Oui, j'ai vu, on est en 2016. Fais semblant 5 minutes, voyons...
Alors, c'était l'automne :
Millenium people / Ballard
De livre en livre, Ballard met le doigt sur les dysfonctionnements de la vie moderne. Cette fois-ci, un semblant de révolte sur les classes moyennes et privilégiées d'une banlieue élégante. Grinçant, avec des réflexions troublantes. Quand je lis de la SF, je veux qu'elle fasse ça : me forcer à penser, me déranger, me gêner.
Velum, Encre / Hal Duncan
Livre dont j'avais calligraphié le nom sur un post-it lors d'une écoute de la salle 101, et qui est ressorti dans suffisamment de conversations pour que je tente. S'entremêlent les destins d'anges lors de l'apocalypse, dans des temps divers, en gros, avec ou sans moto. C'est épique, sublime, et sanglant. Le mec est un génie, et a un sens du grandiose qui n'a pas vraiment d'égal ces dernières années.
Un chef d'œuvre pas évident d'accès.
Diamond dogs /Alastair Reynolds
Deux novellas d'Alastair réunies, la première évoquant le film cube, cruelle, et valant surtout pour la progressive et fascinante déshumanisation de ses personnages. Il me reste à lire la deuxième, Turquoise Days.
Volez ce livre / Abbie Hoffman
Abbie Hoffman, fondateur du mouvement Yippie et grand organisateurs de happenings humoristiques, avait pensé ce livre en prison en le remplissant d'informations prônant un mode de vie alternatif. Malheureusement, l'essentiel de l'intérêt du livre s'est évaporé avec les 70's, car adresses, techniques et informations sont périmées (sauf peut-être les recettes de cuisine). L'intérêt, hormis patrimonial, est relatif. Du coup, il vaut peut-être mieux lire un livre sur les Diggers de San Francisco, ou le Ringolevio d'Emmett Grogan, autre figure du même mouvement, mais dont l'autobiographie, plus littéraire, est encore lisible (et je m'y emploie).
Booming / Mika Biermann
Très court roman dans lequel l'auteur (d'origine allemande vivant à Marseille, ceci n'expliquant rien), s'amuse avec les codes du western. Le temps est kantique, nous dit-on, et en effet, dans la narration, c'est le bordel. Les gens restent figés dans des boucles temporelles et ne vieillissent ni ne meurent, les balles mettent des mois avant de toucher leur cible Matrix style, et les héros sont morts et pas morts Schrödinger style. Le plus Don Quichote des deux se réserve régulièrement des tirades à la McConaughey dans True Detective à propos de peinture italienne de la Renaissance.
Cela est bon.
Rachel Rising / Terry Moore
Encore une de ces BD chouettes où le premier volume est grandiose (scène superbe d'auto-exhumation de l'héroïne), et où la volonté d'en faire une série rabat un projet potentiellement ambitieux au rang de distraction légère (personnages dont la présence ne se justifie que par la volonté de développer un antagoniste, et pas franchement intéressants, passé des personnages improbable...)
Enfin, le trait de Terry Moore est super chouette, ses filles sont toutes mimi, même décédées depuis 48 heures.
Legationville / China Miéville
China Miéville est un monstre génial, on est tous d'accord sur le principe. Après un The City & The City plus ramassé, il revient à ses amours foisonnantes avec ce récit de SF complexe. Soit une planète partitionnée entre les locaux (insectoïdes qui parlent une langue dure à prononcer et pleine de concepts exotiques) et les terriens (quasi-incapables de comprendre les précédents), menacée par la volonté impérialiste de l'Empire terrien. China Miéville oblige, la solution est dans la recherche de l'altérité, mais pour en arriver là, on en passe par de l'urbanisme extraterrestre, un marché de la drogue, de la science fiction linguistique, et une organisation familiale alternative.
Résumons : il faut lire China Miéville.
Une jeunesse allemande / Jean Gabriel Périot
Avant, je n'y connaissais rien en histoire allemande récente, et la bande à Baader était une sonorité bien lointaine. Ce n'est plus le cas grâce à ce documentaire minutieux, qui va chercher du côté des productions cinématographiques des membres du mouvement, alors qu'ils étaient encore de jeunes étudiants. Le travail d'archives de Jean-Gabriel Périot est tout à fait impressionnant, et souvent associé à un génie de l'accompagnement musical : le formidable court-métrage The devil, sur les Black Panthers, diffusé avant le film lors de la projection en salle, devait à sa bande originale son rythme hypnotique.
Fatherland / Robert Harris
Parler de dystopie nazie, c'est parler, bien sûr, du Maître du Haut Château de K. Dick (d'autant plus qu'une adaptation en série est en cours de diffusion aux U.S.) Mais pas uniquement, comme le prouve ce très bon roman, qui est également un excellent policier hard-boiled. Dans ces pages, l'Europe nazie est un régime triste et gris, animé par une vigoureuse intention de compenser. L'espionnage de tous est la règle, et l'Amérique s'apprête à signer un accord de paix, à moins que des informations complémentaires sur la barbarie du régime ne leurs parviennent... Le héros finit avec une compagne bien plus jeune et sexy, et c'est énervant, mais pour le reste, la description du régime et des péripéties font le travail, et plutôt très bien.
Crimson Peak / Guillermo Del Toro
Comme toujours, avec Guillermo Del Toro, l'image est magnifique, et le scénario est un ramassis de clichés. Voilà un hommage au film de genre, pas très original mais joli. J'aurais bien aimé dire "formidable pour ma petite nièce", mais le secret un peu malsain qu'on y trouve le discrédite aussi vis à vis d'un public plus jeune. C'est un peu gênant, du coup. Il vaut peut-être mieux regarder un Mario Bava.
Et là, en guise d'image, j'ai envie de parler un brin de ce formidable proto-hipster qu'était le critique Alfred Bruyas (1821-1877). J'aime bien les gens théâtraux et un brin excessifs, et Bruyas, fils de banquier épris de peinture, fait bien partie de ces derniers. Outre son soutien inconditionnel de Courbet, il a été aussi mécène de Delacroix, Cabanel, Millet... Si le visiteur du musée Fabre de Montpellier (à qui il a légué sa collection), peut s'émouvoir de son éblouissante rouquinitude, son travail de critique d'art est malheureusement jugé "peu clair" et "jargonnant" de nos jours. Modeste en toutes choses, Bruyas s'était fait représenter quand à lui en Jésus Christ sur la croix, vivante allégorie des souffrances que lui imposaient son soutien aux peintres.
Le voici représenté par Cabanel en 1824, que l'on admire cette stachemou bien lustrée, et que l'on soit capable de nommer ce tuberculeux mélancolique, toutes les fois où l'on passera, dans un Musée des Beaux-arts régional, devant un rouquin XIXe un peu snob.
samedi 2 janvier 2016
dimanche 20 décembre 2015
Spécial Roman jeunesse : le gothique féminin de Mary Hooper
La semaine dernière était un peu la semaine de la littérature jeunesse, avec le Salon du Livre et de la presse Jeunesse de Montreuil qui venait juste de se terminer.
Je suis à la bourre pour publier, mais parlons de ces chouettes romans jeunesse parus aux éditions Les Grandes Personnes, et plus particulièrement des intrigants récits de Mary Hooper.
Les éditions des Grandes Personnes sont l'émanation directe de l'activité jeunesse des éditions Panama, qui s'étaient fait connaître pour leur production audacieuse. Si c'est en s'associant avec Antoine Gallimard que l'éditrice Brigitte Morel a pu créer la maison d'édition, elle insiste en interview sur la liberté et l'indépendance de ses choix éditoriaux. Le catalogue est tourné vers une production de qualité, qu'il s'agisse d'albums, de pop-ups, ou de romans. Cette dernière catégorie est particulièrment bien représentée, avec une majorité de textes traduits ambitieux, qui se distinguent sur les étals des librairies grâce à leur maquette allongée aux coins arrondis, et par les très belles illustrations de couverture.
Et c'est grâce à ce dernier détail, cette insistance à faire appel aux meilleurs illustrateurs, et parmi ceux-ci à Pierre Mornet, que je me suis laissé séduire par Mary Hooper.
Cette auteur anglaise, née en 1948, a une importante production de livres destinés à la jeunesse, souvent inspirés de faits historiques.
J'ai choisi de parler de deux d'entre eux, c'est à dire La messagère de l'au-delà et Waterloo necropolis.
La Messagère de l'au-delà (Newes from the dead), traduit par Fanny Lad et Patricia Duez, éditions Panama, 2008, repris aux Grandes Personnes, 2010.
Au-delà de cette quatrième de couv' qu'il ne faut pas lire, et que vous ne lirez pas, parce qu'elle est bien trompeuse sur le contenu, voici ce qui se passe dans ce livre court mais intense : la jeune Anne Green, de la pénombre brumeuse qui suit son décès, raconte de chapitre en chapitre ce qui l'y a amenée. Soit la situation de grande fragilité d'une jeune bonne face aux désirs de son jeune maître, en plein 16e siècle. Anne se laisse convaincre dans un bref instant de crédulité, et tombe enceinte (ces quelques scènes de "séduction" sont très réalistes : pas de désir ou de romantisme, mais bien l'imposition d'une volonté obtenue par le pouvoir). Désespérée, tâchant de cacher son état, elle se retrouve accouchant d'un enfant mort-né dans les latrines de la demeure dans laquelle elle sert ("livre à partir de 13 ans"; le lecteur destinataire doit être un peu défrisé à la lecture). Malheureusement pour elle, la loi anglaise imposait à l'époque à la mère d'un enfant mort-né de prouver qu'elle n'était pas à l'origine de sa mort. Quand sa situation est découverte, le Lord-propriétaire s'assure donc qu'elle soit arrêtée et condamnée à la pendaison pour ce supposé crime (il faut sauver la réputation de la famille).
C'est à ce point qu'intervient le miracle adapté d'un fait historique avéré : après pendaison, alors que les scalpels des chirurgiens de l'Académie des Sciences qui ont acquis son corps s'apprêtent à entrer en action, Anne se réveille peu à peu. Et sème donc le trouble dans l'esprit des praticiens, émerveille les bigots et fascine les foules. Grâce à ce "miracle" monétisable, elle parvient à racheter sa grâce, et se trouve un prétendant mieux intentionné.
Alors : qu'est ce qui a pu suffisament attirer l'équipe de Panama dans ce titre pour qu'elle l'embarque avec elle et le réédite chez Les Grandes Personnes ? A vue de nez : ce sujet troublant et très documenté, avec une écriture très simple. Et le gore presque fantastique de la situation ajoute à la fascination que l'on ressent.
Le roman, raconté à la première personne pour faciliter l'identification, commence dans un cercueil, et frôle sans arrêt la limite de ce qu'on peut faire lire à un jeune lecteur. Les personnages y sont rendus dans toute leur complexité (à l'exception du propriétaire terrien, qui est tout à fait manichéen et aura donc la punition que la morale prévoit).
Le dispositif narratif, qui entremêle deux temporalités différentes, est également un point fort, bien que parfois un peu factice, notamment dans les transitions de fin de chapitre. En bref, ce petit livre est hors normes, et constitue un étonnant livre jeunesse.
Waterloo Necropolis (Fallen grace), traduit par Fanny Lad et Patricia Duez, éditions des Grandes Personnes, 2011.
Encore un roman bien noir, directement issu de la veine creusée par Dickens et Wilkie Collins. Le texte s'ouvre dans un décor plutôt exotique : la ligne ferroviaire London Necropolis, dédiée aux enterrements, et qui opéra entre 1854 et 1941. La jeune fille qui y prend son billet ne va pas à l'enterrement d'un proche, mais glisser dans l'un des cercueils l'enfant mort-né dont elle vient d'accoucher. C'est aussi l'occasion de revenir sur la scène d'accouchement dans un hospice Londonien, et de comprendre que la jeune Grace, orpheline pauvre, et marchande de cresson, est le seul secours de sa grande sœur Lily, mentalement fragile.
Les deux jeunes filles vivent dans des conditions très difficiles, occasion pour Mary Hooper de décrire la pauvreté Londonienne du XIXe siècle. Alors que leur situation empire, Grace est embauchée comme pleureuse pour les enterrements de luxe, et un Deus ex machina directement tiré de la Petite Princesse de Burnett (encore une salvatrice histoire d'héritage), se construit avec ses nouveaux employeurs, les Unwin, au pseudonyme bien choisi.
Bien que j'imagine que cette grosse deuxième moitié du récit soit très satisfaisante pour le lecteur plus jeune, car offrant les ingrédients d'un thriller enfantin, elle cède aux clichés trop souvent pour être lisible par un lecteur plus âgé, qui a déjà lu les classiques du XIXe qui ont servi d'inspiration. Il suffit de dire que les Unwin sont abominables, qu'on y trouve un charmant jeune homme animé de bonnes intentions, et que la justice triomphe.
Le roman est bien plus réussi dans sa première partie, impitoyable dans sa description de la pauvreté, et l'on regrette ce réalisme bienvenu, abandonné au profit d'artifices narratifs gratuits. Il est indéniable que l'objet de la littérature de jeunesse est parfois de frôler des situations perturbantes pour ensuite ramener le lecteur sur des rivages plus rassurants, mais il me semble que cet objectif aurait pu être atteint en restant sur des rails historiques.
Ceci étant dit, c'est une lectrice adulte qui se permet cette remarque, et nul doute que le recours à ces ingrédients classiques du récit populaire peuvent également être appréciés comme un encouragement à aller lire un jour des textes plus anciens.
Il me semble également juste de s'interroger sur la propension de l'auteur à ajouter des références liées à la sexualité et à la maternité dans ses œuvres. Je devrais probablement en lire plus pour me faire une avis, mais je ne peux m'empêcher d'y voir un avertissement bien particulier : les deux jeunes héroïnes ont en commun d'être éloignées de leur famille (où les deux pères sont décédés), à la merci d'hommes malfaisants (plus âgés, plus fortunés), victimes d'abus qui se traduiront par des maternités traumatisantes et mortifères, et qui sont finalement sauvées par l'irruption d'un prétendant décent, qui, lui, les épousera. Cela pourrait être une réminiscence du roman gothique (la jeune fille pure et l'homme fatal, la révélation d'un secret honteux), mais il y a sans doute une forme de morale à la clé.
Enfin, une dernière remarque : Fallen Grace, le titre original du roman, est bien plus adapté que son adaptation française. Il décrit la situation de l'héroïne avec un petit jeu de mots, quand le titre français ne décrit qu'un décor présenté dans le premier chapitre.
Quoiqu'il en soit, on peut apprécier chez Mary Hooper l'ambiance gothique qui rappelle la tradition littéraire anglaise, son amour des situations historiques qui tutoient le fantastique, et son recours systématique à des personnages socialement défavorisés. Une œuvre qui étonne par son originalité, et qui illustre bien les choix très assumés des éditrices des Grandes Personnes.
Je suis à la bourre pour publier, mais parlons de ces chouettes romans jeunesse parus aux éditions Les Grandes Personnes, et plus particulièrement des intrigants récits de Mary Hooper.
Les éditions des Grandes Personnes sont l'émanation directe de l'activité jeunesse des éditions Panama, qui s'étaient fait connaître pour leur production audacieuse. Si c'est en s'associant avec Antoine Gallimard que l'éditrice Brigitte Morel a pu créer la maison d'édition, elle insiste en interview sur la liberté et l'indépendance de ses choix éditoriaux. Le catalogue est tourné vers une production de qualité, qu'il s'agisse d'albums, de pop-ups, ou de romans. Cette dernière catégorie est particulièrment bien représentée, avec une majorité de textes traduits ambitieux, qui se distinguent sur les étals des librairies grâce à leur maquette allongée aux coins arrondis, et par les très belles illustrations de couverture.
Et c'est grâce à ce dernier détail, cette insistance à faire appel aux meilleurs illustrateurs, et parmi ceux-ci à Pierre Mornet, que je me suis laissé séduire par Mary Hooper.
Cette auteur anglaise, née en 1948, a une importante production de livres destinés à la jeunesse, souvent inspirés de faits historiques.
J'ai choisi de parler de deux d'entre eux, c'est à dire La messagère de l'au-delà et Waterloo necropolis.
La Messagère de l'au-delà (Newes from the dead), traduit par Fanny Lad et Patricia Duez, éditions Panama, 2008, repris aux Grandes Personnes, 2010.
Au-delà de cette quatrième de couv' qu'il ne faut pas lire, et que vous ne lirez pas, parce qu'elle est bien trompeuse sur le contenu, voici ce qui se passe dans ce livre court mais intense : la jeune Anne Green, de la pénombre brumeuse qui suit son décès, raconte de chapitre en chapitre ce qui l'y a amenée. Soit la situation de grande fragilité d'une jeune bonne face aux désirs de son jeune maître, en plein 16e siècle. Anne se laisse convaincre dans un bref instant de crédulité, et tombe enceinte (ces quelques scènes de "séduction" sont très réalistes : pas de désir ou de romantisme, mais bien l'imposition d'une volonté obtenue par le pouvoir). Désespérée, tâchant de cacher son état, elle se retrouve accouchant d'un enfant mort-né dans les latrines de la demeure dans laquelle elle sert ("livre à partir de 13 ans"; le lecteur destinataire doit être un peu défrisé à la lecture). Malheureusement pour elle, la loi anglaise imposait à l'époque à la mère d'un enfant mort-né de prouver qu'elle n'était pas à l'origine de sa mort. Quand sa situation est découverte, le Lord-propriétaire s'assure donc qu'elle soit arrêtée et condamnée à la pendaison pour ce supposé crime (il faut sauver la réputation de la famille).
C'est à ce point qu'intervient le miracle adapté d'un fait historique avéré : après pendaison, alors que les scalpels des chirurgiens de l'Académie des Sciences qui ont acquis son corps s'apprêtent à entrer en action, Anne se réveille peu à peu. Et sème donc le trouble dans l'esprit des praticiens, émerveille les bigots et fascine les foules. Grâce à ce "miracle" monétisable, elle parvient à racheter sa grâce, et se trouve un prétendant mieux intentionné.
Alors : qu'est ce qui a pu suffisament attirer l'équipe de Panama dans ce titre pour qu'elle l'embarque avec elle et le réédite chez Les Grandes Personnes ? A vue de nez : ce sujet troublant et très documenté, avec une écriture très simple. Et le gore presque fantastique de la situation ajoute à la fascination que l'on ressent.
Le roman, raconté à la première personne pour faciliter l'identification, commence dans un cercueil, et frôle sans arrêt la limite de ce qu'on peut faire lire à un jeune lecteur. Les personnages y sont rendus dans toute leur complexité (à l'exception du propriétaire terrien, qui est tout à fait manichéen et aura donc la punition que la morale prévoit).
Le dispositif narratif, qui entremêle deux temporalités différentes, est également un point fort, bien que parfois un peu factice, notamment dans les transitions de fin de chapitre. En bref, ce petit livre est hors normes, et constitue un étonnant livre jeunesse.
Waterloo Necropolis (Fallen grace), traduit par Fanny Lad et Patricia Duez, éditions des Grandes Personnes, 2011.
Encore un roman bien noir, directement issu de la veine creusée par Dickens et Wilkie Collins. Le texte s'ouvre dans un décor plutôt exotique : la ligne ferroviaire London Necropolis, dédiée aux enterrements, et qui opéra entre 1854 et 1941. La jeune fille qui y prend son billet ne va pas à l'enterrement d'un proche, mais glisser dans l'un des cercueils l'enfant mort-né dont elle vient d'accoucher. C'est aussi l'occasion de revenir sur la scène d'accouchement dans un hospice Londonien, et de comprendre que la jeune Grace, orpheline pauvre, et marchande de cresson, est le seul secours de sa grande sœur Lily, mentalement fragile.
Les deux jeunes filles vivent dans des conditions très difficiles, occasion pour Mary Hooper de décrire la pauvreté Londonienne du XIXe siècle. Alors que leur situation empire, Grace est embauchée comme pleureuse pour les enterrements de luxe, et un Deus ex machina directement tiré de la Petite Princesse de Burnett (encore une salvatrice histoire d'héritage), se construit avec ses nouveaux employeurs, les Unwin, au pseudonyme bien choisi.
Bien que j'imagine que cette grosse deuxième moitié du récit soit très satisfaisante pour le lecteur plus jeune, car offrant les ingrédients d'un thriller enfantin, elle cède aux clichés trop souvent pour être lisible par un lecteur plus âgé, qui a déjà lu les classiques du XIXe qui ont servi d'inspiration. Il suffit de dire que les Unwin sont abominables, qu'on y trouve un charmant jeune homme animé de bonnes intentions, et que la justice triomphe.
Le roman est bien plus réussi dans sa première partie, impitoyable dans sa description de la pauvreté, et l'on regrette ce réalisme bienvenu, abandonné au profit d'artifices narratifs gratuits. Il est indéniable que l'objet de la littérature de jeunesse est parfois de frôler des situations perturbantes pour ensuite ramener le lecteur sur des rivages plus rassurants, mais il me semble que cet objectif aurait pu être atteint en restant sur des rails historiques.
Ceci étant dit, c'est une lectrice adulte qui se permet cette remarque, et nul doute que le recours à ces ingrédients classiques du récit populaire peuvent également être appréciés comme un encouragement à aller lire un jour des textes plus anciens.
Il me semble également juste de s'interroger sur la propension de l'auteur à ajouter des références liées à la sexualité et à la maternité dans ses œuvres. Je devrais probablement en lire plus pour me faire une avis, mais je ne peux m'empêcher d'y voir un avertissement bien particulier : les deux jeunes héroïnes ont en commun d'être éloignées de leur famille (où les deux pères sont décédés), à la merci d'hommes malfaisants (plus âgés, plus fortunés), victimes d'abus qui se traduiront par des maternités traumatisantes et mortifères, et qui sont finalement sauvées par l'irruption d'un prétendant décent, qui, lui, les épousera. Cela pourrait être une réminiscence du roman gothique (la jeune fille pure et l'homme fatal, la révélation d'un secret honteux), mais il y a sans doute une forme de morale à la clé.
Enfin, une dernière remarque : Fallen Grace, le titre original du roman, est bien plus adapté que son adaptation française. Il décrit la situation de l'héroïne avec un petit jeu de mots, quand le titre français ne décrit qu'un décor présenté dans le premier chapitre.
Quoiqu'il en soit, on peut apprécier chez Mary Hooper l'ambiance gothique qui rappelle la tradition littéraire anglaise, son amour des situations historiques qui tutoient le fantastique, et son recours systématique à des personnages socialement défavorisés. Une œuvre qui étonne par son originalité, et qui illustre bien les choix très assumés des éditrices des Grandes Personnes.
dimanche 29 novembre 2015
Philip K. Dick Goes to Hollywood, Léo Henry
C'est quand même super quand un éditeur fait un petit cadeau à ses lecteurs. Et quand le cadeau est un recueil de Léo Henry, c'est encore mieux.
Et c'est une bonne nouvelle, parce que lire du Léo Henry est toujours une expérience intéressante : il mixe selon ses humeurs une culture monstrueuse parfaitement maîtrisée, pour en tirer des textes littéraires touchants, brillants, ou pleins d'humour.
Ce qui donne, suivant ses différentes façons, des pastiches fous et réjouissants comme les suivants, tirés du recueil Le diable est au piano : Corto Maltese X Blaise Cendrars X beaucoup trop d'alcool, Gerda Taro et les vaillants révolutionnaires Espagnols X Indiana Jones X son égo surdimensionné; ou des nouvelles plus troublantes et plus retenues comme une transformation Kafkaïenne dans un hôtel de Prague, un monde où le potentiel de création de chaque être est révéré autant que la création elle-même...
Dans Philip K. Dick goes to Hollywood, on retrouve des textes de ces différentes manières, soit 5 nouvelles complétées par une interview private-jokesque avec Karim Berrouka et un abécédaire célébrant les éditions ActuSF (parce qu'ils ont un quinze ans ? Je n'ai pas trouvé cette information dans le recueil et ce n'est pas très clair). Certaines sont inédites (Meet the Beätles, Philip K.Dick goes to Hollywood), d'autres ont déjà connu des diffusions qui expliquent leur forme (Fe6, paru dans l'anthologie Utopiales 2014, dont le thème était "Intelligence", Les règles de la nuit et No se puede vivir sin amar, textes courts envoyés aux heureux abonnés aux nouvelles par email de l'auteur).
Parmi les nouvelles de Léo Henry, se trouve la fantaisie qui donne son nom au recueil : une suite de correspondances que K. Dick enverrait à David Lynch dans un monde pas si éloigné du nôtre au moment de la réalisation de Blade Runner, et entremêlant des éléments de la carrière de l'un et de l'autre. K. Dick est merveilleusement dysfonctionnel et un peu cinglé, on s'amuse bien.
Meet the Beätles est encore une application du principe de blender Léo-Henryesque, et qui nous plonge dans une utopie musicale où les Beatles, suite au décès réel de Paul Mc Cartney (Paul is dead, ce fameux Hoax musical tiré de la pochette d'Abbey Road), décident d'embaucher pour le remplacer un petit jeune du nom de Lemmy Kilmister, et en sa compagnie, bouffent toute l'histoire du rock'n'roll en inventant à eux tout seuls le punk, le Krautrock, et allant même piquer ses titres à Elton John. Mick Jagger is not amused (et se retrouve donc rédac' chef de Music Maker).
Cette nouvelle impressionnante de références est racontée comme un compte rendu d'interview avec Lennon faite à l'occasion de la sortie d'un livre imaginant le monde musical si Paul n'était pas mort et baptisé Paul is Live (clin d'œil au Maître du Haut-Château). Livre lui-même adapté en série télé avec l'irremplaçable Matthew Mc Conaughey dans le rôle de John Lennon.
Par sa brillante érudition (car c'est aussi un club littéraire cool, Ballard et Hunter S. Thompson sont dans le coin) et sa construction malicieuse, cette nouvelle est ma grande préférée du recueil, un morceau brillant où l'on trouve à boire et à manger dans un enthousiasme vrombissant.
Autre argument de poids : l'un des personnages finit par tenir une baraque à frites sur une plage (et j'ai toujours eu un faible pour ce type de fin).
La suivante, Les Règles de la Nuit, est un superbe hommage à la cinéphilie, imaginant une collaboration Jean Vigo-Dziga Vertov. Très ramassée (quatre pages de romanesque cinématographique), et présentée comme une introduction au Cinéma de Minuit, elle évoque une certaine magie du cinéma, une magie à la Cinémathèque époque Henri Langlois, quand le fait de parler des films perdus était déjà une aventure fantastique.
Fe6 ou la transfiguration de Bobby Fischer, a été plus délicate à aborder : je vous avoue que les championnats d'échecs internationaux sont un manque majeur à ma culture. Hélas, lire Léo Henry et louper les finesses de ses références fait perdre un peu de son charme à la nouvelle, même si bien sûr, c'est aussi un appel à documentation.
Et quand à la dernière, No se puede vivir sin amar, c'est une courte nouvelle sur la fin d'un marin barbu portant un pull bleu, ayant connu de folles aventures avec son ami le journaliste blondinet. C'est un peu triste, et c'est moins travaillé que le reste (mais ceci est peut-être lié à sa forme initiale de nouvelle numérique).
Pour résumer, c'est un recueil assez étrange, avec des nouvelles de niveaux très différents, et ces deux chapitres ajoutés (interview et abécédaire) dont la présence au sommaire reste mystérieuse. Le fait qu'il soit offert en fait un objet assez exotique mais quoiqu'il en soit, c'est un très joli cadeau que nous font les éditions ActuSF.
Ah, l'illustration de couverture (Diego Tripodi) est vraiment formidable, aussi.
dimanche 18 octobre 2015
L'autre ville, Michal Ajvaz
Un instant cambriolé à cette rentrée mouvementée pour venir parler de ce livre lu et aimé pendant les vacances.
Tout commence dans la fantastique ville de Prague, qui, comme de nombreuses villes Européennes, a toujours une vibration particulière, eu égard à son riche passé médiéval (maintes histoires de sciences, d'astronomie, d'alchimie, de sorcellerie...), à ses splendeurs début de siècle et à ses mésaventures sous le joug de l'URSS.
C'est dans cette ville qu'un jeune homme, faisant le tour des bouquinistes comme il en a l'habitude, tombe sur un bel ouvrage relié, rédigé dans un alphabet comme il n'en a jamais vu de semblable. Rangé dans sa bibliothèque au cœur de la nuit, l'ouvrage luit d'une étrange lueur verte et lui occasionne de fantastiques et grandioses visions (telles qu'on pourrait imaginer avoir en lisant de vieux numéros de revues d'exploration du XIXe siècle sous l'influence de substances hallucinogènes : un tas de clichés charmants accolés les uns aux autres comme dans un collage de Max Ersnt).
Mu par un incompréhensible et impérieux désir de découvrir ce qui se révèle comme un véritable monde parallèle (comme un peu le Londres-du-dessous, de Gaiman ou Miéville), notre héros s'ouvre au bizarre qu'il découvre derrière la moindre petite annonce, accoudé au zinc d'un bar, ou au détour d'une échoppe : le monde qui affleure par instant est une Prague en folie, pleine de collages baroques et de religions bizarres, qui évoquent fortement le Dadaïsme et l'absurde, et qui mettent le lecteur en joie.
Rejeté par les habitants de cette invraisemblable monde, notre héros persiste à s'y aventurer, quitte à fuir devant la menace de ses incarnations d'animaux qui parlent, ses zélotes religieux et ses Saints étranges. C'est aussi l'occasion pour le lecteur de le suivre de vignettes en vignettes, dans ce qui constitue une succession de tableaux fous et poétiques, reprenant avec démesure l'imaginaire fantastique pour le dézinguer avec humour : où l'on assiste à un cours magistral donné de nuit à l'université sur la grande guerre menée dans les chambres et les salles de bains, où l'on découvre une utilisation alternative du piédestal des statues du Pont Charles, et la monstruosité caché derrière les rayonnages les plus égarés des grandes bibliothèques...
Il faut accepter, en lisant cette fantasmagorie, que l'intérêt de Michal Ajvaz pour le roman se situe ailleurs. Le narrateur est un personnage peu développé, et peu intéressant, les autres figures, justement, ne sont que des figures, qui ne servent que pour nourrir le charme du tableau. La narration serpente et ne va nulle part.
Plus qu'à un roman traditionnel, on fait face à une rêverie fantastique, à laquelle s'entremêle parfois, au détour de l'aventure, une subtile leçon de sagesse et d'acceptation glissée entre deux belles images.
Le propos d'Ajvaz semble plus être un appel à regarder la réalité avec émerveillement, à trouver dans notre quotidien ses propres sources de magie, "en dépit de" : et beaucoup tient à ce "en dépit de". En effet, une menace sourde plane sur le récit malgré tout, et d'une certaine manière, le charme ancestral de Prague est compliqué de son passé plus oppressant.
On s'amuse beaucoup, cependant, et je suis bien persuadée, par exemple, qu'un maître de jeu ayant envie de tirer un jeu de rôle fantastique vers cet ailleurs ébouriffé, pourrait tout à fait utiliser quelques anecdotes de l'Autre ville.
Roman de Prague, leçon de regard poétique, L'Autre Ville est une expérience très particulière, fascinante à chaque page, que je ne peux que recommander aux lecteurs les plus ouverts d'esprits.
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La musique :
Ok, c'est sans doute bien trop pompeux, mais le procédé employé par Ajvaz me fait vraiment trop penser aux Tableaux d'une exposition de Moussorgsky (on peut se passer de la vidéo, c'était purement pour l'illustration musicale).
Tout commence dans la fantastique ville de Prague, qui, comme de nombreuses villes Européennes, a toujours une vibration particulière, eu égard à son riche passé médiéval (maintes histoires de sciences, d'astronomie, d'alchimie, de sorcellerie...), à ses splendeurs début de siècle et à ses mésaventures sous le joug de l'URSS.
C'est dans cette ville qu'un jeune homme, faisant le tour des bouquinistes comme il en a l'habitude, tombe sur un bel ouvrage relié, rédigé dans un alphabet comme il n'en a jamais vu de semblable. Rangé dans sa bibliothèque au cœur de la nuit, l'ouvrage luit d'une étrange lueur verte et lui occasionne de fantastiques et grandioses visions (telles qu'on pourrait imaginer avoir en lisant de vieux numéros de revues d'exploration du XIXe siècle sous l'influence de substances hallucinogènes : un tas de clichés charmants accolés les uns aux autres comme dans un collage de Max Ersnt).
Mu par un incompréhensible et impérieux désir de découvrir ce qui se révèle comme un véritable monde parallèle (comme un peu le Londres-du-dessous, de Gaiman ou Miéville), notre héros s'ouvre au bizarre qu'il découvre derrière la moindre petite annonce, accoudé au zinc d'un bar, ou au détour d'une échoppe : le monde qui affleure par instant est une Prague en folie, pleine de collages baroques et de religions bizarres, qui évoquent fortement le Dadaïsme et l'absurde, et qui mettent le lecteur en joie.
Rejeté par les habitants de cette invraisemblable monde, notre héros persiste à s'y aventurer, quitte à fuir devant la menace de ses incarnations d'animaux qui parlent, ses zélotes religieux et ses Saints étranges. C'est aussi l'occasion pour le lecteur de le suivre de vignettes en vignettes, dans ce qui constitue une succession de tableaux fous et poétiques, reprenant avec démesure l'imaginaire fantastique pour le dézinguer avec humour : où l'on assiste à un cours magistral donné de nuit à l'université sur la grande guerre menée dans les chambres et les salles de bains, où l'on découvre une utilisation alternative du piédestal des statues du Pont Charles, et la monstruosité caché derrière les rayonnages les plus égarés des grandes bibliothèques...
Il faut accepter, en lisant cette fantasmagorie, que l'intérêt de Michal Ajvaz pour le roman se situe ailleurs. Le narrateur est un personnage peu développé, et peu intéressant, les autres figures, justement, ne sont que des figures, qui ne servent que pour nourrir le charme du tableau. La narration serpente et ne va nulle part.
Plus qu'à un roman traditionnel, on fait face à une rêverie fantastique, à laquelle s'entremêle parfois, au détour de l'aventure, une subtile leçon de sagesse et d'acceptation glissée entre deux belles images.
Le propos d'Ajvaz semble plus être un appel à regarder la réalité avec émerveillement, à trouver dans notre quotidien ses propres sources de magie, "en dépit de" : et beaucoup tient à ce "en dépit de". En effet, une menace sourde plane sur le récit malgré tout, et d'une certaine manière, le charme ancestral de Prague est compliqué de son passé plus oppressant.
On s'amuse beaucoup, cependant, et je suis bien persuadée, par exemple, qu'un maître de jeu ayant envie de tirer un jeu de rôle fantastique vers cet ailleurs ébouriffé, pourrait tout à fait utiliser quelques anecdotes de l'Autre ville.
Roman de Prague, leçon de regard poétique, L'Autre Ville est une expérience très particulière, fascinante à chaque page, que je ne peux que recommander aux lecteurs les plus ouverts d'esprits.
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La musique :
Ok, c'est sans doute bien trop pompeux, mais le procédé employé par Ajvaz me fait vraiment trop penser aux Tableaux d'une exposition de Moussorgsky (on peut se passer de la vidéo, c'était purement pour l'illustration musicale).
lundi 5 octobre 2015
Livres lus, choses vues, septembre 2015
Oui, bon c'était la rentrée, et par un dimanche plutôt ensoleillé, pendant que mon voisin se lance dans son illustre interprétation trémolesque de Phil Collins sous la douche, tandis que je sauve la face nord d'une tartine brûlée en redécorant mon canapé neuf, en voilà un résumé* :
Harley Quinn, tome 1 : complétement marteau. Scénario d'Amanda Conner et Jimmy Palmiotti, dessins de Chad Hardin. Urban comics, 2015
Well. L'enthousisasme d'Harley sur la couv' aura été un efficace produit d'appel, saluons le boulot de dessin d'Amanda Conner : Harley a l'air vraiment cintrée. Après... Je ne suis tellement tellement pas le public pour ça, fucking cérébrale que je suis. Mon avis quand même : c'est loupé. Pas tant dans le compréhensible désir de raconter les aventures décérébrées d'un personnage sympathique et délirant, que dans la gratuité absolue des intrigues et des personnages. Ok, notre psychiatre préférée est folle et rigolote, mais ses aventures doivent-elles n'avoir ni queue ni tête à ce point-là ? Ou alors, autre hypothèse, pour un scénario aussi barré, le dessin est peut-être un poil trop réaliste, et les filles un brin trop jolies. On aurait pu imaginer une grande cinglerie dégoulinante de couleurs plus brutes, plus "dessin animé", avec un dessin plus rond, et ça aurait mieux marché, en décalant vraiment le propos. Là, ce côté hyper léché et sexy marche mal avec le grand n'importe quoi scénaristique, et m'a mise assez mal à l'aise. Un truc cool quand même : sur les couv', c'est visible, Amanda Conner s'est régalée avec les mimiques folles de Miss Quinn, et maîtrise hyper bien le style nunuche aux yeux exorbités.
Mais quand même, ça ne suffit pas à sauver un achat que je regrette plutôt. Désolée, ma petite Harley. Ho, un mot quand même sur cette originalité du numéro 0, premier chapitre de ce gros volume et improbable argument d'achat pour la frêle tête de linotte que je suis : Harley, comme promis, choisit elle-même son dessinateur, et teste sur quelques pages des noms illustres. Marrant, au moins.
Arkham Asylum / Grant Morrisson, Dave McKean. DC Deluxe, 1989.
Le pire comme le meilleur, hein ? Donc, dans les années 80-90, alors que des projets novateurs comme Watchmen venaient rafraîchir le monde des comics, deux grands originaux s'associaient pour donner naissance à cette superbe difformité. On connait les dessins déstructurés de McKean, et l'écriture audacieuse et cultivée de Morrisson, et ça donne sans surprise un chef d'œuvre post-moderne. Oui oui, le post-modernisme en matière de comics, vas-y moque-toi, mais je ne vois pas trop comment décrire ces grands à plats de couleurs où l'action est hors-cadre, distanciée ou indécelable, le temps élastique, et où le sens ne procède que par à-coup.
Quoiqu'il en soit, Batman se voit contraint par le joker à venir passer quelques heures à Arkham, avec ses traditionnels compagnons de jeu. Son objectif : prouver que la grande chauve-souris, après tout, est aussi malade mentalement que ceux qu'elle poursuit. Maintenant toujours le lecteur sur le fil (est-il fou, notre héros? va-t-il sombrer ?), brodée d'images violentes et esthétiquement superbes, la narration se joue de nous comme le Joker, ici génialement sympathique et charismatique, plein de bons mots et de folie, se joue de Batman.
Merveille nauséeuse, et c'est un compliment.
Henry Darger, Musée d'art moderne de la ville de Paris.
Qu'est-ce que l'art brut et que faire d'un phénomène comme Darger ?
Il était bien temps d'aller voir ces grands formats de papier collé, où des petites filles nues combattent les officiers malfaisants d'un monde parallèle. Les dessins de Darger ont été retrouvés par hasard après sa mort par son logeur, et constituent un exemple parfait de ce qu'est l'art brut selon la définition de Dubuffet, qui l'a conceptualisé dans les 50's. Donc, l'art brut c'est ainsi qu'on qualifie la production de créatifs tenus à l'extérieur du monde traditionnel de l'art : sans formation artistique ou cadre référentiel, dont les créations ont représenté un point d'ancrage ou de survie psychologique. Dans le cas de Darger, homme fragile à l'enfance difficile, sa vie aura été dédiée à la réalisation de ces grandes toiles dépeignant les aventures des Vivian girls, héroïnes étranges décalquées dans la presse ou les comics de l'époque, et passées à l'aquarelle. Il en sort des images très particulières, naïves et gênantes dans leur application (nudisme, maltraitance et jeunesse des sujets ont des connotations très particulières pour le spectateur contemporain). Qu'est-ce que l'art, qu'est-ce que le canular ? La question est délicate pour le néophyte qui, s'il veut bien suspendre son jugement quelques instants en présence de chefs-d'œuvre validés par la communauté intellectuelle, est livré à lui-même face à l'Art Brut, inclassable, incompréhensible selon des règles classiques, et cependant fascinant, puisqu'au plus près de l'inconscient des artistes. On s'interroge un peu, et si je me promets d'aller creuser ça avec la lecture du catalogue et d'American Gothic, le roman de Mauméjean inspiré par cette histoire, j'en retiens surtout cette lente appropriation que Darger fait du dessin et de la couleur avant de se livrer à ses dernières toiles, flamboyantes et fleuries. Encourageant.
Miss Hokusai, de Keiichi Hara.
On parlait du dessin à l'instant, et je me sens dans l'obligation d'aborder aussitôt le sujet d'Oei-Hokusai, fille du maître, dont on aura pu découvrir l'histoire avec ce dessin animé réussi. L'histoire à travers le prisme d'un observateur extérieur : un mécanisme de narration qui fonctionne souvent très bien, et d'autant mieux que la narratrice est elle-même un sujet d'intérêt. De la disgracieuse Oei, on ne sait finalement que peu de choses, ce qui a laissé le champ libre aux scénaristes pour broder autour d'une année de sa vie auprès de son père, entre dessin du japon ancien et discrets drames familiaux. On vit d'assez jolis moments dans les rapports que l'héroïne entretient avec sa petite sœur aveugle et malade, et les parties réservées au dessin sont menées avec poésie, en illustrant l'émerveillement permanent du dessinateur face au monde, et la tache ardue de fixer fidèlement sur le papier ce qu'on aura vu. Et c'est rythmé avec du rock contemporain, ce qui s'associe parfaitement à la personnalité non-conformiste de notre illustratrice, rebelle et résolument moderne.
Neuromancien, William Gibson, J'ai lu, 2001
Ok, une légende de la SF, un vrai thriller technologique, fascinant et pleins d'images atrocement belles. A l'époque, Neuromancien était la tête de proue du Cyberpunk, ce moment qui percevait toutes les inquiétantes déformations du progrès technologiques sans éthique forte. Même si on trouve dans ce roman beaucoup d'images popularisées par la suite (car réemployées abondamment), il garde une certaine force de frappe grâce au talent de narration de Gibson, qui sait vraiment poser des situations savoureuses pour l'amateur de SF, et qu'il combine avec un art du détail maladif.
Une lecture peut-être un peu datée, mais qui reste très intéressante, bien plus que le plus récent Histoire zéro par exemple : le problème de l'hyper-contemporain, finalement, c'est qu'il court toujours le risque d'être dépassé très vite. Dans ce cas, on retient au moins ces images obsédantes dont Gibson a le secret : d'une vieux hacker a l'esprit enregistré dans une machine (dans Neuromancien), à un hôtel digne d'une nouvelle écrite par un Dunsany moqueur (dans Histoire Zéro).
Un truc très beau qui contient tout , Neil Cassady, traduit et présenté par Fanny Wallendorf. Finitude, 2014.
Il faut lire les classiques aussi bien que les nouveautés, apporter de la perspective à sa connaissance du monde est essentiel. Difficile pourtant de dire que la tâche n'est pas ardue avec ce cinglé magnifique qu'est Neil Cassady, mythe littéraire qui n'aura eu aucune publication volontaire, mais qui par sa manière d'être et de faire les choses aura été une muse absolue, l'incarnation même d'un mouvement littéraire, la personnification de la rébellion rock sur plusieurs générations. On sait : Neil Cassady est un vagabond inconséquent et charmeur, c'est son écriture rythmée qui a inspiré Sur la route à Kerouac, nourrissait Burroughs et Allen Ginsberg, le beau mec dont Kerouac disait : "tu es le seul auteur d'entre nous"... et qui n'aura jamais rien écrit, si ce n'est cette correspondance hallucinée, bondissante, vibrante de vie et de rythme. Cassady, c'est l'essence même de la vie énervée, de la présence consciente au monde : c'est trop, c'est presque fatiguant à lire. Mais c'est fascinant, et mettre ce maelström endiablé en regard du mouvement beat l'éclaire d'une belle lumière.
J'attends un peu pour le tome 2, je n'ai pas encore la force de me colleter avec ce génie énervé.
Les mouvements artistiques depuis 1945 , Edward Lucie-Smith, traduit par Pierre-Richard Rouillon. Thames & Hudson, 2003.
Alors d'accord, l'art contemporain est une infâme prise de tête qu'on aura soin de garder au large, parce qu'oscillant entre son apparente simplicité ("mais puisque je te dis que n'importe qui peut le faire") et un abîme de subtilités métaphysiques qui même une fois expliquées restent obscures. Et puis bon, au moins l'art figuratif des siècles précédents, c'est joli, hein. Et ça fait bien sur une boîte de chocolat. Oh, mais voilà pourquoi, tiens : dans l'art il n'y aurait pas ce phénomène de réaction à la société ? Et ne pourrait-on pas considérer que l'art produit ce dernier siècle est l'émanation de nos modes de vies ?
Tu vas dire que je m'égare un peu. Mais avant Monsieur Lucie-Smith, j'aurais été infoutue de comprendre la critique d'art contemporaine, et moi aussi, je considérais l'art contemporain avec un désintérêt poli. Quelques pages claires et lucides plus tard, je perçois le recul nécessaire au jugement, et les multiples couches de sens que j'avais manqué. Voir, peut-être même, le début d'une cohérence (et même des trucs qui pourraient servir pour de la critique de bouquins, tu vois ?)
Pour une meuf qui s'intéresse prioritairement aux gens qui sont morts, c'est pas mal du tout, non ?
Lost Vegas, Paul McGuire, traduit par Benjamin Gallen, Inculte, 2011.
Bon, la critique négative, c'est la vie aussi, et c'est au moins aussi important que la critique positive. Tu sais ces fameux journalistes qui prétendent réinventer le fil à couper le beurre chaque fois qu'ils se droguent à Vegas comme si Thompson ne l'avait pas déjà mieux fait avant eux ? Voilà, c'est comme ça. Soit un journaliste spécialiste du poker, pas formidablement lettré, qui part couvrir les World Series of Poker, et utilise cette expérience putassière, pleine d'alcool et de misère humaine (obligatoires putes, drogues et flingues) pour épicer un compte-rendu qui peinerait déjà à faire jouir un initié. Parce que oui, ça parle aussi stratégie (mais assez peu, et assez mal), en se concentrant uniquement sur les personnalités (les personnages montés de toute pièce pour la com') des joueurs. Mais que cela ne trompe personne : dans ce roman plein de désamour (du poker, des putes, des joueurs), le seul qui s'aime, c'est l'auteur. Dispensable.
Je voulais finir par un tableau, mais il est tard et je suis à la bourre. Le mois prochain.
En attendant, ce mois-ci j'éprouve un vif intérêt pour Renato Guttuso, vas voir.
Et puis le bisou, car le monde attend, là.
* ça c'était quand j'ai commencé cet article : il est à présent un brin tard, et trois semaines après...
Harley Quinn, tome 1 : complétement marteau. Scénario d'Amanda Conner et Jimmy Palmiotti, dessins de Chad Hardin. Urban comics, 2015
Well. L'enthousisasme d'Harley sur la couv' aura été un efficace produit d'appel, saluons le boulot de dessin d'Amanda Conner : Harley a l'air vraiment cintrée. Après... Je ne suis tellement tellement pas le public pour ça, fucking cérébrale que je suis. Mon avis quand même : c'est loupé. Pas tant dans le compréhensible désir de raconter les aventures décérébrées d'un personnage sympathique et délirant, que dans la gratuité absolue des intrigues et des personnages. Ok, notre psychiatre préférée est folle et rigolote, mais ses aventures doivent-elles n'avoir ni queue ni tête à ce point-là ? Ou alors, autre hypothèse, pour un scénario aussi barré, le dessin est peut-être un poil trop réaliste, et les filles un brin trop jolies. On aurait pu imaginer une grande cinglerie dégoulinante de couleurs plus brutes, plus "dessin animé", avec un dessin plus rond, et ça aurait mieux marché, en décalant vraiment le propos. Là, ce côté hyper léché et sexy marche mal avec le grand n'importe quoi scénaristique, et m'a mise assez mal à l'aise. Un truc cool quand même : sur les couv', c'est visible, Amanda Conner s'est régalée avec les mimiques folles de Miss Quinn, et maîtrise hyper bien le style nunuche aux yeux exorbités.
Mais quand même, ça ne suffit pas à sauver un achat que je regrette plutôt. Désolée, ma petite Harley. Ho, un mot quand même sur cette originalité du numéro 0, premier chapitre de ce gros volume et improbable argument d'achat pour la frêle tête de linotte que je suis : Harley, comme promis, choisit elle-même son dessinateur, et teste sur quelques pages des noms illustres. Marrant, au moins.
Arkham Asylum / Grant Morrisson, Dave McKean. DC Deluxe, 1989.
Le pire comme le meilleur, hein ? Donc, dans les années 80-90, alors que des projets novateurs comme Watchmen venaient rafraîchir le monde des comics, deux grands originaux s'associaient pour donner naissance à cette superbe difformité. On connait les dessins déstructurés de McKean, et l'écriture audacieuse et cultivée de Morrisson, et ça donne sans surprise un chef d'œuvre post-moderne. Oui oui, le post-modernisme en matière de comics, vas-y moque-toi, mais je ne vois pas trop comment décrire ces grands à plats de couleurs où l'action est hors-cadre, distanciée ou indécelable, le temps élastique, et où le sens ne procède que par à-coup.
Quoiqu'il en soit, Batman se voit contraint par le joker à venir passer quelques heures à Arkham, avec ses traditionnels compagnons de jeu. Son objectif : prouver que la grande chauve-souris, après tout, est aussi malade mentalement que ceux qu'elle poursuit. Maintenant toujours le lecteur sur le fil (est-il fou, notre héros? va-t-il sombrer ?), brodée d'images violentes et esthétiquement superbes, la narration se joue de nous comme le Joker, ici génialement sympathique et charismatique, plein de bons mots et de folie, se joue de Batman.
Merveille nauséeuse, et c'est un compliment.
Henry Darger, Musée d'art moderne de la ville de Paris.
Qu'est-ce que l'art brut et que faire d'un phénomène comme Darger ?
Il était bien temps d'aller voir ces grands formats de papier collé, où des petites filles nues combattent les officiers malfaisants d'un monde parallèle. Les dessins de Darger ont été retrouvés par hasard après sa mort par son logeur, et constituent un exemple parfait de ce qu'est l'art brut selon la définition de Dubuffet, qui l'a conceptualisé dans les 50's. Donc, l'art brut c'est ainsi qu'on qualifie la production de créatifs tenus à l'extérieur du monde traditionnel de l'art : sans formation artistique ou cadre référentiel, dont les créations ont représenté un point d'ancrage ou de survie psychologique. Dans le cas de Darger, homme fragile à l'enfance difficile, sa vie aura été dédiée à la réalisation de ces grandes toiles dépeignant les aventures des Vivian girls, héroïnes étranges décalquées dans la presse ou les comics de l'époque, et passées à l'aquarelle. Il en sort des images très particulières, naïves et gênantes dans leur application (nudisme, maltraitance et jeunesse des sujets ont des connotations très particulières pour le spectateur contemporain). Qu'est-ce que l'art, qu'est-ce que le canular ? La question est délicate pour le néophyte qui, s'il veut bien suspendre son jugement quelques instants en présence de chefs-d'œuvre validés par la communauté intellectuelle, est livré à lui-même face à l'Art Brut, inclassable, incompréhensible selon des règles classiques, et cependant fascinant, puisqu'au plus près de l'inconscient des artistes. On s'interroge un peu, et si je me promets d'aller creuser ça avec la lecture du catalogue et d'American Gothic, le roman de Mauméjean inspiré par cette histoire, j'en retiens surtout cette lente appropriation que Darger fait du dessin et de la couleur avant de se livrer à ses dernières toiles, flamboyantes et fleuries. Encourageant.
Miss Hokusai, de Keiichi Hara.
On parlait du dessin à l'instant, et je me sens dans l'obligation d'aborder aussitôt le sujet d'Oei-Hokusai, fille du maître, dont on aura pu découvrir l'histoire avec ce dessin animé réussi. L'histoire à travers le prisme d'un observateur extérieur : un mécanisme de narration qui fonctionne souvent très bien, et d'autant mieux que la narratrice est elle-même un sujet d'intérêt. De la disgracieuse Oei, on ne sait finalement que peu de choses, ce qui a laissé le champ libre aux scénaristes pour broder autour d'une année de sa vie auprès de son père, entre dessin du japon ancien et discrets drames familiaux. On vit d'assez jolis moments dans les rapports que l'héroïne entretient avec sa petite sœur aveugle et malade, et les parties réservées au dessin sont menées avec poésie, en illustrant l'émerveillement permanent du dessinateur face au monde, et la tache ardue de fixer fidèlement sur le papier ce qu'on aura vu. Et c'est rythmé avec du rock contemporain, ce qui s'associe parfaitement à la personnalité non-conformiste de notre illustratrice, rebelle et résolument moderne.
Neuromancien, William Gibson, J'ai lu, 2001
Ok, une légende de la SF, un vrai thriller technologique, fascinant et pleins d'images atrocement belles. A l'époque, Neuromancien était la tête de proue du Cyberpunk, ce moment qui percevait toutes les inquiétantes déformations du progrès technologiques sans éthique forte. Même si on trouve dans ce roman beaucoup d'images popularisées par la suite (car réemployées abondamment), il garde une certaine force de frappe grâce au talent de narration de Gibson, qui sait vraiment poser des situations savoureuses pour l'amateur de SF, et qu'il combine avec un art du détail maladif.
Une lecture peut-être un peu datée, mais qui reste très intéressante, bien plus que le plus récent Histoire zéro par exemple : le problème de l'hyper-contemporain, finalement, c'est qu'il court toujours le risque d'être dépassé très vite. Dans ce cas, on retient au moins ces images obsédantes dont Gibson a le secret : d'une vieux hacker a l'esprit enregistré dans une machine (dans Neuromancien), à un hôtel digne d'une nouvelle écrite par un Dunsany moqueur (dans Histoire Zéro).
Un truc très beau qui contient tout , Neil Cassady, traduit et présenté par Fanny Wallendorf. Finitude, 2014.
Il faut lire les classiques aussi bien que les nouveautés, apporter de la perspective à sa connaissance du monde est essentiel. Difficile pourtant de dire que la tâche n'est pas ardue avec ce cinglé magnifique qu'est Neil Cassady, mythe littéraire qui n'aura eu aucune publication volontaire, mais qui par sa manière d'être et de faire les choses aura été une muse absolue, l'incarnation même d'un mouvement littéraire, la personnification de la rébellion rock sur plusieurs générations. On sait : Neil Cassady est un vagabond inconséquent et charmeur, c'est son écriture rythmée qui a inspiré Sur la route à Kerouac, nourrissait Burroughs et Allen Ginsberg, le beau mec dont Kerouac disait : "tu es le seul auteur d'entre nous"... et qui n'aura jamais rien écrit, si ce n'est cette correspondance hallucinée, bondissante, vibrante de vie et de rythme. Cassady, c'est l'essence même de la vie énervée, de la présence consciente au monde : c'est trop, c'est presque fatiguant à lire. Mais c'est fascinant, et mettre ce maelström endiablé en regard du mouvement beat l'éclaire d'une belle lumière.
J'attends un peu pour le tome 2, je n'ai pas encore la force de me colleter avec ce génie énervé.
Les mouvements artistiques depuis 1945 , Edward Lucie-Smith, traduit par Pierre-Richard Rouillon. Thames & Hudson, 2003.
Alors d'accord, l'art contemporain est une infâme prise de tête qu'on aura soin de garder au large, parce qu'oscillant entre son apparente simplicité ("mais puisque je te dis que n'importe qui peut le faire") et un abîme de subtilités métaphysiques qui même une fois expliquées restent obscures. Et puis bon, au moins l'art figuratif des siècles précédents, c'est joli, hein. Et ça fait bien sur une boîte de chocolat. Oh, mais voilà pourquoi, tiens : dans l'art il n'y aurait pas ce phénomène de réaction à la société ? Et ne pourrait-on pas considérer que l'art produit ce dernier siècle est l'émanation de nos modes de vies ?
Tu vas dire que je m'égare un peu. Mais avant Monsieur Lucie-Smith, j'aurais été infoutue de comprendre la critique d'art contemporaine, et moi aussi, je considérais l'art contemporain avec un désintérêt poli. Quelques pages claires et lucides plus tard, je perçois le recul nécessaire au jugement, et les multiples couches de sens que j'avais manqué. Voir, peut-être même, le début d'une cohérence (et même des trucs qui pourraient servir pour de la critique de bouquins, tu vois ?)
Pour une meuf qui s'intéresse prioritairement aux gens qui sont morts, c'est pas mal du tout, non ?
Lost Vegas, Paul McGuire, traduit par Benjamin Gallen, Inculte, 2011.
Bon, la critique négative, c'est la vie aussi, et c'est au moins aussi important que la critique positive. Tu sais ces fameux journalistes qui prétendent réinventer le fil à couper le beurre chaque fois qu'ils se droguent à Vegas comme si Thompson ne l'avait pas déjà mieux fait avant eux ? Voilà, c'est comme ça. Soit un journaliste spécialiste du poker, pas formidablement lettré, qui part couvrir les World Series of Poker, et utilise cette expérience putassière, pleine d'alcool et de misère humaine (obligatoires putes, drogues et flingues) pour épicer un compte-rendu qui peinerait déjà à faire jouir un initié. Parce que oui, ça parle aussi stratégie (mais assez peu, et assez mal), en se concentrant uniquement sur les personnalités (les personnages montés de toute pièce pour la com') des joueurs. Mais que cela ne trompe personne : dans ce roman plein de désamour (du poker, des putes, des joueurs), le seul qui s'aime, c'est l'auteur. Dispensable.
Je voulais finir par un tableau, mais il est tard et je suis à la bourre. Le mois prochain.
En attendant, ce mois-ci j'éprouve un vif intérêt pour Renato Guttuso, vas voir.
Et puis le bisou, car le monde attend, là.
* ça c'était quand j'ai commencé cet article : il est à présent un brin tard, et trois semaines après...
lundi 7 septembre 2015
Journal de nuit, Jack Womack
Purement émotionnel, ce coup-ci.
Cet ouvrage reparaît auréolé de sa réputation flatteuse, enfin. Et ce qu'on y trouve justifie cette réputation, me semble-t-il.
Journal de nuit, c'est le journal de Lola Hart, fille aînée d'une famille d'intellos gauchistes aisés de New York. Ce journal, auquel elle s'adresse en l'appelant "Anne"(référence évidente à une autre jeune pratiquante de journaux intimes), raconte son quotidien de pré-adolescente, dans un pays gangrené par la violence et la destruction, alors que sa famille connaît un déclassement social qui n'aura plus de fin. Lola conte le déménagement sordide vers un quartier pauvre, le mépris de classe que ses amies lui font rapidement subir, et la progressive adaptation qui transforme la petite fille de bonne famille en gamine des rues violente et sans espoir.
L'écriture de ce texte dur, dont on ne sort pas indemne, est parfaitement maîtrisée : l'insoutenable déclin de la famille Hart suit le même rythme que l'implosion du pays, meurtri par une véritable guerre civile. Le fait que l'on ne suive l'évolution de la situation qu'à travers le regard enfantin d'Anne empêche d'analyser réellement les raisons de cette crise, mais quelques éléments filtrent jusqu'à nous : la terreur des possédants qui se terrent, surarmés, persuadés que leurs bonnes et jardiniers vont les assassiner, les émeutes des pauvres, écrasés par l'armée, ou encore les assassinats des différents Présidents, qui se succèdent.
Ces éléments suffisent à dépeindre une ambiance d'une noirceur absolue, qui pèse sur le destin de la famille Hart, et l'emportera dans la tourmente, jusqu'à la dislocation finale.
Filtré par le prisme d'une enfant, ce texte, dans lequel une enfant perd peu à peu tous ses repères avec une cruauté et un réalisme extrême, est éprouvant pour le lecteur.
D'autant plus que Jack Womack dresse un personnage enfantin très plausible, et prend le soin de rendre son évolution visible par l'altération du style d'écriture au fil du roman : l'argot se glisse, les constructions se simplifient, la syntaxe disparaît.
Au niveau purement dystopique, le roman est vertigineux par le futur qu'il propose : un pays où l'extrême inégalité sociale, aggravée par la complaisance d'une télévision poubelle, et la militarisation à outrance des forces de défense, mène à l'ultra-violence et à la guerre civile. Dans ce monde, la pauvreté mérite une punition ("il faudrait tuer les SDF", dit une journaliste à la télévision), la laideur mérite la mort ("j'ai détesté Chicago et Los Angeles, je suis contente qu'elles brûlent", nous dit Lola, encore bien protégée dans son école privée), et la différence est rejetée ou détruite (inquiétante histoire de la petite Lori, qu'on voit disparaître "pour rééducation" et qui revient absente, silencieuse et souriante).
A ce titre, il me semble que le roman est remarquable, en nous faisant vivre les effets du déclassement de près. Cette jeune fille qui se moque des défavorisés en devient une, et se fait maltraiter comme telle. Elle devient l'incarnation de ce qui terrifie sa tante aisée, c'est à dire d'une masse révoltée par l'injustice de leur situation, alors que cette ultraviolence n'est que le résultat de celle que la société leur a fait subir.
Il semblerait que ce roman de Womack aie eu le plus grand mal à trouver un éditeur aux Etats-Unis, en raison de sa teneur difficile : rien d'étonnant vu la violence enfantine qu'il contient, véritable tabou brisé. Le roman a été édité en Angleterre, patrie de David Copperfield et de la Little Princess (une belle tradition dans la maltraitance enfantine romanesque, donc!) et connu un succès tout relatif à sa sortie. C'est le bouche à oreilles élogieux qui lui trouve de temps à autres de nouveaux éditeurs et de nouveaux lecteurs.
Mais il faut lire Journal de nuit. Se sentir nauséeux, avoir le cœur serré et le refermer bien conscient du rôle de la Science-Fiction : poursuivre des lignes existantes jusqu'à l'angle d'un futur plausible. Et de tout roman : tortiller notre humanité en la mettant dans des situations sales et inconfortables, pour que dans notre vie quotidienne, ignorer l'autre ne soit plus jamais facile.
Journal de nuit, nouvelle (et superbe!) édition chez Points, 2015, de Jack Womack, traduit par Emmanuel Jouanne, 8,00 €
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Et dans un second mouvement, la musique : The mob goes wild, Clutch
Cet ouvrage reparaît auréolé de sa réputation flatteuse, enfin. Et ce qu'on y trouve justifie cette réputation, me semble-t-il.
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Journal de nuit, édition de 1995 |
L'écriture de ce texte dur, dont on ne sort pas indemne, est parfaitement maîtrisée : l'insoutenable déclin de la famille Hart suit le même rythme que l'implosion du pays, meurtri par une véritable guerre civile. Le fait que l'on ne suive l'évolution de la situation qu'à travers le regard enfantin d'Anne empêche d'analyser réellement les raisons de cette crise, mais quelques éléments filtrent jusqu'à nous : la terreur des possédants qui se terrent, surarmés, persuadés que leurs bonnes et jardiniers vont les assassiner, les émeutes des pauvres, écrasés par l'armée, ou encore les assassinats des différents Présidents, qui se succèdent.
Ces éléments suffisent à dépeindre une ambiance d'une noirceur absolue, qui pèse sur le destin de la famille Hart, et l'emportera dans la tourmente, jusqu'à la dislocation finale.
Filtré par le prisme d'une enfant, ce texte, dans lequel une enfant perd peu à peu tous ses repères avec une cruauté et un réalisme extrême, est éprouvant pour le lecteur.
D'autant plus que Jack Womack dresse un personnage enfantin très plausible, et prend le soin de rendre son évolution visible par l'altération du style d'écriture au fil du roman : l'argot se glisse, les constructions se simplifient, la syntaxe disparaît.
Au niveau purement dystopique, le roman est vertigineux par le futur qu'il propose : un pays où l'extrême inégalité sociale, aggravée par la complaisance d'une télévision poubelle, et la militarisation à outrance des forces de défense, mène à l'ultra-violence et à la guerre civile. Dans ce monde, la pauvreté mérite une punition ("il faudrait tuer les SDF", dit une journaliste à la télévision), la laideur mérite la mort ("j'ai détesté Chicago et Los Angeles, je suis contente qu'elles brûlent", nous dit Lola, encore bien protégée dans son école privée), et la différence est rejetée ou détruite (inquiétante histoire de la petite Lori, qu'on voit disparaître "pour rééducation" et qui revient absente, silencieuse et souriante).
A ce titre, il me semble que le roman est remarquable, en nous faisant vivre les effets du déclassement de près. Cette jeune fille qui se moque des défavorisés en devient une, et se fait maltraiter comme telle. Elle devient l'incarnation de ce qui terrifie sa tante aisée, c'est à dire d'une masse révoltée par l'injustice de leur situation, alors que cette ultraviolence n'est que le résultat de celle que la société leur a fait subir.
Il semblerait que ce roman de Womack aie eu le plus grand mal à trouver un éditeur aux Etats-Unis, en raison de sa teneur difficile : rien d'étonnant vu la violence enfantine qu'il contient, véritable tabou brisé. Le roman a été édité en Angleterre, patrie de David Copperfield et de la Little Princess (une belle tradition dans la maltraitance enfantine romanesque, donc!) et connu un succès tout relatif à sa sortie. C'est le bouche à oreilles élogieux qui lui trouve de temps à autres de nouveaux éditeurs et de nouveaux lecteurs.
Mais il faut lire Journal de nuit. Se sentir nauséeux, avoir le cœur serré et le refermer bien conscient du rôle de la Science-Fiction : poursuivre des lignes existantes jusqu'à l'angle d'un futur plausible. Et de tout roman : tortiller notre humanité en la mettant dans des situations sales et inconfortables, pour que dans notre vie quotidienne, ignorer l'autre ne soit plus jamais facile.
Journal de nuit, nouvelle (et superbe!) édition chez Points, 2015, de Jack Womack, traduit par Emmanuel Jouanne, 8,00 €
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Et dans un second mouvement, la musique : The mob goes wild, Clutch
dimanche 6 septembre 2015
La voix du feu, d'Alan Moore
Parlons de ces livres qui te tombent dans les mains par hasard, et qui vont un petit moment devenir des mètres-étalons à l'aune desquels tu jugeras tes autres lectures. Dans mon cas, il y a eu la rencontre avec le recueil de Gaiman, Miroirs et fumées, pendant mes études, et c'était fort. Un livre que j'ai tellement prêté qu'il est tout jauni, déformé, et ne ferme plus, mais qui a représenté pour moi un souffle d'air frais dans la manière dont j'estimais qu'on pouvait raconter une histoire, ou dépeindre un personnage. Longtemps, je n'ai pas su diriger mes goûts, et mes rencontres littéraires tenaient souvent de la serendipité brute. Cela ne m'arrive plus si souvent, mais parfois, en me baladant dans les rayons d'une librairie bien tenue, je plonge la main dans un rayon et j'en sors avec d'inattendues merveilles.
Et cet été, La voix du feu, initialement édité en France chez Calmann-Lévy, en collection Interstices en 2008, et réédité en poche ce printemps dernier.
Alan Moore, scénariste de Bd légendaire (V pour Vendetta, Watchmen, La ligue des gentlemen extraordinaire, From Hell... j'en ai le tournis rien que de les citer) a donc écrit sur sa ville, Northampton.
Bien que l'ensemble soit envisagé par Moore comme un roman dont le personnage est Northampton, il me semble plus commode de décrire la chose comme un recueil de textes dont les histoires marquent des étapes dans 6000 ans d'histoire de cette ville, de moins 4000 ans av. J. C, aux années 90.
De multiples voix, donc, se pressent aux portes pour conter leur histoire, et chaque nouvelle est plus impressionnante que la précédente dans son style et dans son traitement narratif.
La nouvelle qui ouvre le recueil nous met aux prises avec un enfant handicapé, vers moins 4000, qui perçoit le réel de manière étonnante, a une construction lexicale déroutante (sa pensée progresse par images désordonnées, lecture aussi stupéfiante que dure à suivre), et se retrouve menacé par une forme de magie rituelle, inaugurant le motif mystique du feu, qui va parcourir le récit.
On se retrouve plus tard à poursuivre un étonnant morceau de polar poétique, au narrateur inhabituel, comme ce sera le parti pris de Moore tout au long du récit, enquête boueuse et froide dans les brumes de l'Angleterre pré-Romaine.
On rencontre un enquêteur Romain, pistant de faux monnayeurs alors que l'Empire s'effrite, une vieille et sainte Sœur affligée de visions mystiques, deux émouvantes sorcières sur un bûcher qui vient d'être allumé, un crâne encore animé de raison qui veille à l'une des portes de la ville, des fous, des malades libertins et enfin, le narrateur lui-même, qui conclut le récit par l'expérience personnelle d'un mythe local.
Je ne rentre pas dans les détails, parce qu'il faut lire La voix du feu, et que je ne veux rien en gâcher.
Mais voilà ce qui m'a émerveillée dans le travail de Moore : sa science du récit qui lui fait toujours choisir l'angle le plus inattendu et le plus déroutant, l'humanité avec laquelle il explique les comportements parfois monstrueux de ses personnages, et sa recherche permanente du style, qui colle au récit raconté, de la bouillie syntaxique du premier récit à l'écriture précieuse d'un récit libertin qui tourne mal.
Une telle maîtrise est si réjouissante, si satisfaisante, que j'ai parfois ralenti ma lecture pour revenir à certains paragraphes, et que lorsqu'il me sera rendu (car lui aussi -comme le Gaiman avec lequel il me semble partager quelques caractéristiques, tout en étant plus ambitieux, plus abouti- est déjà prêté), je le relirais avec plaisir.
La voix du feu, Alan Moore, traduit par Patrick Marcel, chez ActuSf, 2015.
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Et la musique, alors ?
Kim Fowley, The Trip :
Et cet été, La voix du feu, initialement édité en France chez Calmann-Lévy, en collection Interstices en 2008, et réédité en poche ce printemps dernier.
Alan Moore, scénariste de Bd légendaire (V pour Vendetta, Watchmen, La ligue des gentlemen extraordinaire, From Hell... j'en ai le tournis rien que de les citer) a donc écrit sur sa ville, Northampton.
Bien que l'ensemble soit envisagé par Moore comme un roman dont le personnage est Northampton, il me semble plus commode de décrire la chose comme un recueil de textes dont les histoires marquent des étapes dans 6000 ans d'histoire de cette ville, de moins 4000 ans av. J. C, aux années 90.
De multiples voix, donc, se pressent aux portes pour conter leur histoire, et chaque nouvelle est plus impressionnante que la précédente dans son style et dans son traitement narratif.
La nouvelle qui ouvre le recueil nous met aux prises avec un enfant handicapé, vers moins 4000, qui perçoit le réel de manière étonnante, a une construction lexicale déroutante (sa pensée progresse par images désordonnées, lecture aussi stupéfiante que dure à suivre), et se retrouve menacé par une forme de magie rituelle, inaugurant le motif mystique du feu, qui va parcourir le récit.
On se retrouve plus tard à poursuivre un étonnant morceau de polar poétique, au narrateur inhabituel, comme ce sera le parti pris de Moore tout au long du récit, enquête boueuse et froide dans les brumes de l'Angleterre pré-Romaine.
On rencontre un enquêteur Romain, pistant de faux monnayeurs alors que l'Empire s'effrite, une vieille et sainte Sœur affligée de visions mystiques, deux émouvantes sorcières sur un bûcher qui vient d'être allumé, un crâne encore animé de raison qui veille à l'une des portes de la ville, des fous, des malades libertins et enfin, le narrateur lui-même, qui conclut le récit par l'expérience personnelle d'un mythe local.
Je ne rentre pas dans les détails, parce qu'il faut lire La voix du feu, et que je ne veux rien en gâcher.
Mais voilà ce qui m'a émerveillée dans le travail de Moore : sa science du récit qui lui fait toujours choisir l'angle le plus inattendu et le plus déroutant, l'humanité avec laquelle il explique les comportements parfois monstrueux de ses personnages, et sa recherche permanente du style, qui colle au récit raconté, de la bouillie syntaxique du premier récit à l'écriture précieuse d'un récit libertin qui tourne mal.
Une telle maîtrise est si réjouissante, si satisfaisante, que j'ai parfois ralenti ma lecture pour revenir à certains paragraphes, et que lorsqu'il me sera rendu (car lui aussi -comme le Gaiman avec lequel il me semble partager quelques caractéristiques, tout en étant plus ambitieux, plus abouti- est déjà prêté), je le relirais avec plaisir.
La voix du feu, Alan Moore, traduit par Patrick Marcel, chez ActuSf, 2015.
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Et la musique, alors ?
Kim Fowley, The Trip :
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