les cheveux ! Les cheveux!), et je vais essayer de tenir jusqu'à l'arrivée des Misfits, mes teignes préférées.

Vous êtes tous jaloux de mon JetPack, de Tom Gauld, éditions 2024, 160 pages.
Ne pas se délecter de Tom Gauld, c'est quand même manquer une lecture de premier choix, parce que l'auteur est brillant, et a un humour anglais assez imparable, qu'il réserve d'habitude aux lecteurs du week-end du Gardian, et que tout amateur de livres s'y retrouvera. Les blagues tombent avec une régularité de métronome, et revisitent la littérature classique, les jeux de rôle, le monde de l'édition et des bibliothèques, la culture (lettrée et populaire) en général, tout en bricolant la narration à grand coups d'astuces volées à d'autres médias. Avec un dessin minimaliste et des couleurs sobres, rien ne se met entre le génie humoristique de l'auteur et le lecteur pouffant de rire en plein métro.

Fêtes sanglantes et mauvais goût, de Lester Bangs, éditions Tristram, 501 pages.
Lester, ce critique de rock si influent qu'un ami m'a dit un jour qu'il ne le lirait jamais, parce qu'il refusait de devenir comme certains journalistes un zélote incapable de pondre autre chose qu'une vague resucée de son style. Dans la mesure où je n'ai pas vraiment de prétentions à ce niveau, et que je suis très amoureuse des arguties rythmiques des écritures beat et gonzo, j'y suis allée. Ce livre suit donc Psychotic reactions et autres carburateurs flingués, précédent recueil de textes que j'avais adoré en août dernier, et nous offre d'autres moments de gloire de Lester, de ses premiers textes à sa vision jouissive des Stones, en passant par son essai de roman et un voyage à la Jamaïque. Pour le reste, lire Lester Bangs conserve même en traduction (ici, Jean-Paul Mourlon) la puissance de choc d'origine : il y a sans conteste possible un avant et un après. De mon côté, dans ce domaine littéraire, j'ai sur ma table de chevet Un truc très beau qui contient tout, recueil de lettres du fascinant Neal Cassady, et le projet sine die de me faire tout Kerouac. A suivre.

Exposition Les Cahiers dessinés, Halle Saint-Pierre, 21 janvier-14 août 2015
On finit par quelques trucs que j'ai vu de mes yeux vus, et donc avec l'exposition consacrée par la Halle Saint-Pierre, spécialisée dans l'art Brut et les arts autres à la revue Les Cahiers dessinés, consacrée au dessin contemporain, vaste domaine objet de mes timides préoccupations, dans un temps où la société des loisirs nous procure aisément un papier et un stylo, et que le temps s'offre aux bidouilleurs de bonne volonté. Le dessin, comme on aura pu le voir partout au dessus, puissant et simple moyen d'expression, qu'il passe par l'humour, par l'émotion, par des procédés narratifs sophistiqués ou un réalisme forcené. A ce titre, l'exposition est admirable de diversité, et met joue contre joue diverses visions, époques et techniques, artistes couronnés de succès ou génies miséreux, le tout pour mieux servir ce medium remarquable.

La Cuisine ambulante, d'Eric Kennington, 1914
Et en conclusion, voici un tableau vu à la Piscine de Roubaix qui m'a arrêtée net et m'a fait faire quelques recherches successives sur son auteur. Au contraire des bouquins, je n'ai pas l'habitude de parler d'art, alors restons concentrés sur ce qui me paraît dicible : ce tableau, peint par Eric Kennington à 26 ans alors qu'il est un futur peintre de guerre, qui se dédiera à la peinture des deux Guerres Mondiales, est un mélange curieux de réalisme social (sujet dans lequel se spécialisait le père de l'artiste, le peintre Thomas Kennington), de représentation tâtonnant au bord de la photographie par une fausse simplicité (les visages parfaitement exécutés, les textures savamment reproduites et les couleurs éclatantes), associé à une construction de l'espace très inhabituelle. De la part de Kennington, à ce moment-là au tout début de sa carrière, La Cuisine Ambulante est une démonstration de force, un tour de passe-passe où il montre l'étendue de ses connaissances plus qu'une oeuvre complète sur la forme et le fonds. A ce titre, on peut la rapprocher de ses œuvres suivantes : The Kensingtons at Laventie (1915), sa première oeuvre dont le sujet est la guerre, à la construction très similaire, et de Gassed and wounded (1917) où si sa maîtrise des plans reste la même, le peintre s'efface devant l'importance de son sujet.

Costermongers (La cuisine ambulante). Musée du Centre Pompidou, en dépôt à la Piscine
Et voilà pour Mars, un mois très illustré.
A l'assaut d'avril !

All the murmuring bones, Angela Slatter

C'est un cliché éculé, mais nous ne sommes pas armés pour comprendre les anglos-saxons, et encore moins leurs catégories et sous-catégor...