mercredi 31 août 2016

Choses vues et lues, août 2016

Bronzage et Bouquins.

Paul Klee au Centre Pompidou
Où on a pu découvrir que son travail n'a que très peu à voir avec celui de Kandinsky.
Paul Klee, selon ce qu'en montrait cette exposition rétrospective, était avant tout un innovateur passionné, qui, des débuts caricaturistes de sa carrière à la fin plus abstraite, n'aura jamais cessé de tester de nouvelles pratiques.
Paul Klee, depuis L'art invisible, autre lecture de cet été, où il est cité par Scott McCloud, nous dit ceci :
"L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible."
Ce qui rend intelligible l'art moderne, en quelque sorte.

Only lovers left alive, Jim Jarmush, 2014
Que peuvent bien faire ces grands mythes romantiques que sont les vampires dans la société moderne ? Déprimer parce que le monde n'est décidément plus aussi poétique qu'avant. Déprimer d'autant plus sec que leur nourriture de référence est trafiquée aux hormones et pleine de maladies exotiques.
Un grand film mélancolique, qui correspond parfaitement à la créature dépeinte : les vrais bons films de vampires se passent souvent à des époques révolues et élégantes. Lorsqu'il est aux prises avec la modernité, le vampire se trouve mal, et cette dépression snob lui va particulièrement bien.
Le spleen vampirique, quoi.
Bonus : je suis absolument fan de Tilda Swinton.

Infamous, Douglas McGrath, 2006
Un film réussi/raté : tout ce que Capote raconte, c'est à dire la rédaction d' In cold Blood, le film avec Seymour Hoffman le raconte bien mieux. Par contre, la représentation du milieu mondain est imparable dans Infamous, et le personnage de Capote, cet étrange petit homme, avec son élégance hors de propos, ses poses affectées et sa voix de crécelle sont mieux rendues dans Infamous. On comprend mieux ce personnage à fleur de peau, facile à détester autant qu'à aimer, exigeant, fragile, insupportable.

Escape from New York, John Carpenter, 1981
Un bon vrai film de science fiction, héroïque à fond, esthétique à fond : dans ce New York du futur devenu une prison, un héros doit sauver le président. Snake Plissken, mis en valeur en permanence, autant par les jeux de lumière et de caméra que par les costumes, y est forcément un héros mémorable.
Le do-it-yourself inventif des prisonniers de New York m'a beaucoup réjouie, et  je suis encore marquée par une scène d'hélico très 80's où le visage de Kurt Russel se détache de la pénombre grâce à des néons verts et fushia. Moment parfait.

Le mouvement situationniste, une histoire intellectuelle. Patrick Marcolini, 2013.
Un moment, dans sa vie, on croise forcément "les situs". Certains ont la chance de les découvrir tous jeunes, et d'être abreuvés de ce que leurs réfléxions ont de joyeux et libérateur. D'autres passent à côté, ou n'en saisissent que des bribes (la psychogéographie, concept très littératures de l'imaginaire). Ce livre, issu de la thèse de Patrick Marcolini, offre une présentation approfondie du mouvement. On lui reprochera peut-être (ou l'on louera) son exigence. La petite lectrice que je suis a pris pour sa part trois gros mois pour le lire, en prenant note de ses milles notes bibliographiques, en allant se renseigner sur les personnages cités... Ce Leviathan du situationnisme est remarquable mais peut-être à réserver aux lecteurs motivés. Pour ma part, devant la vive intelligence des réflexions, j'ai plus d'une fois souri dans le métro.

Te Quiero, J. P. Zooey, 2016
Le post-modernisme peut aussi être romantique, et se moquer de lui-même. C'est le cas dans ce roman charmant dans lequel Bonnie et Clyde, deux gentils jeunes hipsters de Buenos Aires, vivent une histoire d'amour joueuse et mélancolique, tout en étant les jouets complices de la société dans laquelle ils vivent. Une joyeuse passivité qui communique à coup de smartphone, et qui réussit cependant à provoquer l'enthousiasme. Et c'est court et léger, aucune raison de s'en priver.

La main gauche de la nuit, Ursula Le Guin, 1969
Il était temps de lire ce classique intemporel, qui bien plus que la remise en question du genre, dont il est devenu le symbole, est avant tout un roman de l'altérité (comme toute bonne science-fiction, oui, oui). Les peuples créés par Le Guin sont fascinants de réalisme, et la plongée aussi ethnographique que digne d'un bon roman d'aventures du narrateur envoyé de l'Ekumen, est captivante.
Il va falloir lire le reste.

L'amazone et la cuisinière, Alain Testart, 2014
Où l'ethnologue Alain Testart confronte l'histoire des sociétés pour essayer de comprendre la division sexuelle des tâches. Le court ouvrage est captivant, facile à lire, et on en retire deux théories : 1/les activités interdites aux femmes ont un lien non pas avec leur capacité physique mais avec le bouleversement qui a lieu dans leur corps une fois par mois 2/la captation des activités par l'homme se fait souvent dans un but de prise de pouvoir, lors d'une évolution technologique.
Mais pour plus de détails, il vaut mieux le lire directement, bien sûr.

L'art invisible, Scott Mc Cloud, 1993
Cette bande dessinée est très riche si on aime ce support. Scott McCloud joue les Karim Debbache avant la lettre, nous raconte l'histoire de son médium et en livre quelques clés d'analyse. Au passage, on gagne aussi quelques compétence en économie et histoire de l'art. Un seul regret : que ce soit si Américain et que l'équivalent n'existe pas pour l'Europe, cas très différent.

Après la Chute, Nancy Kress, 2014
Un récit pré et post-apocalyptique qui entremêle deux narrations, avec des voyages dans le temps, deux personnages de femme forte, des adolescents particulièrement bien décrits et un récit très (trop) rapide.  Pas déplaisant.

Et alors, un artiste ?

L'illustrateur Brésilien Butcher Billy réalise de cool cut-ups de comics et de culture pop, il y a de la couleur qui éclate partout, et si tout n'est pas de la même qualité, ça fait quand même plaisir à voir.
Un exemple qui me met de bonne humeur quand j'y pense juste là.

PS : le site RedBubble en vend des versions sur mini-jupe.Oui.

samedi 13 août 2016

Ascension, science fiction inaboutie

Parlons aujourd'hui de la mini-série Ascension, initialement diffusée en 2014 sur Syfy, et en 2016 sur 6Ter.


Le premier épisode est enthousiasmant : alors que les hommes continuent leur quotidien sur terre, dans le plus grand secret, depuis les années 50, un vaisseau spatial "générationnel" a été lancé dans l'espace. Pleuplé de scientifiques, qui vieilliront, auront des enfants, mourront, et dont les enfants atteindront leur destination dans 100 ans : une planète isolée à tenter de peupler.
A l'intérieur du vaisseau, on vit comme sous Kennedy, dans une apparente bonhommie, avec un fort sens du devoir. Cependant, le meurtre d'une jeune femme, alors que s'approche le point du voyage où le demi-tour n'est plus possible, vient bouleverser les esprits.
Sur terre, Harris Enzmann, dont le père a fondé la mission, aidé d'une myriade de caméras, continue discrètement de tirer les ficelles au sein du vaisseau.

Voilà, schématiquement, ce qui se dit dans ce premier épisode. Les enjeux sont bien présentés, on pointe les problèmes de la société des années cinquante -sexisme, racisme, mépris de classe des dirigeants du vaisseau pour les techniciens des ponts inférieurs- à travers différents personnages.
La série joue sur plusieurs aspects, ce côté vintage déjà-vu, l'excitation de ce départ secret (le vaisseau arrivera-t-il à destination malgré les nombreux incidents ?), l'enquête policière qui commence, un soupçon de fantastique à travers le personnage à peine esquissé d'une petite fille qui sait trop de choses...
Beaucoup de pistes, donc, et de pistes intéressantes.

L'affaire coule dès la fin de l'épisode 2, où un très gros retournement de situation nous est révélé. Retournement qui annule toute une part de l'intérêt du spectateur, en supprimant l'un des éléments qui permettait de faire avancer la narration. Traiter toutes les histoires potentielles esquissées par les premiers épisodes était bien sûr impossible. Mais il me semble que Philip Levens, le showrunner et scénariste a fait un choix malheureux en tranchant dans le vif ce qui constituait justement sa trame principale, en nous laissant avec les multiples histoires secondaires, qu'il n'aura pas le temps de développer dignement, la série étant annulée par la chaîne au bout de la saison 1. Aurait-il pu rebondir sans cette annulation ? Peut-être, la trame laisse le champ libre à bien d'autres possibilités du scénario.
Cela ne s'est pas produit, et au bout du deuxième épisode, la série atteint un creux dont elle ne se remettra jamais vraiment, contrainte à un mixage frustrant et trop rapide des différentes histoires, alors que des personnages extérieurs continuent de s'ajouter au récit, venant brouiller un message qui n'était déjà plus très clair.

Pour 6 épisodes, on peut satisfaire sa curiosité.

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Enfin, voilà ce que'on peut en dire sans dévoiler l'intrigue complétement.




L'analyse du twist raté est réjouissante.




Alors.
Attention.
Spoil.
Si personne n'avait deviné.





A la fin de l'épisode deux, le spectateur découvre que le vaisseau spatial n'est jamais parti, et qu'il est fermé dans un très grand laboratoire, sur terre. Les chercheurs embarqués qui croient travailler à résoudre leurs problèmes de survie une fois l'atterrissage effectué, travaillent en fait à l'évolution technique sur terre, et nous dit-on, cette stratégie s'avère très rentable.
C'est là qu'est tout le problème de la narration : que faire quand les héros ne sont plus des héros ?
Car soudain, nos vaillants astronautes passent du statut de pionniers de l'aventure spatiale à rats de laboratoire, et ne vont plus nulle part, alors que l'essentiel des trames narratives intéressantes se situaient à bord du vaisseau.
Au début de l'épisode trois, on aurait pu imaginer que "l'extérieur" prenne la direction narrative, puisqu'en réalité c'est là que se situe le moteur de l'histoire. On aurait pu découvrir des personnages forts, traversés par le doute ou l'avidité, par exemple, liés à l'opération et au secret depuis des années. On aurait pu découvrir les rouages de cette gigantesque machinerie, et comment elle remplit ses objectifs, et à ce stade maintes scènes aurait été imaginables : découverte du stratagème, actions des agents de l'extérieur pour "adoucir" la vie sur le vaisseau, anciens habitants évacués qui veulent sauver les reclus... Mais pour cela, il aurait fallu traiter la surface de la terre et ses personnages comme les éléments principaux (et non plus le vaisseau, qui serait devenu plus secondaire, à moins qu'un de ses habitants ne se doute de la vérité ou n'émerge à l'extérieur, gagnant donc de l'influence sur le récit principal).
Mais cela ne s'est pas produit ainsi : les personnages de l'extérieur sont caricaturaux, peu fouillés, peu nombreux. Les péripéties (rebellion, sortie d'un participant, changement de direction à la tête du projet, histoire d'amour dans un seul sens...) sont esquissées, résolues à la va-vite et s'enchaînent sans avoir de sens.
Il me semble opportun d'invoquer ici l'autre grande série voyeuriste de l'an dernier, Unreal, où l'on suit les aventures entremélées d'une téléréalité romantique et de l'équipe de tournage qui la filme et manipule ses participants. La première saison réussit avec brio les bascules entre les deux narrations, et introduit le récit enchâssé (la téléralité produite) avec un recul plein de cynisme. Les personnages forts sont répartis des deux côtés de la narration, et leur collision dans la réalité est toujours utilisée à dessein.
On imagine avec l'exemple d'Unreal ce qu'Ascension aurait pu donner à voir, si elle avait su quoi faire de son double récit.
Au lieu de quoi, Philip Levens se tire une balle dans le pied en choisissant de traiter ses passages sur le vaisseau avec le plus grand sérieux, alors que plus aucune décision n'est finalement vitale (le spectateur le sait, si vraiment tout va mal, ils peuvent sortir; ce qui équivaut à la tension dramatique de Huis-clos de Sartre si les trois personnages avaient à chaque instant la liberté de quitter l'Enfer où ils subissent leur compagnie mutuelle : ouvrez la porte d'un huis clos et il n'y a plus d'histoire).
Pourquoi ce choix ? Peut-être parce qu'il fait une série de science-fiction. Et, la science fiction, c'est plein de vaisseaux spatiaux, c'est ce qu'on lui a commandé.
Il remplit donc son office, avec un twist audacieux, mais sans la réflexion nécessaire sur ce que cet artifice sous-entend, offrant finalement un produit sans tête, aussi inabouti que le projet Orion dont il s'inspire.

Ce qui fait donc d'Ascension un échec exemplaire.

mercredi 3 août 2016

Du girly dans l'art, Elizabeth Peyton et l'aliénation féminine

Elisabeth Peyton est-elle la Marie Laurencin des 90's ? Que dire du "girl stuff dans l'art"?

Elisabeth Peyton est cette peintre des années 90 qui fait essentiellement de jolis portraits de beaux jeune hommes. On peut voir une de ses toiles au Centre Pompidou, Prince Harry and Prince William (1999).

Mrs. Peyton me serait probablement restée inconnue, si, en me promenant dans la librairie du Centre Pompidou, je n'avais pas été frappée par la couverture d'une monographie qui lui est consacrée. Ce qui a accroché mon oeil, c'est le duo de couleurs bistres et bleutées qui constituait le portrait de la couverture, et un sourcil juste lancé d'un coup de pinceau, à la couleur très délayée.
Quand on erre dans ladite librairie, des centaines de livres se conccurencent pour attirer ainsi notre attention, et dans ce genre de cas, je prends un crayon, je note le nom de l'artiste, et je rentre chez moi me renseigner un peu.




Il se trouve qu'Elisabeth Peyton, bien que très bien côtée, avec cette démesure financière actuelle dans l'art, qui fait qu'une cote ne veut pas dire grand-chose, a plutôt mauvaise presse.
On trouve le site du Centre Pompidou une présentation sévère de son oeuvre, dont les arguments sont globalement les suivants :
- Elisabeth Peyton est mauvaise artiste : mauvaise dessinatrice (et seuls ses 20 ans de pratique la sauvent), mauvaise "penseuse" de l'art (dans l'audio du Centre Pompidou, l'intervenante insiste sur son incapacité à se relier à un courant et à son manque d'aisance littéraire et culturelle).
- malgré l'intérêt pictural de ses toiles ("elles font beaucoup d'effet", dit-on), elle se contente de répéter les couvertures de la presse people, offrant une médiatisation à ceux qui l'ont déjà. C'est si ininteressant qu'à l'apogée de sa gloire, on la voyait partout dans les magazines de mode (et on sait quoi penser desdits).
- ses sujets sont tous de beaux jeunes hommes célèbres, androgynes et longilignes, qui font partie de son cercle intime et dont beaucoup ont été ses amants (et cela la disqualifie en tant qu'artiste : elle utilise ses peintures pour se positionner face au public, et faire une sorte de "fan art", béat d'admiration devant la beauté)
Et, quoique je puisse comprendre une bonne part de cette critique, elle me pose aussi plein de questions (mais allez donc, si cela vous intéresse, écouter ce très intéressant audio, qui parle d'hystérie et la compare à Christine Angot et Sophie Calle).

La peinture de Peyton est-elle très audacieuse ou dérangeante ? Certes pas (on pourra aller la rapporter aux oeuvres de Marlene Dumas ou de Françoise Petrovitch), elle est même tout à fait plaisante. Si on la compare à la peinture contemporaine, avec toutes les références à l'art conceptuel que cela implique, on se trouve très ennuyé. Parce que c'est joli, conventionnel, tout ce que l'art contemporain n'est pas, car il est occupé à brillament analyser et disséquer ce que le monde nous offre. Peut-être que c'est de l'illustration de mode surestimée, mais alors où est l'art ?
Il est en effet très vrai que la peinture d'Elizabeth Peyton peut être qualifiée de "girl art". Il me semble que c'est même là une des clés de lecture de son oeuvre (et que l'on est pas obligé d'y ajouter des qualifiquatifs dénigratoires).
Si, faisant abstraction du courant de l'art actuel, on se rappelle la peinture de société des XVIIIe et XIXe siècle, le travail de l'artiste se trouve plus compréhensible. On peignait alors des personnes de la bonne société, à qui l'on offrait un éclairage flatteur (ces mêmes peintures, indice qui tend à m'encourager dans la comparaison, qui sont aujourd'hui présentées pour leur intérêt dans l'histoire de la mode). C'est un art dans la droite lignée de ce que faisaient Vigée-Lebrun ou Marie Laurencin (artiste que la critique masculine jugeait d'une "sensibilité d'apparence facile sans nette évolution", ce qui me fait penser à ce que l'on dit d'Elizabeth Peyton).
On pourrait considérer que le travail de l'artiste est donc essentiellement de la peinture de portrait de salon XIXe, avec un glacis plus moderne.

Quand à ce côté "girl art"romantique, il me semble qu'il fait partie de ces héritages féminins que nous avons toutes reçues inconsciemment, comme ce que j'appelle la "bibliothèque féminine oubliée", c'est à dire les Austen, Delly, Brontë, Chow Ching Lie, George Sand... qui se passaient de mère en fille, en propageant une certaine idée de la féminité. Le romantisme, le romanesque est une question de littérature (qu'on se rappelle les lectures romanesques d'Emma Bovary chez Flaubert**), mais également une question d'image : celle que propageait les magazines pour jeunes femmes de la beauté, de l'amour, de l'histoire. Et à ce titre, il ne me paraît pas anodin que la première exposition de Mrs Peyton, au Chelsea Hotel, aie essentiellement présenté des personnages historiques. C'est à cet imaginaire-là qu'elle se raccroche, elle en est l'héritière, je peux la rêver en victime de ses lectures.
Le choix de l'intervenante (Loué soit le Centre Pompidou de nous donner accés à cette passionante ressource), de lier ce qu'elle appelle "l'hystérie" de Mrs. Peyton à un roman (I love Dick, de Chris Kraus, qui paraît ce mois-ci chez Flammarion) dont le sujet principal est l'illusion obsessionelle de l'amour, est bien trouvé : en effet, en tant que femme, c'est bien le même type de fantasme qu'Elizabeth Peyton matérialise sur la toile, le même type de fantasme qui lui fait représenter une scène de Twillight, plus tard dans sa carrière.

A ce stade, ses efforts pour trouver des références artistiques viables en interview (comme Hockney qu'elle semble avoir saisi au vol et dont elle s'inspire), ou acquiécer à toute proposition de l'intervieweur sont une façon pathétique d'acheter une crédibilité auprès du monde de l'art : son oeuvre, me semble-t-il, trouve son explication dans un tout autre type d'imprégnation culturelle (et cela ne la disqualifie absolument pas à mes yeux). Tout ce discours auquel, en temps que femmes, nous sommes exposées, et que son art rend visible.

Ceci n'explique certes pas comment présenter Mrs. Peyton dans un musée d'art contemporain à côté des artistes conceptuels, mais il me semble qu'au titre de membre de la longue lignée des peintres obsessionnels aux prises avec un imaginaire trés défini (et élargissons le débat, citons Odilon Redon), son oeuvre présente un intérêt singulier.
Pour conclure, cette rapide incursion du côté féminin est l'occasion parfaite pour aller se plonger dans l'oeuvre de Sophie Calle et Louise Bourgeois. Pour rester dans l'art figuratif, on peut aller admirer le travail très similaire à celui d'Elizabeth Peyton de l'artiste Hope Gangloff, et approfondir ce qu'on connaît du travail de Marie Laurencin.



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* Dans lequel Flaubert nous dépeint une Emma incapable d'esprit critique face à ses lectures romantiques, qui causeront selon lui sa perte.

vendredi 22 juillet 2016

Choses vues et lues, juin-juillet 2016

Du bazar.
Et de l'action :
-Parfois, on se laisse impressionner par les choses que l'on ne connaît pas, uniquement parce qu'on est incapable de se représenter mentalement leur construction. Voir faire un dessin, par exemple, lorsque l'on regarde une vidéo Youtube, semble plus facile qu'être face à la feuille blanche avec son crayon. On peut alors se glisser dans les pas de la personne que l'on observe et mieux comprendre "comment c'est fait".

Longtemps, la photographie m'a semblé un art inaccessible et incompréhensible. Il m'a fallu la démonstration des techniques de réalisation de l'image dans un atelier pour enfin comprendre (la lumière, les négatifs et positifs).
Et se trouver capable de ramener la chose à sa technicité joyeuse pour produire des images, à son petit niveau.

- Parfois, on se laisse impressionner par des choses que l'on ne connaît pas (bis), parce qu'on les pare d'une telle valeur culturelle ajoutée qu'elle nous étouffe et nous empêche de nous y intéresser. Dans ce cas, rencontrer des passionnés qui vont partager avec vous ce qui les fait vibrer est une manière d'entrer à son tour dans le domaine. Dans mon cas, j'ai eu la chance d'assister à une formation cinéma d'une telle qualité qu'elle m'a rendue cinéphile et vaguement obsessionelle, ce qui fait que je regarde des films, et que je vais à d'absconses conférences tenues par des universitaires ayant des compulsions langagières portant sur l'adjectif "humoral" (à voir sur cette mine qu'est le site du Forum des Images). Et je me suis bien amusée en regardant des Chroma. Je n'ai plus peur, pas même de la Nouvelle Vague, pas même de Lussas (même si c'est pas pour cette année).

- Parfois on se laisse impressionner... Non, en fait, on n'a pas l'idée de faire le truc utile, et c'est quelqu'un d'autre qui allume la mèche à votre place : on m'a donc suggéré de faire un dessin par jour. Super bonne idée! Je m'y tiens depuis, de la répétition naît la progression (et on voit ça , on est invité à rigoler avec moi).
Cela me fait toutes sortes de bien parmi lesquels : s'obliger au croquis (la liaison main-oeil), terminer un dessin et sa mise en couleur (une de mes grosses angoisses, j'ai l'impression que je n'y comprends rien, à la couleur), tester des techniques différentes (enfin du sec, parce que jusqu'à maintenant je n'ai pas le temps de bricoler de l'aquarelle ou de la gouache le soir tard), trouver des sujets à dessiner (une réflexion barbare sur la pauvreté de mon imaginaire est en cours, je n'ai pas envie de dessiner de charmants quais Parisiens ou des jolies filles en jolies robes toute ma vie, ça m'ennuie, il va donc falloir trouver autre chose).

Et sinon :
 
Chris Ware : la bande dessinée réinventée, Jacques Samson et Benoît Peeters, Les impressions nouvelles, 2010.


Lire du Chris Ware, qu'on aie ou pas l'habitude de la bande dessinée, peut s'avérer un peu déroutant. La narration (quand figurent des phylactères et des paroles échangées, ce n'est pas toujours le cas) est inhabituelle, réduite à un symbole qu'il faut décrypter, le sens de lecture est aléatoire, les émotions des personnages se lisent dans la gradation subtile de leur mise en couleur, et l'objet-livre lui-même fait l'objet d'une déconstruction. Le lecteur un peu perdu, qui n'avait jamais rencontré de bande-dessinée post-moderne avant, se trouve bien content de fréquenter le livre mentionné ci-dessus, qui associe des textes présentant l'oeuvre de Chris Ware et ses influences, quelques articles de Chris Ware lui-même, et de nombreuses planches. On peut donc relire Jimmy Corrigan, Quimby the Mouse et le très spectaculaire Building stories (14 livrets rassemblés dans un coffret racontant les histoires séparées de personnes vivant dans le même bâtiment). En se trouvant tout ému, car Chris Ware, on le pressentait dans ses bandes dessinées, mais c'est évident en entretien, est un être humain sensible et bienveillant.



La fabrique du monstre : 10 ans d'immersion dans les quartiers Nord de Marseille, Philippe Pujol, Les Arènes, 2016.

Un nouveau livre de David Simon a été traduit par les éditions Inculte, et c'est alléchant, mais plus près de chez nous, qu'écrit un journaliste sur la drogue et les quartiers pauvres ? Qu'écrit le récipiendaire du Prix Albert Londres ? Philippe Pujol, ancien journaliste localier à La Marseillaise, raconte, et si le résultat n'est pas comparable à la narration brillante de l'auteur de The Wire, les situations dont il a été le témoin sont frappantes, et forment un rapport alarmant et douloureux sur la ville.
On en aura un résumé en écoutant cette émission.
Il va falloir lire Albert Londres.



Truman Capote, réalisation Benett Miller, 2005. Avec Philipp Seymour Hoffman, Catherine Keener...


Truman Capote, joli snob roi des conversations mondaines New yorkaises, s'est soudain pris de passion pour un meurtre familial au fin fond de l'Arkansas, essayant à force d'entretiens avec les meurtriers de comprendre la genèse de l'acte, dont il tirera son célèbre De sang froid. Le film montre ce jeu de manipulation auquel se livrent Capote et les détenus, l'un ayant le pouvoir (la liberté, l'argent, et surtout la parole), les autres ayant l'histoire dont il a besoin. Et comme il s'agit de relations humaines, de vie, et de mort, bien plus est finalement en jeu.
En parallèle du livre, j'ai aussi sur ma table de chevet Un plaisir trop bref, correspondance de Capote parfaite, qui associe brio, petits commérages et attentions touchantes. La quintessence des mots qu'on amerait avoir pour nos proches (impressionante traduction de Jacques Tournier), avec une vue imprenable sur le travail de l'auteur en train de se faire.
Et en parlant de la vie de Capote, je suis aussi curieuse de l'adaptation haute en couleurs et pas toujours du meilleur goût réalisée par Douglas McWrath en 2006, avec Toby Jones dans le rôle : Scandaleusement célèbre (Infamous).

Whity, R.W. Fassbinder, 1971
A la fin du XIXe siècle, dans une grande plantation du Sud des Etats-Unis, Whity est le fils illégitime d'un propriétaire blanc et d'une esclave noire. Tout en ayant un statut de serviteur, et en se laissant jouer par sa demi-famille blanche, il s'illusionne sur sa place dans cette famille très fin-de-race, parcourue de perversions et de haines quand lui est encore bon. C'est sa beauté et sa pureté que sa famille blanche lui envie tant, et qu'elle s'acharne à corrompre, tout en cherchant à en jouir. Ce cadre symbolique une fois posé, l'histoire se déroule sans accroc jusqu'aux scènes finales, prédestinées, où le héros se libère de ses entraves familiales.
Le film, et les couleurs, sont superbes (je pense notamment à la mise en valeur constante de la sensualité des personnages, par le vêtement -la veste rouge de Whity, les éclairages, les cadrages - un phénoménal plan tournant du héros, immobile sur son lit, et le jeu du maquillage, plus ou moins présent).


Lili Marleen, R. W Fassbinder, 1981
La très légère chanteuse de cabaret Lili Marleen entretient une relation avec un fils de banquier Suisse, fortement désapprouvée par la famille de celui-ci. Alors que la seconde guerre mondiale débute, la chanteuse aboandonnée se retrouve propulsée idole Hitlérienne à cause du succès de sa chanson, pendant que son amant, membre d'une organisation secrète de protection des juifs, se retrouve menacé. De cette trajectoire d'amour contrarié, Fassbinder tire des scènes mémorables, en jouant avec l'inquiétant glamour de cette vedette malgré elle, qui ne veut qu'une seule chose : son amour, et qu'elle n'obtiendra pas (et la scènes finale est paradoxalement très philosophe, car si la chanteuse est rejetée du monde rangé auquel elle aspirait, il est aussi évident que d'autres aventures l'attendent).


Et clore avec de l'art : suite à une géniale visiste chez Aaapoum-bapoum, je suis ultra-fan de l'auteur de bandes dessinées Chantal Montellier, de sa sobriété et de ses mises en couleur frappantes. Je vais en lire plus, je ferais un article un jour. Mais son dessin et son audace m'éblouissent.
Les damnés de Nanterre, Chantal Montellier, 2005







mercredi 13 juillet 2016

La justice de l'ancillaire, Ann Leckie

Hey.
Un petit mot rapide pour parler de ce livre sur lequel les avis semblent diverger, mais qui m'a plutôt enthousiasmé.

Donc, La Justice de l'ancillaire, traduit de Ancillary Justice, premier roman d'Ann Leckie, qui remercie dans son bouquin son club d'écriture, et partie inaugurale d'une trilogie dont le tome 2 vient juste de sortir (mais là, je suis noyée sous les bouquins, je me le garde donc comme plaisir coupable pour une prochaine fois).



Ce roman a reçu un accueil enthousiaste, dont le bandeau et la quatrième de couverture de l'édition J'ai Lu Millénaire porte la trace : une dizaine de mentions de prix parmi les plus prestigieux.
Pour autant, lorsqu'ayant loupé 3-4 stations de métro, prolongé une veillée de manière déraisonnable et jailli dans ma librairie préférée en le brandissant comme une sorcière son balai, le trio de spécialistes de la SF réuni à ce moment là devant le café m'a dit en gros : "Ah oui ? Tu as aimé ? Parce que bof-bof."
Bof-bof signifiant, parce que j'ai demandé : rien de nouveau sous le soleil, histoire ni originale ni intéressante, très longue première moitié du roman, personnages pas spécifiquement attachants.
Et puis j'ai lu d'autres critiques plutôt cools qui disaient "moui, ça peut plaire aux plus jeunes."

Well, il se trouve que j'ai vraiment aimé ma lecture, alors je vais essayer d'expliquer ce qui moi, m'a accroché : tout d'abord, il y a ce personnage principal incroyable (et effectivement peut-être pas follement chaleureux) qui est une intelligence artificielle de vaisseau spacial prise au piège dans un corps humain. Et qui regarde donc le monde avec une distance froide fascinante. Dès la première page, elle découvre une ancienne co-équipière dans une situation critique, et résoud de la sauver, pour des raisons particulièrement mystérieuses. Ce second personnage est délicieusement odieux, et c'est aussi lui qui va le plus évoluer pendant l'aventure, apportant progressivement une touche plus humaine (mais presque décevante, je l'aimais tellement snob, drogué et revenu de tout). Quoiqu'on ne puisse pas dire que notre IA reste complètement impassible, mais elle l'est pendant la majeure partie du récit, se révélant subtilement.
Comme les romans le font beaucoup, la narration alterne différentes périodes de temps: lorsque notre IA était encore un vaisseau, ses missions diplomatiques et ses relations avec son Capitaine préféré, et ses aventures actuelles. Bien sûr, et c'est pour moi l'une des meilleures pages du roman, Ann Leckie s'est réservée le plaisir de nous raconter la séparation de l'IA (une même scène d'action qui saute du vaisseau à la vingtaine de corps que son intelligence occupe, avec fluidité jusqu'à la rupture et l'isolement de notre héros). C'est, il me semble du très beau travail, et Ann Leckie est également plutôt douée pour le suspens (des scènes d'espionnage ou de négotiation très prenantes) et l'émotion.

Et surtout, il y a aussi ce jeu sur le genre qui m'a épatée (et je sais que c'est loin d'être la seule à jouer cette carte-là, et j'espère vite les découvrir) :  notre IA le dit dès le début, dans sa culture, il n'y a pas de différence culturelle entre les sexes, et le neutre est féminin. On dit par défaut "Une homme, Une capitaine, une vaisseau." L'ancienne partenaire récupérée à la page 1 est donc d'un genre indéterminée au début, à moins que le lecteur, comme moi, n'assume qu'elle est féminine pour finir par hésiter. Les relations entre personnages sont aussi habitées par cette incertitude, que l'on trouve troublante au début, pour l'accepter parfaitement en cours de roman.

Alors oui, c'est peut-être un peu facile par moment, comme un fast-food quand on rentre très tard chez soi et qu'on a pas envie de faire d'efforts. Mais le plaisir de lecture est bien présent, et pour peu qu'il soit disponible à la bibliothèque, ça vaut le coup d'essayer.

(Et ne me jetez pas trop de pierres, je vais lire du Baxter, c'est en cours...)
 

dimanche 19 juin 2016

Belladonna (La belladonne de la tristesse), Eiichi Yamamoto

Hey. Voici un film très discutable sur pleins de points mais passionnant.

Belladonna est un anime érotique japonais sorti au Japon en 1973. Il faisait à l'origine partie d'une trilogie de films produite par Osamu Tezuka. Mais laissé plutôt libre dans ses choix artistiques pour ce dernier anime, le réalisateur Eiichi Yamamoto a donné à son film une forme très expérimentale, raison pour laquelle le film est resté dans les mémoires et bénéficie cette année d'une sortie restaurée.



L'argument est inspiré de La sorcière de Michelet : dans un village médiaval, juste après son mariage avec Jean, la très belle Jeanne est violée par le Seigneur local et par la Cour. Isolée dans leur masure, manquant du soutien du faible Jean, elle est abordée par le Démon, qui se présente sous des atours très peu inquiétants, et propose de l'aider, tout en lui faisant découvrir le plaisir sexuel (rappelons-le, c'est un anime érotique). Le pouvoir qui lui est accordé améliore tout d'abord sa situation, mais suite à une première attaque du baron local, elle se retrouve dans la vallée déserte, seule dans la nature. C'est là qu'elle utilisera ses talents, et notamment sa connaissance des plantes, au profit des habitants, attisant la colère du Seigneur voisin.

Belladonna est très déroutant pour le regard contemporain : la complaisance vis à vis de la violence sexuelle est difficile à soutenir, malgré une première scène à l'intérêt esthétique indéniable, qui joue avec le sang rouge sur la blancheur de la peau de Jeanne. Ce type de violence se reproduira à une cadence trop importante pour ne pas être dérangeant*.

Les Japonais ont aussi un sens du ridicule assez important, et s'amusent en ajoutant d'improbables symboles phalliques dans la moindre situation. Ces éléments ont mal vieilli et attirent la perplexité ou le rire.

On peut également regretter la faiblesse des personnages et du scénario global : oeuvre esthétique et libidineuse, Belladonna ne se soucie que peu de faire exister ses personnages, et sa chute finale soudainement féministe, qui annonce la Révolution française par un tableau ancien collé là sans ménagement, est au mieux embarrassante.



Voilà tout ce qui peut présenter des difficultés à la vision, mais cependant, Belladonna reste fascinant. La technique d'animation utilisée est très inhabituelle, en ne se reposant pas toujours sur de l'animation à proprement parler mais parfois sur des cadrages et des mouvements de caméra sur des planches illustrées fixes, qui succèdent à des scènes animées par des techniques variées.
A cette apparente simplicité technique s'associe une iconographie pleine de références à l'histoire de l'Art.
Le traitement de la couleur est particulièrement réussi, plein de contrastes 70's et de références à Klimt, Redon ou Mucha : des constrastes vifs de verts et de rose sur notre héroïne, des bleu outremer éclatants figurant un ciel malfaisant, des touches de doré où éclot soudain la couleur, ou la sobriété de pas noirs dont le mouvement est figuré par l'alternance du bleu de leurs ombres... Bien des scènes sont mémorables grâce à ce travail graphique audacieux, et mériteraient d'être revues pour leur beauté ou pour leur intérêt technique.
Les différentes scènes fourmillent d'idées, et les représentations changent de style et de sens avec une rapidité impressionante, associées à la beauté des voix (l'interpréte de Jeanne en livre une belle interprétation) et à une musique psychédélique et envoutante.

Pour conclure, malgré de nombreuses faiblesses dûes à l'âge ou à l'inconséquence de son scénario, qui font souvent de sa vision une expérience questionnable, Belladonna est un chef d'oeuvre esthétique déroutant, dont on pourra débattre bien longtemps.

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*A ce sujet, je m'interroge sur les nombreuses critiques dithyrambiques de la presse, pour l'instant dans leur immense majorité rédigées par des hommes. Je suis curieuse de savoir ce que d'autres femmes ont ressenti devant le traitement de cette belle dame, et comment cela a influencé leur vision de l'oeuvre.

dimanche 5 juin 2016

Choses vues et lues, mai 2016

En amorce de cet article, mai a été un brin le bordel, je m'en suis mis plein les mirettes de sensations visuelles, et j'ai finalement peu lu, alors autant s'en dépatouiller dès maintenant.
(où l'on voit un peu ce qui arrive quand je me promets d'écrire toutes les semaines...)


Beauté fatale de Mona Chollet
 Je suis un peu novice en matière de livres féministes, je l'avoue, mais la lecture de Beauté fatale m'a fait le plus grand bien, en interrogeant ce que Mona Chollet appelle "le complexe mode-beauté", cette industrie qui se fait de l'argent en nous culpabilisant, à travers l'histoire de l'enfermement féminin par le consumérisme, et l'ébauche de cette idée qui me fascine tellement mais que je ne comprends pas, la culture féminine.
Les thèses sont nourries de très nombreuses références que l'on consultera avec grand intérêt.
Il me semble que c'est un bon point d'entrée, très facile d'accès, au féminisme et à la théorie des genres.



Jean-Michel Albérola et Simon Evans au Palais de Tokyo
On trouve des choses très inégales au Palais de Tokyo, du pire au meilleur, avec du dérangeant.
Deux choses m'ont marquées (et parce que j'aime les arts graphiques les plus modestes, le papier me séduit énormément).


Everything I Have / Simon Evans

Simon Evans est un ancien skater qui travaille avec l'illustratrice Sarah Lannan, et à eux deux, ils détournent ces outils du quotidien que sont les notes, plans, tickets de carte bleue, listes et schémas pour se moquer de notre manie de prendre nos vies trop au sérieux. Comme un hipster qui s'auto-déprécierait en faisant quelques blagues, mais en arrivant à nous toucher un peu quand même.
Quoique léger, leur travail est assez séduisant, et nous donne un apperçu de la modestie et de la futilité de nos existences.

Profil d'un voyou / Jean-Michel Alberola

Jean-Michel Alberola a lui aussi toute une histoire avec le papier, et c'est un peu ma révélation de ce mois. L'exposition rétrospective qui lui était consacrée permettait de découvrir son amour de la littérature (maintes citations), la finesse de ses perceptions (des papiers perdus et personnalisés avec des lettres ou des dessins, délicats haïkus dessinés, qui évoquent en creux l'humour subtil de Magritte et des surréalistes). Le jeu perpétuel, et plutôt joyeux, de la forme et du fonds, est l'une des singularités de l'artiste.
J'aime beaucoup, beaucoup Jean-Michel Alberola.

Amadeo de Souza-Cardoso au Grand Palais
Un peintre relativement inconnu en France que ce jeune homme, arrivé à Paris vers 1906 et décédé en 1918 lors de l'épidémie de grippe espagnole. L'un des nombreux intérêts de son œuvre est sa volonté d'expérimenter sans cesse, et d'être à la pointe de la modernité d'alors : ami des artistes de l'avant-garde d'alors, Brancusi, Modigliani, les Stein, Juan Gris... On note donc de véritables évolutions dans son œuvre, depuis les travaux très art nouveau où le dessin et la ligne ont une grande importance, jusqu'à ses toiles finales inspirées des cubistes et où la couleur a la place principale.

Le saut du lapin / Amadeo de Souza-Cardoso, 1911
Des toiles présentées au Grand Palais, on peut retenir son incroyable maîtrise du portrait animalier, dans lequel de Souza-Cardoso est particulièrement original, et reconnaissable, mais également son passionnant travail de dessin et de graphisme, au travers d'un recueil de dessins, et ses illustrations de la Légende de Saint-Julien l'Hospitalier de Flaubert.

Je suis aussi passée à Monumenta, on pouvait y voir un bicorne Napoléonien géant juché sur une grue, et encadré de conteneurs sur lesquels un squelette de serpent géant reposait, et y découvrir ce concept inattendu de "Dadaïsme zen."



Leviathan, Lucien Castaing-Taylor, Verena Paravan
L'une de mes grandes découvertes de ce mois a été cet incroyable documentaire ethnographique, dont le sujet est le quotidien d'un chalutier de New Bedford, aux Etats-Unis. Il fait partie, me dit-on, de cette nouvelle vague de documentaires de création qui mêlent la forme au fonds, pour offrir un regard singulier sur les thématiques filmées. Pour obtenir le résultat impressionniste fascinant de ce film -car c'est véritablement à une immersion en haute mer que nous sommes invités, les deux réalisateurs ont fait le parti pris de tourner à la caméra Go-Pro, qu'ils ont fixées en différents points du chalutiers et sur les pêcheurs : sur leurs fronts, leurs poignets, ou sur les filets. Le résultat est spectaculaire, car l'esprit essaye de compléter ce qu'il voit mais ne comprend pas (des parties d'objets, la pénombre plus ou moins animées) par les sons du film. Les plans sont troublants et très inhabituels, et me semble-t-il, la dureté du métier, et sa barbarie sont parfaitement rendues à l'écran.
Attention, il faut accepter de dérouter ses sens pendant une heure et vingt-deux minutes, mais je pense que c'est une expérience mémorable que l'on peut s'offrir.





In the wilds, in the City, Nigel Peake
A ce stade, il faut que je parle de Nigel Peake, illustrateur que j'aime avec une passion un peu déraisonnable, et dont il semble, si j'en crois les étals de la librairie du Centre Pompidou et du Monte-En-L'air, qu'il est très tendance de l'aimer en ce moment. Bon, ce n'est pas grave, je reste le souffle coupé devant son travail de simplification extrême des formes, qui lui permet dans In the wilds de représenter un champs uniquement avec un carré et les couleurs appropriées en ajoutant une perspective complétement faussée sans qu'il perde son identité, dans In the City de nous faire ressentir la complexité de la ville à travers les pliages d'un ticket de caisse ou les sons de la pluie qui heurtent différentes surfaces, toutes réduite à leur plus simple expression graphique. C'est un truc de cinglé que le raffinement des perceptions de Nigel Peake, qu'il tire vraisemblablement de sa formation d'architecte, et qu'il nourrit de sa curiosité pour le monde. Lire Peake, c'est faire une expérience étrange où l'on perçoit différents sens par l'unique prisme du dessin, et c'est si fascinant que l'on peut passer quelques minutes sur une page, à analyser dessin, sens et couleur.
Toutefois, je le conçois, il est aussi possible de me répondre que c'est un joli livre d'images pour intello du dimanche.



Encore une partie de campagne gâchée par le crocodile, de Stephen Collins
Stephen Collins travaille pour le Guardian, comme cet autre grand chouchou personnel qu'est Tom Gauld, et j'avoue que je le découvre avec une joie sans mélange.

http://www.cambourakis.com/spip.php?article669

Là où Gauld a un dessin minimaliste, et où l'humour est un humour absurde de situation, reposant souvent sur la culture, Collins a un dessin très mignon, presque enfantin, et travaille principalement sur nos difficultés à nous accommoder des envahissants réseaux sociaux. Cela ne l'empêche pas de jouer avec la narration, et d'offrir des dialogues surréalistes hilarants, que l'on aurait très envie de lire à haute voix, car oui, c'est de la BD bien écrite.
Du même auteur, si on est un peu en fonds, on se délectera de La Gigantesque barbe du mal, jolie bande-dessinée éditée chez Cambourakis, dont le dessin au crayon regorge de trouvailles graphiques.


Rodtchenko et le constructivisme Russe
Pour terminer ce compte-rendu de mes expériences du mois, j'ai aussi découvert ce mouvement, et toute la naissance des avant-gardes Russes de la fin du XIXe-début du XXe, par le biais du très bon L'avant-garde russe dans l'art moderne, de Camila Gray, à la suite de quoi on m'a prêté une monographie sur le constructivisme (je sais qu'il me faudra aussi voir des œuvres de Lioubov Popova), et sur Rodtchenko, expérimentateur génial de la photographie, de la peinture et du graphisme.


Et ce sera tout pour ce mois très chargé en expériences visuelles. Ma bibliothèque déborde, je vais me remettre à lire en juin.

Materialists, Celine Song

Materialists est le second film de Celine Song, après Past Lives (2023), qui avait été très apprécié (je ne l'ai pas vu), et s'int...