dimanche 25 septembre 2016

Immortel, Catherynne M. Valente

Voici l'un des seuls livres de Catherynne M. Valente qui aie été traduit en français (pour être exacte, avec le roman pour adolescents La fille qui navigua autour de Féérie dans un bateau construit de ses propres mains, Prix Locus 2012, édité chez Balivernes en 2015 et sélectionné pour le Prix Elbakin cette année).

La particularité de Catherynne M. Valente, repose dans ses inspirations, souvent liées aux contes et à la féérie. Elle possède un univers personnel particulièrement riche, et n'hésite pas à faire de ses récits des cocktails détonnants.*
Immortel, paru aux Etats-Unis en 2011 sous le nom Deathless, et publié en 2014 par Panini Books, en est un bon exemple.



Dans une grande maison de Saint-Pétersbourg, à l'orée du 20e siècle, vivent quatre soeurs, belles et jeunes, toutes quatre à marier. Un premier oiseau, un freux, se change en prince et emmène l'aînée comme femme, un deuxième, un pluvier, se change en prince et emmène la puînée, un troisème oiseau, cette fois une pie-grièche, se change en prince et emmène l'avant-dernière de la maisonnée.
Mais lorsque vient le tour de la cadette Maria Morevna, et que la Révolution d'octobre vient à peine de survenir, c'est un grand hibou noir, qui n'est pas prince, mais l'adversaire des Contes Russes, l'immortel Kotcheï, costumé en commissaire de la révolution, qui vient la chercher.
Et c'est ainsi que se déroule un récit qui entremêle le conte traditionnel Maria Morevna, dans lequel la Reine-guerrière est liée à l'Immortel, et tombe amoureuse du charmant Prince Ivan, qui la libère (une version du conte ici), avec l'histoire de la Russie au XXe siècle, les révolutions, les guerres, les famines.

Immortel est une lecture un peu inhabituelle : son auteur y rend hommage aux contes Russes en y puisant les motifs principaux de la narration (l'omni-présence du chiffre 3, les péripéties et les animaux magiques), mais également en s'appuyant sur l'oralité des contes pour son propre style, donnant lieu à une oeuvre qu'on imaginerait facilement être lue à voix haute.
La traduction, dûe à Laurent Philibert-Caillat (qui a traduit également son roman pour la jeunesse) rend bien ces archaïsmes volontaires.

Mais il y a bien plus que cela dans ce roman étrange : Catherynne M. Valente brode autour de l'un des motifs inexpliqués du conte original (pourquoi la Reine Maria Morevna garde-t-elle Kotcheï enchaîné dans sa cave?), une histoire d'amour puissante entre Kotcheï l'Immortel et Maria.
Cela lui permet d'aborder des thématiques telles que la répartition des pouvoirs dans le couple (un sujet que traitent les contes de fées, et que Catherynne M. Valente tourne en faveur de la femme), la complexité du sentiment amoureux (car comme dans le conte, Kotcheï et Ivan sont rivaux auprès de Maria, et Catherynne M. Valente joue brillament de l'utilisation systématique de ce motif dans le conte en jouant avec les limites de la narration : personnages qui se savent personnages, contraints à l'affrontement); l'éducation féminine est aussi traitée (à ce sujet, une des scènes utilise l'un des célèbres défis de Baba Yaga, et contraint la jeune fille à se faire passer pour la sorcière, en chevauchant son légendaire Marteau-pilon et en se faisant obéir de ses serviteurs monstrueux : c'est une idée brillante, bien réalisée et forte symboliquement).

L'immortel Kotcheï poursuivant Maria Morevna sur son cheval magique, par Ivan Bilibine

On aborde également les thématiques de l'amitié, de la fidélité, de la trahison, de la mort... tels que les abordaient les contes, et bien des éléments mériteraient une analyse : il y a presque trop de choses dans ce roman, et certaines sont inégales et plus ou moins approfondies, ce qui nuit un peu à la lecture.
Finalement, face au contenu très riche du matériau traditionnel, l'ajout de la réalité soviétique est plus accessoire qu'autre chose. Il a pour rôle de rendre concrète l'histoire sanglante de la Russie à toutes les époques, et cela fonctionne plus ou moins bien : la courte partie enchâssée qui joue avec les personnages de l'Histoire Russe en mélant réalité et imaginaire paraît plus anecdotique.

Chaque grande période du roman est annoncée par un extrait de texte de la poétesse russe Anna Akhmatova, dont l'oeuvre a abordé entre autres, la complexité des rapports entre hommes et femmes et la Terreur stalinienne. Il est évident que ses poèmes ont fait forte impression sur Catherynne M. Valente, qui explique dans ses remerciements à la fin de l'ouvrage, que ce roman lui a été inspiré par son mari russe, Dimitri, premier à lui lire Maria Morevna, et sa famille qui l'a accueillie.
C'est à un hommage enthousiaste à cette culture russe fraîchement découverte que se livre Catherynne M. Valente, et c'est sans doute ce qui rend la lecture si singulière.


Immortel, Catherynne M. Valente, traduit par Laurent-Philibert Caillat. Eclipse, 2014.

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* Elle décrit d'ailleurs son univers thématique comme "Mythpunk", un dérivé post-moderne du cyberpunk.

lundi 19 septembre 2016

Avec joie et docilité, Johanna Sinisalo

Johanna Sinisalo, c'est cette petite dame à qui on doit cette grosse poilade cinématographique qu'est Iron Sky, mais aussi différents romans typiques du Finnish Weird, dont Jamais avant le coucher du soleil, et Le Sang des fleurs, le tout publié en France chez Actes Sud.
Avec son dernier livre traduit en France, elle nous propose non pas un fantastique subtil dans un monde contemporain qui se délite, mais de la science fiction, avec une dystopie sur le thème des différences liées au sexe.

Dans la Finlande de ce roman, le pays a dévié dans les années 50 en se basant sur des expériences de conditionnement, pour créer trois sous-espèces : les Virilos (des mecs virils mais qui peuvent aussi penser), les Eloïs (de jolies Barbies décervelées), et les Morlocks (d'affreuses femmes intelligentes, qu'on exploite et qu'on sous-paye dans l'espoir avoué de les faire disparaître un jour).
Les jeunes Finlandaises subissent toutes jeunes un test qui les assigne à telle ou telle catégorie, et prédéfinit ce que sera leur existence. Afin d'assurer une parfaite stabilité du pays, toute drogue, ou plaisir trop intense est également banni.

Mais l'héroïne du récit, Vanna, a été testée trop tard, et se retrouve Morlock cachée dans un corps d'Eloï. Elle cache son intelligence à tous, et se retrouve mêlée à un trafic de drogue, tout en enquêtant pour comprendre la soudaine disparition de sa soeur, jeune Eloï prometteuse.

Tour à tour intrigant, car la société décrite est un prolongement exagéré du sexisme et des débats sur le genre, émouvant, avec les confidences épistolaires de Vanna à sa soeur absente, et glaçant au fur et à mesure de la lecture, Avec joie et docilité est avant tout impossible à reposer avant d'avoir le fin mot de l'histoire.
La tension ne fait que monter depuis l'enfance très particulière des personnages, jusqu'à leurs débuts dans l'âge adulte, et leur potentielle rebellion, en prenant cependant le temps de colorer l'univers par le biais d'intermèdes constitués de faux documents (documentation officielle sur l'éducation à la docilité féminine, les punitions encourues, presse féminine, publicité sur le maquillage...)

Johanna Sinisalo, qui est également scénariste pour la télévision et la bande dessinée, a un art très visuel du récit : la scène qui ouvre le roman, notamment, est stupéfiante de puissance.
On ne retrouve pas de scène aussi violente dans la suite du récit, et on pourra regretter les ficelles un peu grosses de cette histoire de sexisme, mais les scènes marquantes ne manquent pas : de l'assignation des enfants à une classe, au bal des jeunes premières, en passant par la découverte par un tiers du "secret", et jusqu'à la résolution de l'énigme finale.

Un roman très distrayant, qui, à défaut de le faire subtilement, tient bien son rang en matière de science-fiction, en nous interrogeant sur les catégories sociales et ce qui les détermine.
 

Avec Joie et docilité, Johanna Sinisalo, traduite par Anne Colin du Terrail. Actes Sud, 2016.

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Apprécions également cette réjouissante couverture, réalisation de l'illustratrice Chez Gertrud.

lundi 12 septembre 2016

Le livre sacré du loup-garou, Viktor Pelevine

Viktor Pelevine écrit des romans plus ou moins fantastiques, et, comme de nos jours, les frontières entre littérature blanche, littérature de l'imaginaire, autres genres, et tutti sont aléatoires, poreuses, et/ou inexplicables, le livre dont il va être question a été publié chez Denoël & d'ailleurs en 2009.



Dans Le livre sacré du loup-garou, notre narratrice, la brillante A Huli (dont on apprend que le nom, prononcé en russe, constitue une grossièreté), est une renarde-garou de 1200 ans qui se prostitue auprès des nouveaux riches pour survivre*.
Son état de renarde lui permet de projeter à ses clients leurs fantasmes les plus secrets, et elle vit en spectatrice désabusée de la vie des humains depuis un long moment, lorsqu'elle rencontre un autre loup-garou.

A Huli est indépendante, sarcastique, aventurière, c'est à la fois un beau personnage et un paravent idéal pour Victor Pelevine, qui se moque ici de la société Russe contemporaine -et de la société actuelle en général, d'ailleurs. On y trouve les fameuses formules brillantes qui ont fait son succès, et qui m'évoquent par moment les envolées cyniques d'Irvine Welsh ou de Chuck Pahlaniuk. La traduction de Galia Ackerman et Pierre Lorrain n'est pas pour rien dans cette réussite, car je me doute que rendre la langue bien particulière que Pelevine prête à A Huli n'est pas chose facile.

Alors, disais-je, elle rencontre un loup-garou. S'ensuit une histoire d'amour tout à fait distrayante, les deux étant des lettrés qui se jettent à la tête des références culturelles de toutes époques et tous niveaux visant à réfléchir à la société dans laquelle ils vivent (des jeux vidéos, des contes, les grands classiques russes et les chefs d'oeuvres du cinéma international : tout y passe). Et A Huli, qui aime analyser ses propres émotions, fait par ailleurs une amusante présentation des sentiments qu'elle éprouve, toute surprise de se retrouver touchée par le sentiment amoureux.

Dans le roman post-moderne (et c'est ce qu'écrit Victor Pelevine), l'action est surtout prétexte à autre chose. Aussi, pas d'étonnement devant le côté forcé, pleinement satirique, des événements qui se produisent, le coeur de l'action étant plutôt les idées propagées par Adèle et Sacha (les petits noms amoureux de nos deux héros). Dont on se délecte réellement, car, comme je l'ai déjà écrit, le roman exsude la culture bien utilisée, drôle, intelligente, et qui nous permet de nous faire une idée de l'état d'esprit de la Russie actuelle.

Cependant, la fin du roman (50, 70 pages) est une longue communication sur la mystique et l'illusion, dont une partie est artificiellement traitée en dialogue dans l'espoir de la rendre plus digeste, et que j'ai eu du mal à apprécier. Je crois qu'elle a beaucoup à voir avec le rôle que Pelevine prête à ses personnages : Sacha, en tant qu'incarnation du Russe 19-20e siècle peut continuer grâce à ses illusions romantiques et idéalistes, quand il faut un autre remède aux réflexions réalistes et désenchantées d'A Huli, âme résolument postmoderne (et il semble évident que Pelevine partage plutôt le point de vue de la renarde).

Heureusement, juste avant, on s'amuse beaucoup, il y a des pages de citations à recopier dans un coin de votre zibaldone personnel.
La lecture de Pelevine est absolument mémorable.


Le livre sacré du loup-garou, Viktor Pelevine, traduit par Galia Ackermann et Pierre Lorrain. Denoël, 2009.

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*Ce résumé me met positivement en joie.

lundi 5 septembre 2016

Lumikko, Pasi Ilmari Jääskeläinen

Alors que le Finnish Weird connaît chez nous une célébrité grandissante, j'ai profité de mon été pour lire Lumikko, livre dont le titre original est "La société littéraire du Dos-de-Lapin".

Cette belle couverture permettra d'identifier sans se tromper la maison d'édition de l'Ogre, aux publications audacieuses.



Dès les premières lignes, le lecteur est happé à la suite de la professeure de français Ella Milana, qui constate qu'une maladie touche les livres de son petit village, modifiant l'histoire qu'ils racontent. Le virus se propage jusque dans la bibliothèque locale, et semble avoir des liens avec la mystérieuse société littéraire du coin.
Fondée une trentaine d'années auparavant autour de la célèbre romancière pour enfants Laura Lumikko, ladite société avait pour objectif de repérer dix enfants prometteurs et d'en faire des auteurs importants. C'est chose faite, pour neuf d'entre eux, mais le dixième n'a jamais été identifié, jusqu'à ce que l'honneur n'échoie sur Ella.
Tout en poursuivant son enquête, elle va découvrir l'éducation qu'ont reçue ces auteurs, tous se livrant pour trouver de la matière littéraire à d'étranges pratiques.

Lumikko est inclassable et joue sur le décalage permanent : il associe à part égales une réalité banale avec un fantastique au bord du nonsense britannique. Bien que d'origine finlandaise, dans ce roman, le bizarre est reçu par les personnages avec un flegme qui évoque fortement Lewis Carroll. Toute la mécanisme du récit semble reposer sur une enquête quasi-policière, qui prend son temps, lézarde en route, visite d'autres genres littéraires et ne répond pas tout à fait à la question centrale : qui*qu'*est vraiment Laura Lumikko, aux livres pour enfants qui hésitent entre contes traditionnels et imaginaire Burtonien ? Aux étonnantes pratiques éducatives ?
Les personnages qui marivaudent dans cette aventure sont plutôt réussis et ont ce qu'il faut de défauts pour être touchants (sauf la bibliothécaire-auteur jeunesse, qui me semble-t-il, est surtout écrite dans un but précis*).
Le grand sujet du roman est l'amour des livres et de l'écriture, et on le déguste à toute heure et sur toutes les pages : nos personnages sont abonnés à des revues littéraires, traînent dans des bibliothèques publiques ou personnelles, se racontent des histoires, ont des tables dédiées dans les cafés avec leurs livres dessus).
On lit donc un étrange beau moment, peuplé de lettrés charmants et subtilement inquiétants, dans un village qui a ses zones d'ombres.

Si l'on est patient et plutôt anglophile, que l'on a une grande après-midi pluvieuse devant soi, Lumikko promet un excellent moment.

Lumikko, Pasi Ilmari Jääskeläinen, éditions de l'ogre, 2016. 406 p., 25 €.

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* Cependant, je ne suis pas complétement impartiale avec les personnages de bibliothécaires...

mercredi 31 août 2016

Choses vues et lues, août 2016

Bronzage et Bouquins.

Paul Klee au Centre Pompidou
Où on a pu découvrir que son travail n'a que très peu à voir avec celui de Kandinsky.
Paul Klee, selon ce qu'en montrait cette exposition rétrospective, était avant tout un innovateur passionné, qui, des débuts caricaturistes de sa carrière à la fin plus abstraite, n'aura jamais cessé de tester de nouvelles pratiques.
Paul Klee, depuis L'art invisible, autre lecture de cet été, où il est cité par Scott McCloud, nous dit ceci :
"L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible."
Ce qui rend intelligible l'art moderne, en quelque sorte.

Only lovers left alive, Jim Jarmush, 2014
Que peuvent bien faire ces grands mythes romantiques que sont les vampires dans la société moderne ? Déprimer parce que le monde n'est décidément plus aussi poétique qu'avant. Déprimer d'autant plus sec que leur nourriture de référence est trafiquée aux hormones et pleine de maladies exotiques.
Un grand film mélancolique, qui correspond parfaitement à la créature dépeinte : les vrais bons films de vampires se passent souvent à des époques révolues et élégantes. Lorsqu'il est aux prises avec la modernité, le vampire se trouve mal, et cette dépression snob lui va particulièrement bien.
Le spleen vampirique, quoi.
Bonus : je suis absolument fan de Tilda Swinton.

Infamous, Douglas McGrath, 2006
Un film réussi/raté : tout ce que Capote raconte, c'est à dire la rédaction d' In cold Blood, le film avec Seymour Hoffman le raconte bien mieux. Par contre, la représentation du milieu mondain est imparable dans Infamous, et le personnage de Capote, cet étrange petit homme, avec son élégance hors de propos, ses poses affectées et sa voix de crécelle sont mieux rendues dans Infamous. On comprend mieux ce personnage à fleur de peau, facile à détester autant qu'à aimer, exigeant, fragile, insupportable.

Escape from New York, John Carpenter, 1981
Un bon vrai film de science fiction, héroïque à fond, esthétique à fond : dans ce New York du futur devenu une prison, un héros doit sauver le président. Snake Plissken, mis en valeur en permanence, autant par les jeux de lumière et de caméra que par les costumes, y est forcément un héros mémorable.
Le do-it-yourself inventif des prisonniers de New York m'a beaucoup réjouie, et  je suis encore marquée par une scène d'hélico très 80's où le visage de Kurt Russel se détache de la pénombre grâce à des néons verts et fushia. Moment parfait.

Le mouvement situationniste, une histoire intellectuelle. Patrick Marcolini, 2013.
Un moment, dans sa vie, on croise forcément "les situs". Certains ont la chance de les découvrir tous jeunes, et d'être abreuvés de ce que leurs réfléxions ont de joyeux et libérateur. D'autres passent à côté, ou n'en saisissent que des bribes (la psychogéographie, concept très littératures de l'imaginaire). Ce livre, issu de la thèse de Patrick Marcolini, offre une présentation approfondie du mouvement. On lui reprochera peut-être (ou l'on louera) son exigence. La petite lectrice que je suis a pris pour sa part trois gros mois pour le lire, en prenant note de ses milles notes bibliographiques, en allant se renseigner sur les personnages cités... Ce Leviathan du situationnisme est remarquable mais peut-être à réserver aux lecteurs motivés. Pour ma part, devant la vive intelligence des réflexions, j'ai plus d'une fois souri dans le métro.

Te Quiero, J. P. Zooey, 2016
Le post-modernisme peut aussi être romantique, et se moquer de lui-même. C'est le cas dans ce roman charmant dans lequel Bonnie et Clyde, deux gentils jeunes hipsters de Buenos Aires, vivent une histoire d'amour joueuse et mélancolique, tout en étant les jouets complices de la société dans laquelle ils vivent. Une joyeuse passivité qui communique à coup de smartphone, et qui réussit cependant à provoquer l'enthousiasme. Et c'est court et léger, aucune raison de s'en priver.

La main gauche de la nuit, Ursula Le Guin, 1969
Il était temps de lire ce classique intemporel, qui bien plus que la remise en question du genre, dont il est devenu le symbole, est avant tout un roman de l'altérité (comme toute bonne science-fiction, oui, oui). Les peuples créés par Le Guin sont fascinants de réalisme, et la plongée aussi ethnographique que digne d'un bon roman d'aventures du narrateur envoyé de l'Ekumen, est captivante.
Il va falloir lire le reste.

L'amazone et la cuisinière, Alain Testart, 2014
Où l'ethnologue Alain Testart confronte l'histoire des sociétés pour essayer de comprendre la division sexuelle des tâches. Le court ouvrage est captivant, facile à lire, et on en retire deux théories : 1/les activités interdites aux femmes ont un lien non pas avec leur capacité physique mais avec le bouleversement qui a lieu dans leur corps une fois par mois 2/la captation des activités par l'homme se fait souvent dans un but de prise de pouvoir, lors d'une évolution technologique.
Mais pour plus de détails, il vaut mieux le lire directement, bien sûr.

L'art invisible, Scott Mc Cloud, 1993
Cette bande dessinée est très riche si on aime ce support. Scott McCloud joue les Karim Debbache avant la lettre, nous raconte l'histoire de son médium et en livre quelques clés d'analyse. Au passage, on gagne aussi quelques compétence en économie et histoire de l'art. Un seul regret : que ce soit si Américain et que l'équivalent n'existe pas pour l'Europe, cas très différent.

Après la Chute, Nancy Kress, 2014
Un récit pré et post-apocalyptique qui entremêle deux narrations, avec des voyages dans le temps, deux personnages de femme forte, des adolescents particulièrement bien décrits et un récit très (trop) rapide.  Pas déplaisant.

Et alors, un artiste ?

L'illustrateur Brésilien Butcher Billy réalise de cool cut-ups de comics et de culture pop, il y a de la couleur qui éclate partout, et si tout n'est pas de la même qualité, ça fait quand même plaisir à voir.
Un exemple qui me met de bonne humeur quand j'y pense juste là.

PS : le site RedBubble en vend des versions sur mini-jupe.Oui.

samedi 13 août 2016

Ascension, science fiction inaboutie

Parlons aujourd'hui de la mini-série Ascension, initialement diffusée en 2014 sur Syfy, et en 2016 sur 6Ter.


Le premier épisode est enthousiasmant : alors que les hommes continuent leur quotidien sur terre, dans le plus grand secret, depuis les années 50, un vaisseau spatial "générationnel" a été lancé dans l'espace. Pleuplé de scientifiques, qui vieilliront, auront des enfants, mourront, et dont les enfants atteindront leur destination dans 100 ans : une planète isolée à tenter de peupler.
A l'intérieur du vaisseau, on vit comme sous Kennedy, dans une apparente bonhommie, avec un fort sens du devoir. Cependant, le meurtre d'une jeune femme, alors que s'approche le point du voyage où le demi-tour n'est plus possible, vient bouleverser les esprits.
Sur terre, Harris Enzmann, dont le père a fondé la mission, aidé d'une myriade de caméras, continue discrètement de tirer les ficelles au sein du vaisseau.

Voilà, schématiquement, ce qui se dit dans ce premier épisode. Les enjeux sont bien présentés, on pointe les problèmes de la société des années cinquante -sexisme, racisme, mépris de classe des dirigeants du vaisseau pour les techniciens des ponts inférieurs- à travers différents personnages.
La série joue sur plusieurs aspects, ce côté vintage déjà-vu, l'excitation de ce départ secret (le vaisseau arrivera-t-il à destination malgré les nombreux incidents ?), l'enquête policière qui commence, un soupçon de fantastique à travers le personnage à peine esquissé d'une petite fille qui sait trop de choses...
Beaucoup de pistes, donc, et de pistes intéressantes.

L'affaire coule dès la fin de l'épisode 2, où un très gros retournement de situation nous est révélé. Retournement qui annule toute une part de l'intérêt du spectateur, en supprimant l'un des éléments qui permettait de faire avancer la narration. Traiter toutes les histoires potentielles esquissées par les premiers épisodes était bien sûr impossible. Mais il me semble que Philip Levens, le showrunner et scénariste a fait un choix malheureux en tranchant dans le vif ce qui constituait justement sa trame principale, en nous laissant avec les multiples histoires secondaires, qu'il n'aura pas le temps de développer dignement, la série étant annulée par la chaîne au bout de la saison 1. Aurait-il pu rebondir sans cette annulation ? Peut-être, la trame laisse le champ libre à bien d'autres possibilités du scénario.
Cela ne s'est pas produit, et au bout du deuxième épisode, la série atteint un creux dont elle ne se remettra jamais vraiment, contrainte à un mixage frustrant et trop rapide des différentes histoires, alors que des personnages extérieurs continuent de s'ajouter au récit, venant brouiller un message qui n'était déjà plus très clair.

Pour 6 épisodes, on peut satisfaire sa curiosité.

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Enfin, voilà ce que'on peut en dire sans dévoiler l'intrigue complétement.




L'analyse du twist raté est réjouissante.




Alors.
Attention.
Spoil.
Si personne n'avait deviné.





A la fin de l'épisode deux, le spectateur découvre que le vaisseau spatial n'est jamais parti, et qu'il est fermé dans un très grand laboratoire, sur terre. Les chercheurs embarqués qui croient travailler à résoudre leurs problèmes de survie une fois l'atterrissage effectué, travaillent en fait à l'évolution technique sur terre, et nous dit-on, cette stratégie s'avère très rentable.
C'est là qu'est tout le problème de la narration : que faire quand les héros ne sont plus des héros ?
Car soudain, nos vaillants astronautes passent du statut de pionniers de l'aventure spatiale à rats de laboratoire, et ne vont plus nulle part, alors que l'essentiel des trames narratives intéressantes se situaient à bord du vaisseau.
Au début de l'épisode trois, on aurait pu imaginer que "l'extérieur" prenne la direction narrative, puisqu'en réalité c'est là que se situe le moteur de l'histoire. On aurait pu découvrir des personnages forts, traversés par le doute ou l'avidité, par exemple, liés à l'opération et au secret depuis des années. On aurait pu découvrir les rouages de cette gigantesque machinerie, et comment elle remplit ses objectifs, et à ce stade maintes scènes aurait été imaginables : découverte du stratagème, actions des agents de l'extérieur pour "adoucir" la vie sur le vaisseau, anciens habitants évacués qui veulent sauver les reclus... Mais pour cela, il aurait fallu traiter la surface de la terre et ses personnages comme les éléments principaux (et non plus le vaisseau, qui serait devenu plus secondaire, à moins qu'un de ses habitants ne se doute de la vérité ou n'émerge à l'extérieur, gagnant donc de l'influence sur le récit principal).
Mais cela ne s'est pas produit ainsi : les personnages de l'extérieur sont caricaturaux, peu fouillés, peu nombreux. Les péripéties (rebellion, sortie d'un participant, changement de direction à la tête du projet, histoire d'amour dans un seul sens...) sont esquissées, résolues à la va-vite et s'enchaînent sans avoir de sens.
Il me semble opportun d'invoquer ici l'autre grande série voyeuriste de l'an dernier, Unreal, où l'on suit les aventures entremélées d'une téléréalité romantique et de l'équipe de tournage qui la filme et manipule ses participants. La première saison réussit avec brio les bascules entre les deux narrations, et introduit le récit enchâssé (la téléralité produite) avec un recul plein de cynisme. Les personnages forts sont répartis des deux côtés de la narration, et leur collision dans la réalité est toujours utilisée à dessein.
On imagine avec l'exemple d'Unreal ce qu'Ascension aurait pu donner à voir, si elle avait su quoi faire de son double récit.
Au lieu de quoi, Philip Levens se tire une balle dans le pied en choisissant de traiter ses passages sur le vaisseau avec le plus grand sérieux, alors que plus aucune décision n'est finalement vitale (le spectateur le sait, si vraiment tout va mal, ils peuvent sortir; ce qui équivaut à la tension dramatique de Huis-clos de Sartre si les trois personnages avaient à chaque instant la liberté de quitter l'Enfer où ils subissent leur compagnie mutuelle : ouvrez la porte d'un huis clos et il n'y a plus d'histoire).
Pourquoi ce choix ? Peut-être parce qu'il fait une série de science-fiction. Et, la science fiction, c'est plein de vaisseaux spatiaux, c'est ce qu'on lui a commandé.
Il remplit donc son office, avec un twist audacieux, mais sans la réflexion nécessaire sur ce que cet artifice sous-entend, offrant finalement un produit sans tête, aussi inabouti que le projet Orion dont il s'inspire.

Ce qui fait donc d'Ascension un échec exemplaire.

mercredi 3 août 2016

Du girly dans l'art, Elizabeth Peyton et l'aliénation féminine

Elisabeth Peyton est-elle la Marie Laurencin des 90's ? Que dire du "girl stuff dans l'art"?

Elisabeth Peyton est cette peintre des années 90 qui fait essentiellement de jolis portraits de beaux jeune hommes. On peut voir une de ses toiles au Centre Pompidou, Prince Harry and Prince William (1999).

Mrs. Peyton me serait probablement restée inconnue, si, en me promenant dans la librairie du Centre Pompidou, je n'avais pas été frappée par la couverture d'une monographie qui lui est consacrée. Ce qui a accroché mon oeil, c'est le duo de couleurs bistres et bleutées qui constituait le portrait de la couverture, et un sourcil juste lancé d'un coup de pinceau, à la couleur très délayée.
Quand on erre dans ladite librairie, des centaines de livres se conccurencent pour attirer ainsi notre attention, et dans ce genre de cas, je prends un crayon, je note le nom de l'artiste, et je rentre chez moi me renseigner un peu.




Il se trouve qu'Elisabeth Peyton, bien que très bien côtée, avec cette démesure financière actuelle dans l'art, qui fait qu'une cote ne veut pas dire grand-chose, a plutôt mauvaise presse.
On trouve le site du Centre Pompidou une présentation sévère de son oeuvre, dont les arguments sont globalement les suivants :
- Elisabeth Peyton est mauvaise artiste : mauvaise dessinatrice (et seuls ses 20 ans de pratique la sauvent), mauvaise "penseuse" de l'art (dans l'audio du Centre Pompidou, l'intervenante insiste sur son incapacité à se relier à un courant et à son manque d'aisance littéraire et culturelle).
- malgré l'intérêt pictural de ses toiles ("elles font beaucoup d'effet", dit-on), elle se contente de répéter les couvertures de la presse people, offrant une médiatisation à ceux qui l'ont déjà. C'est si ininteressant qu'à l'apogée de sa gloire, on la voyait partout dans les magazines de mode (et on sait quoi penser desdits).
- ses sujets sont tous de beaux jeunes hommes célèbres, androgynes et longilignes, qui font partie de son cercle intime et dont beaucoup ont été ses amants (et cela la disqualifie en tant qu'artiste : elle utilise ses peintures pour se positionner face au public, et faire une sorte de "fan art", béat d'admiration devant la beauté)
Et, quoique je puisse comprendre une bonne part de cette critique, elle me pose aussi plein de questions (mais allez donc, si cela vous intéresse, écouter ce très intéressant audio, qui parle d'hystérie et la compare à Christine Angot et Sophie Calle).

La peinture de Peyton est-elle très audacieuse ou dérangeante ? Certes pas (on pourra aller la rapporter aux oeuvres de Marlene Dumas ou de Françoise Petrovitch), elle est même tout à fait plaisante. Si on la compare à la peinture contemporaine, avec toutes les références à l'art conceptuel que cela implique, on se trouve très ennuyé. Parce que c'est joli, conventionnel, tout ce que l'art contemporain n'est pas, car il est occupé à brillament analyser et disséquer ce que le monde nous offre. Peut-être que c'est de l'illustration de mode surestimée, mais alors où est l'art ?
Il est en effet très vrai que la peinture d'Elizabeth Peyton peut être qualifiée de "girl art". Il me semble que c'est même là une des clés de lecture de son oeuvre (et que l'on est pas obligé d'y ajouter des qualifiquatifs dénigratoires).
Si, faisant abstraction du courant de l'art actuel, on se rappelle la peinture de société des XVIIIe et XIXe siècle, le travail de l'artiste se trouve plus compréhensible. On peignait alors des personnes de la bonne société, à qui l'on offrait un éclairage flatteur (ces mêmes peintures, indice qui tend à m'encourager dans la comparaison, qui sont aujourd'hui présentées pour leur intérêt dans l'histoire de la mode). C'est un art dans la droite lignée de ce que faisaient Vigée-Lebrun ou Marie Laurencin (artiste que la critique masculine jugeait d'une "sensibilité d'apparence facile sans nette évolution", ce qui me fait penser à ce que l'on dit d'Elizabeth Peyton).
On pourrait considérer que le travail de l'artiste est donc essentiellement de la peinture de portrait de salon XIXe, avec un glacis plus moderne.

Quand à ce côté "girl art"romantique, il me semble qu'il fait partie de ces héritages féminins que nous avons toutes reçues inconsciemment, comme ce que j'appelle la "bibliothèque féminine oubliée", c'est à dire les Austen, Delly, Brontë, Chow Ching Lie, George Sand... qui se passaient de mère en fille, en propageant une certaine idée de la féminité. Le romantisme, le romanesque est une question de littérature (qu'on se rappelle les lectures romanesques d'Emma Bovary chez Flaubert**), mais également une question d'image : celle que propageait les magazines pour jeunes femmes de la beauté, de l'amour, de l'histoire. Et à ce titre, il ne me paraît pas anodin que la première exposition de Mrs Peyton, au Chelsea Hotel, aie essentiellement présenté des personnages historiques. C'est à cet imaginaire-là qu'elle se raccroche, elle en est l'héritière, je peux la rêver en victime de ses lectures.
Le choix de l'intervenante (Loué soit le Centre Pompidou de nous donner accés à cette passionante ressource), de lier ce qu'elle appelle "l'hystérie" de Mrs. Peyton à un roman (I love Dick, de Chris Kraus, qui paraît ce mois-ci chez Flammarion) dont le sujet principal est l'illusion obsessionelle de l'amour, est bien trouvé : en effet, en tant que femme, c'est bien le même type de fantasme qu'Elizabeth Peyton matérialise sur la toile, le même type de fantasme qui lui fait représenter une scène de Twillight, plus tard dans sa carrière.

A ce stade, ses efforts pour trouver des références artistiques viables en interview (comme Hockney qu'elle semble avoir saisi au vol et dont elle s'inspire), ou acquiécer à toute proposition de l'intervieweur sont une façon pathétique d'acheter une crédibilité auprès du monde de l'art : son oeuvre, me semble-t-il, trouve son explication dans un tout autre type d'imprégnation culturelle (et cela ne la disqualifie absolument pas à mes yeux). Tout ce discours auquel, en temps que femmes, nous sommes exposées, et que son art rend visible.

Ceci n'explique certes pas comment présenter Mrs. Peyton dans un musée d'art contemporain à côté des artistes conceptuels, mais il me semble qu'au titre de membre de la longue lignée des peintres obsessionnels aux prises avec un imaginaire trés défini (et élargissons le débat, citons Odilon Redon), son oeuvre présente un intérêt singulier.
Pour conclure, cette rapide incursion du côté féminin est l'occasion parfaite pour aller se plonger dans l'oeuvre de Sophie Calle et Louise Bourgeois. Pour rester dans l'art figuratif, on peut aller admirer le travail très similaire à celui d'Elizabeth Peyton de l'artiste Hope Gangloff, et approfondir ce qu'on connaît du travail de Marie Laurencin.



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* Dans lequel Flaubert nous dépeint une Emma incapable d'esprit critique face à ses lectures romantiques, qui causeront selon lui sa perte.

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