"Terrible était la Mort Argentée; nul ne connaissait la manière dont elle se transmettait ni comment la soigner. Rapide comme le vent du désert, elle entra dans le Yoros depuis le royaume dévasté de Tasuun, rattrapant dans leur course nocturne les messagers mêmes qui tentaient d'alerter la population de sa proximité. Ceux qu'elle frappait éprouvaient une raideur instantanée, un froid glacial semblable au souffle échappé d'un gouffre lointain. En quelques minutes seulement, leur visage et leur corps blanchissaient étrangement, brillaient d'un faible lustre, puis se rigidifiaient tels de vieux cadavres.
Dans les rues de Silpon et de Siloar, comme à Faraad, la capitale du Yoros, l'épidémie circula d'hôte en hôte, terrible lumière scintillant sous les lampes dorées. Les victimes s'effondraient à l'endroit où elles étaient frappées, baignées de cette lueur mortelle.
Les cortèges bruyants et agités du carnaval s'immobilisèrent à son passage, et les fêtards furent pétrifiés en pleine liesse. Dans les riches demeures, les noceurs empourprés par le vin blêmirent au milieu de leurs banquets chamarrés, engoncés dans leurs sièges, tenant toujours une coupe à moitié vide entre leurs doigts raidis. Les marchands gisaient dans leur arrière-boutique, près des piles de pièces qu'ils avaient commencé à compter, quand les voleurs, entrés par la suite, furent incapables de repartir avec leur butin. Les fossoyeurs succombèrent dans les tombes qu'ils étaient en train de creuser, mais personne ne vint réclamer les places qu'ils s'étaient octroyées."
On a pu lire Lovecraft, pour comprendre les parties de jeux de plateaux interminables faites avec les amis, on a pu lire Howard, pour comprendre les parties de jeu de rôle avec les mêmes, et finalement, on n'a pas fréquenté Clark Ashton Smith, membre du trio remarqué qu'il formait avec les deux précédents dans les sommaires du magazine Weird Tales (1924-1954).
Smith était, ces dernières années, assez peu présent dans les calendriers de publication des éditeurs français : hormis une édition de ses poèmes (Celui qui marchait parmi les étoiles, Oeil Du Sphinx, 2013), et un essai sur son oeuvre (Les mondes perdus de Clark Ashton Smith, La Clef d'Argent, 2004 et 2007), ses nouvelles fantastiques étaient à peu près inaccessibles.
C'est alors que le projet de Mnémos, et son crowdfunding immensément réussi, ont permis de financer la retraduction et l'édition de toute la fantasy de Clark Ashton Smith, donnant lieu à deux éditions : la luxueuse incarnation reliée des participants, et notre version papier, trouvable en librairie (et qui bénéficie tout de même d'une très belle illustration de couverture).
Qui est Smith, et pourquoi devrait-on passer quelques temps en compagnie de sa fantasy décadente ?
Clark Ashton Smith (1893-1961), est un poète, sculpteur et peintre américain. Elevé dans une famille très pauvre (il vivra longtemps dans la maison de bois que son père a construit de ses mains), il aurait appris la poésie par la lecture attentive des plus grands auteurs. Il se fait repérer très jeune par un cercle de poètes Californiens mené par Georges Sterling, qui se font remarquer par leur bohème et leurs excès, et vit de jeunes années réputé et célébré.
Mais cela ne dure pas, et c'est durant les moments d'incertitude financière qui suivent - et qui dureront pendant l'essentiel de son existence - qu'il compose pour Weird Tales les recueils fantastiques pour lesquels on se souvient de lui.
Cette participation le met en contact avec Howard et Lovecraft, avec lesquels il aura une correspondance régulière.
Les nouvelles de Clark Ashton Smith se déroulent pour l'essentiel dans 4 univers : Zothique, Hyperborée, Averoigne, et Poseidonis.
L'ensemble de nouvelles se déroulant dans l'univers de Zothique constitue le premier tome de la réédition commercialisée par les éditions Mnémos.
Les nouvelles de Zothique se déroulent sur le dernier continent de la Terre, alors que le Soleil est mourant et que la fin de la vie terrestre s'annonce.
Dans cette ambiance apocalyptique, Clark Ashton Smith place différents contes exotiques, tous entremêlant fantasy épique et horreur, parfois à la Howard, parfois à la Mille et Une nuits avec des éléments horrifiques à la Lovecraft. Cependant, si le fantastique Lovecraftien est celui de l'indicible, il en est chez Clarck Ashton Smith comme dans le film La Momie (Stephen Sommers, 1999), "La mort n'est que le commencement" : Zothique est un festival de cadavres animés de façons invraissemblables et burlesques, rois, esclaves, courtisanes et cannibales, tous morts, se livrent à une véritable farandole entre les pages, à tel point que la seule chose que peut prévoir le lecteur amusé, c'est que tout personnage mort ne le restera guère. On peut à ce titre sentir une certaine ironie qui affleure parfois sous le texte, Smith n'étant pas dupe de la magie qu'il convoque, et s'amusant lui-même aux tours les plus grotesques.
Si Zothique est un monde de la fin, où les nécromants font la loi, où le motif de la corruption sous toutes ses formes est central, les récits et personnages en portent également la marque : les quelques jeunes premiers ne sont plus l'annonce de rien, et généralement, il est trop tard pour eux. L'heure des héros est passée. Les personnages principaux sont donc des ratés vieillissants, des rois malfaisants ou des sorciers maudits, et Smith ne fait jamais d'aussi bons personnages que ceux-ci, malfaisants jusqu'à en être archétypaux, auxquels il réserve des fins d'autant plus spectaculaires.
En Zothique, les bons sont ennuyeux et les jolies fins convenues, mais les cauchemars sont grandioses.
La traduction méticuleuse de Julien Bétan permet d'admirer ce qui fait la force de Clark Ashton Smith, ce qui justifie qu'il soit encore lu et édité aujourd'hui, c'est à dire son style grandiloquent, parfaitement maîtrisé, et qu'il puise chez les poètes décadents français et américains. La préface de l'édition de Mnémos nous rappelle que c'est chez Beaudelaire (qu'il a traduit), chez Gautier, chez Poe, et chez le Flaubert de Salammbô qu'il puisait l'ambiance délétère de ses contes, et la puissance incantatoire redoutable de ses meilleurs paragraphes.
Car, si Zothique reste un recueil parfait pour l'amateur de fantasy épique et sans malice, il y a un véritable plaisir à trouver au détour de certaines descriptions superbement travaillées, où Smith entremêle sens du spectaculaire, maîtrise parfaite de la langue, et ironie subtile.
Ce premier volume se verra complété par les tomes suivants, et le prochain, Averoigne, nous emmènera dans une Auvergne médiévale ré-imaginée.
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Zothique, Clark Ashton Smith, traduit par Julien Bétan. Mnémos, 2017.
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