Et Clac ! A l'occase de la sortie de ce chouette bouquin, je m’interroge sur la collection Exofiction chez Actes Sud, pleine de machins bankables qui n’ont pas grand rapport entre eux : on a de la SF comme Silo de James Howey qui est un auto publié qui a ramassé des brasses d’argent, The Expanse de James Corey : du space op’ vu à la TV, le fameux Cixin Liu qui a déchaîné les passions, et à côté des titres d’auteurs de littérature empilés là parce qu’il fallait les mettre quelque part (et parce qu’eux aussi, il ramassent des brasses d’argent) : on a eu Vollmann, on a Sorokine, et une réédition de Zamiatine, Nous (qu’il faut lire, c'est l'un des trois grands classiques dystopiques avec Le meilleur des mondes et 1984). Tous ces titres sont très alléchants, mais un peu disparates.
Couv' de Santiago Caruso, illustrateur sombre et cool |
Enfin, cette fois, Exofictions nous permet le plaisir de lire un Sorokine paru en Russie en 2013, et ledit Sorokine est un auteur à lire, tant il est provocateur, littéraire et malin. Un de ses romans, le prodigieux Lard Bleu, lui a valu d’être attaqué en justice par le régime de Poutine pour pornographie (Staline et Khrouchtchev y ont des rapports sexuels), alors que les jeunesses Poutiniennes "ont construit en face du Bolchoï une énorme cuvette de WC. La foule lançait les livres déchirés dans la cuvette."* Ce bouquin mettait notamment en scène la réanimation des auteurs classiques russes grâce à leur ADN -comme les dinosaures de Jurassic Park- et des morceaux parodiques desdits auteurs. C’est aussi l’auteur de Journée d’un opritchnik, journée-cauchemar dont le titre fait hommage à Soljenitsyne, qui raconte le futur d’une Russie dirigée par l’équivalent d’Ivan le Terrible, à travers les yeux du boyard qui maltraite les foules, et de la Trilogie de la Glace, dans laquelle il attaque le communisme, et la société consumériste (un de ses premiers romans, La Norme, semble l’attaquer de manière extrêmement virulente, mais il n’est pas traduit à ma connaissance).
Dans tous ses livres, Sorokine utilise son humour burlesque et absurde, sa maîtrise de la littérature classique pour servir son propos (pas de table rase du nouveau Roman en Russie, on rend toujours hommage aux maîtres) : on trouve dans tous ses livres des parodies de Nabokov, de Rabelais, de Gogol, de Pouchkine, de Tchekhov.
On pourrait le comparer à un Pelevine, autre maître Russe du burlesque lettré, mais Sorokine va bien plus loin dans la provocation, et dans la virulence malpolie de ses univers alternatifs.
La dystopie Sorokinienne est très violente, mais elle est rarement triste, et c’est le cas de Telluria, qui présente une Europe et une Russie qui ont explosé en micro-États (la Normandie est indépendante !), où les habitants vivent une sorte d’Âge Sombre de l’évolution (selon les états on est en plein Moyen-âge, en plein XIXe avec nobles Russes, ou dans de bizarres versions communistes sectaires), tandis que les plus riches ont accès à des technologies de pointe. Le monde est en plein désarroi, il y a des géants et des nains, et toutes ces bonnes gens ne rêvent qu’à deux choses : se faire insérer un clou de Tellure dans la tête parce que cela provoque le bonheur parfait et l’oubli de la réalité, ou réussir à acheter un Futé, smartphone quasi-magique qui prendra la forme que l’on désire et racontera de belles histoires. Si union il y a, elle se fait contre les invasions de talibans venus de Stockholm. Cette débandade désespérée est illustrée par la forme du roman lui-même : il n’y a aucun fil narratif à suivre, et les 50 chapitres se lisent comme autant de nouvelles, chacune écrite dans un style différent, et qui permettent de balayer l’univers créé par l’auteur.
Je vous gâche quelques lignes narratives : on y trouve un pseudo conte de fée mettant en scène Patapin-le-petit-pain, futé bien désirable, le vaillant escadron des abeilles bleues de Normandie occupé à annexer les mines de Tellure du Caucase, des nobles Russes languissantes et fin de siècle qui picolent, des amazones du Rhin qui se croient dans Tolkien, une tricherie au concours de danse inter-tailles d'un petit village, des chiens anthropophages et philosophes...
Je vous gâche quelques lignes narratives : on y trouve un pseudo conte de fée mettant en scène Patapin-le-petit-pain, futé bien désirable, le vaillant escadron des abeilles bleues de Normandie occupé à annexer les mines de Tellure du Caucase, des nobles Russes languissantes et fin de siècle qui picolent, des amazones du Rhin qui se croient dans Tolkien, une tricherie au concours de danse inter-tailles d'un petit village, des chiens anthropophages et philosophes...
Beaucoup de ces micro-nouvelles sont stupéfiantes, combinant des audaces stylistiques et un humour sauvage, et c’est là un point fort de Telluria : Sorokine est un auteur exigeant qui rend hommage à d’autres textes, et on peut parfois se trouver en difficulté lors d’une première lecture, si l’on ne maîtrise pas l’éventail de références. Sans doute grâce à sa forme, Telluria est plus accessible, et constitue un bon début pour commencer à fréquenter ce maître intempérant.
Et je n'en dis pas plus, car il faut le lire et juger par soi-même.
Telluria, Vladimir Sorokine, Actes Sud collection Exofictions, 2017. Traduit par Anne Coldefy-Faucard.
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*Dixit Sorokine himself dans une interview aux Inrocks.