vendredi 8 septembre 2017

Choses vues et lues, Juin-juillet 2017

Ce compendium a deux mois de retard, tentons donc de le publier en douce.
C'était l'été.

Un extrait de Bandette ! Paul Tobin et Colleen Coover, EP, 2017


Des Bédés :

Et tu connaîtras l'univers et les Dieux, Jesse Jacobs, Tanibis, 2015.
Aïe, encore un de ces innombrables machins de hipsters dont j'ai le secret parce que le dessin défrise les pupilles, oui. Jesse Jacobs, qui a un style sympathiquement déplaisant (aussi dans Safari Lune de miel, chez le même éditeur) nous raconte la création de la Terre et l'évolution grâce à des divinités capricieuses et moches. L'émergence de l'homme est bien sûr un hasard, il y a plein de scènes rigolotes, cruelles, crades. Le graphisme tabasse tout avec un fond noir bleu, les deux seules couleurs étant le bleu turquoise et le violet : malgré des cases et un dessin arrondis qui adoucissent les sensations, l'effet est acide. Je pense qu'à peu près n'importe quel journaliste gonzo-hippie 70's aurait validé ce titre. Je vous passe mes traditionnels "formidable", "invraissembable", et "chouette", on aura compris plutôt : Jesse Jacobs, dessinateur du bizarre doux-amer.

Voyage en Astrylie, Tristan Bordmann, Le Clou, 2017.
Cette bande dessinée remporte tous les concours de beauté avec sa couv' verte et bleue sérigraphiée à la main par l'auteur, le trait noir efficace et pas qu'un peu moqueur de Bordmann fait très L'Association jeunes années : esthétiquement on est ravi. Malheureusement, le décit est décousu, et le dessin amalgame ensemble des oeuvres artistiques empruntées partout, mais sans réussir à s'en éloigner assez pour créer un univers propre. La visite promise tourne à la plaisanterie longuette, le lecteur ne sent pas inclus dans la blague. Si on place le petit dévédé fourni dans le lecteur de son ordinateur, on assistera à trois choses stupéfiantes : une réunion de fessiers maigrelets de jeunes créatifs ricanants sur fonds de nature Berrichone (mais ça pourrait définitivement être le Cantal ou la Savoie), une cérémonie Astrylienne maladroite inspirée des Maîtres Fous de Jean Rouch, et cette citation définitive :"les Astryliens restent fascinés par les origines sexuelles, mortifères et scatologiques de l'Humanité", qui confirme ce qu'on avait deviné, l'Astrylie, c'est bien pour rigoler. En conclusion, si cette été, tu t'ennuies dans le Berry (ou le Cantal, ou la Savoie), tu peux inventer l'aventure avec tes potes.


Des livres :

La jeune détective, Kelly Link (relecture).
Selon Laurent Juillier, maître de conf' en esthétique du cinéma top wahou aux références précieuses, qui cite ici des linguistes obscurs, un discours cohérent obéit à quatre règles : la répétition (on suit le héros du début à la fin), la progression (l'évolution de l'action), la non-contradiction (les élements présentés du récit ne changent pas arbitrairement), la relation (les faits présentés sont reliés les uns aux autres). Et, dans le recueil mémorable et bizarre de Kelly Link, il s'agit justement de dérégler chacun de ces quatre élèments, certes pas tous dans chaque nouvelle, mais régulièrement. Alors que les récits s'inspirent du matériau classique des contes, Kelly Link en livre une version déformée, pleine de mélancolie et d'humour cynique, plus proche d'Andersen que de Perrault. Sans dépouiller les nouvelles l'une après l'autres, les visions auxquelles nous livre Link sont puissantes et dérangeantes, au titre des quelles je retiens une idée de l'après-vie, une princesse de contes de fées au coeur brisé en road trip botté, la hantise lapinesque des villas bon chic bon genre de la banlieue américaine et des pots de peinture aux noms surréalistes, la mort des sorcière et la décomposition de leur magie, l'insupportable vu par un épouse de dictateur vivant dans le hangar-musée où sont entreposées ses chaussures. Quitte à user un peu plus une vieille expression, Kelly Link est l'enfant que Max Ernst aurait eu avec Angela Carter, et, au lieu de lire des textes déjà écrits trente fois, autant se nettoyer les sinus avec ce weird-là, suffisament imprévisible pour ranimer la vieille magie.
Une autre fois je dirai (encore) du bien de sa maison d'édition, Small Beer Press.


Le Club, Michel Pagel
Oui, toi aussi tu as lu le Club des Cinq quand tu étais petit (et peut-être même le Clan des Sept si tu es un vrai), et tu t'es toujours demandé ce qu'il est arrivé à Michel, Claude, Annie, Mick et Dagobert en vieillissant (ne mens pas, je suis pour ma part persuadée que Fantômette est devenue reporter de guerre et qu'elle tend son micro vaillement quelque part sur le globe, moins le costume jaune et noir). Heureusement, Michel Pagel s'est également posé la question, et y répond pour nous dans ce court roman. Nous sommes à la veille d'une réunion de nos héros vieillissants à Kernach, l'occasion pour nous de découvrir comment le temps a traité nos archétypes préférés, on y rencontrera aussi Pilou et Jo, tous maltraités par la vie réelle. Et bien sûr, un meurtre sera commis, meurtre qui nous emmènera bien plus loin que les récits du Club ne nous ont jamais emmenés...
Le récit est malin, Michel Pagel désacralise les figures bien connues comme dans un slasher movie des 90's : les anciens amateurs devraient apprécier le jeu de massacre.

Des films :

Get out, Jordan Peele.
Un film d'horreur d'été, plaisir régressif. Get Out met en scène deux héros, Rose Armitage, jolie américaine fortunée, et son petit ami, le photographe Chris Washington. Il est temps de présenter Chris à la famille de Rose le temps d'un week-end, et le jeune homme s'inquiète de la réaction de celle-ci en découvrant sa couleur de peau : bien évidemment, les Armitage ont de l'argent à revendre et du personnel de maison qui semble traité comme en pleine période esclavagiste et agit d'une manière étrangement robotisée. Le spectateur va donc craindre de plus en plus pour la survie de ce pauvre Chris. Le scénario est truffé d'humour noir, et parvient à instiller le malaise. La scène finale, qui met en scène une intervention policière, est particulièrement haletante, au vu de ce que l'on sait de ce genre d'évènements aux Etats-Unis. Un seul regret finalement : le coeur de l'intrigue, l'explication, est finalement moins palpitante, et moins réaliste, qu'attendue.

Le Caire Confidentiel, Tarik Saleh
Ô Amateur de roman noir, Vois, notre inspecteur de police viril et véreux est cette fois un Don Draper Egyptien au visage long, et à la coiffure soigneusement gominée. Dandy en veste de cuir tout aussi corrompu que le reste de la police du Caire, il est mêlé à l'affaire de meurtre d'une escort girl-chanteuse des plus glamour, dont la voix sensuelle plane sur le film, et qui aurait été assassinée par l'un des hommes d'affaires proche du Président. On fait le tour de la corruption du gouvernement et des quartiers pauvres du Caire avec l'inspecteur, qui devient Colonel par faveur spéciale sans jamais cesser d'empocher de l'argent, et peu à peu le malaise qui s'immisce avec la mort de la chanteuse Lalena devient celui de tout le pays, au bord de la Révolution. Le film réussit à laisser l'Histoire se glisser derrière les codes du polar, les décors et l'ambiance sont troublantes (violence de la police, présence d'une salle d'interrogatoire-salle de torture, beauté d'un autre âge des filles immortelles car toutes mortes-déjà-bientôt, et de la salle où se drogue le souteneur...)

Du multimédia :
I love Dick, livre de Chris Kraus
I love Dick, Sarah Gubbins, Jill Soloway
La littérature féminine, en droite ligne des Brontë et d'Austen, trouve une héritière en Chris Kraus, qui à travers ce roman épistolaire inspiré de sa vie se livre à une dissection du sentiment amoureux tel que décrit dans les romans du XIXe siècle, tout en s'interrogeant sur la légitimité intellectuelle et artistique de la femme au XXe siècle. Pour rendre un tel propos lisible, elle dépeint sa jumelle mauite, Chris, tombant éperduement, petit-bourgeoisement (et vu les références à Flaubert, cet adjectif se justifie) amoureuse de Dick, artiste conteporain collègue de son mari Sylvère ("Oh, Dick, de quoi ton nom est-il le symbole ? s'interroge Sylvère). Mais on n'analyse bien qu'en se mettant à distance, et au lieu de consommer, Chris Kraus se livre entièrement dans un crush adolecent à distance, décrit minutieusement dans des lettres écrites à Dick et à son mari. L'ensemble, écrit avec un savoureux sens de la formule navrera sans doute une partie des lecteurs par la superficialité de ses personnages. Les autres seront séduit par la vigueur intellectuelle de ce texte, qui révèle en creux les relations homme-femme  aussi bien dans le monde de l'art contemporain que dans les romans sentimentaux.
L'adaptation en série est très soigneuse, et élargit le propos par la greffe de trois beaux personnages de femmes artistes : une auteur de théâtre en recherche de son oeuvre, une galleriste aux goûts excellents, et une étudiante féministe militante. Le traitement des fantasmes de Chris autour de Dick, tout à fait malicieux, permet de rendre à l'écran le ton de causerie brillante du roman.


Et en sus, Jean-Patrick Manchette, lu par François Angelier "[ces] ouvrages n'ont qu'un seul usage possible : tuer le temps. La malédiction des auteurs est qu'ils paraissent eux-même avoir écrit pour tuer le temps. Il en résulte logiquement que ce genre de littérature policière est écrit par des zombies pour des zombies."
Quand à cette idée de littérature-zombie, je crois que Jean-Luc André D'Asciano, éditeur de l'Oeil d'Or, serait d'accord.

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