mercredi 11 janvier 2017

Choses vues et lues, décembre 2016

Du léger pour les fêtes :

No sooner had he whistled, Kay Nielsen, 1914


Rosalie Blum, l'intégrale, Camille Jourdy. Actes Sud, 2016.

Un trio de grands gentils délaissés par la vie, et dont la rencontre va provoquer un peu de bonheur : Rosalie l'esseulée, qui boit dans les bars et a vécu très jeune un drame personnel dont elle ne se remet pas, sa nièce Aude, affligée d'un colocataire aux ambitions circassiennes trop ambitieuses pour le petit appartement qu'ils occupent (featuring une chasse au crocodile au tampon usagé dont nul peut faire l'économie), le mélancolique Vincent, en pleine rupture et qui vit chez sa vieille maman inquisitrice et excentrique (un incroyable personnage qui rejoue sa vie avec de petites figurines en d'hilarantes saynètes).
Le dessin plein de vivacité et les couleurs douces de Camille Jourdy traduise parfaitement la gentillesse un peu moqueuse avec laquelle elle envisage ses personnages, une sorte de mélancolie relevée de piques d'humour. Cette grosse bande-dessinée (les trois volumes forment un beau livre pesant qui fera très bien dans toute bibliothèque) constitue un petit moment de joie en plein hiver, qu'on se le dise.


La prisonnière du desert, John Ford, 1958

Tout commence par une superbe scène, dans laquelle la famille Edwards accueille avec émotion l'oncle Ethan, ancien soldat confédéré joué par John Wayne (et mercenaire ? Comme semblent l'indiquer quelques indices donnés ça et là) : l'oncle est bien évidemment peu aimable avec les indiens, très aimé par les enfants et par l'épouse de son frère. Les indiens arrivent bien assez tôt dans ce western mythique, tuent les parents et kidnappent les deux filles, la jolie Lucy et la petite Debbie. Le corps de Lucy étant rapidement retrouvé, c'est à une quête longue de plusieurs années que s'astreignent Ethan et son neveu adoptif Martin, afin de retrouver Debbie. Les processus narratifs qu'utilise John Ford pour faire avancer le récit sont plein d'astuce et savament disposés : on se régale des marqueurs de la relation entre Ethan et sa belle-soeur (la chambre, lieu des affections), de la longueur de la poursuite dont la durée est mise en valeur par l'attente de Laurie, la fiancée de Martin (et la séquence de la lecture de lettre, où le scénario suspend personnages et spectateurs au stylo de Martin). Le charme opère.


Blow up, Michelangelo Antonioni, 1966

Mais quel mec détestable que ce photographe de mode ! Suffisant, méprisant, machiste, il a tous les défauts, et le décalage dans le temps ne fait que révéler ses cabrioles exagérées de photoposeur. Une fois qu'on a un peu pesté en suivant ce sale type dans son confortable quotidien de beau gosse à pellicule, il reste les images, dont les couleurs sont d'une éblouissante beauté, et une vive curiosité pour ce témoignage d'époque sur les Swinging Sixties, ses mannequins filiformes (Verushka, Jane Birkin Jeune), ses concerts échevelés où on cassait déjà du matos (Les Yarbirds -là, regarde c'est Jimmy Page !-), cette insouciance de la jeunesse dorée ... Au milieu de tout cela le meurtre en filigrane est un cheveu dans la soupe bienvenu, dont le vrai sens ne nous sera révélé que lors de la séquence finale, stupéfiante, de tennis mimé. Qu'est-ce que le réel? demande au spectateur Antonioni, sans s'avancer à répondre. Soudain époustouflant.




Manchester by the sea / Kenneth Lonergan, 2016

La banlieue de Chicago, sous la neige, où notre concierge bougon et colérique, la quarantaine séduisante (c'est un membre de la Affleck family), s'épuise à effectuer réparations et petit entretien. Le téléphone sonne, et nous voilà graduellement plongés dans le drame de la vie de cette homme, ni plus, ni moins détestable qu'un autre, mais dont la vie est brisée en morceaux. Contraint de rentrer dans sa petite ville d'origine pour élever son jeune neveu, ado sympathique dont la présence allège l'écran de sa tension dramatique, Lee doit affronter le poids insoutenable de son passé. Pour nous faire digérer le drame dont nous allons être témoins, le scénario prend un parti doux-amer, très progressif, mélant passé et présent, humour et mélancolie. Le jeu de Casey Affleck et de Michelle Williams rend la douleur tangible, tous les acteurs sont d'une solidité remarquable, et au bout, brille une très timide lueur d'espoir.



L'illustrateur : Kay Nielsen 

L'un des très grands illustrateurs de l'Âge d'Or de l'illustration, Kay Nielsen avait pour inspirations le travail d'Aubrey Beardsley et les costumes de théâtre (son père en dirigeait un et sa mère était actrice). Formé à l'académie Julian à Paris, il devient très vite un illustrateur recherché de contes. En 1914, il illustre notamment les contes les plus célèbres du folklore Norvégien, dans le recueil A l'est du Soleil, à l'Ouest de la Lune, qui paraît en 1916. 

jeudi 15 décembre 2016

Choses lues et vues, novembre 2016

Mais Novembre, regarde-moi, je voulais faire tellement de trucs, quand blam ! Tu m'es tombé dessus et...
Rien, presque rien.
On est le 15 décembre, je ne te dis que ça.
Enfin bon, deux-trois trucs vus quand même :

Nuada le conquérant, par Jim Fitzpatrick, allégorie de mes journées de novembre

Mademoiselle, de Park Chan-Wook 
Autant le dire, pour cette adaptation du mémorable Fingersmith de Sarah Waters, on aurait pu craindre le pire. L'action originale, dans le Londres victorien était transposée en Corée dans les années 20, et la bande annonce semblait promettre un long fantasme esthétique et ennuyeux.
Heureusement, il n'en est rien, et la transposition de Park Chan-Wook, finalement très respectueuse de l'esprit du récit, rehausse la qualité de cette histoire. Dans un décor où le mépris résonne dans chaque action (entre Coréens et Japonais, entre la jeune fille de bonne famille et sa suivante, entre ceux qui croient duper les autres), s'entrelace une embrouille de gangsters palpitante et pleine d'élégance.


How to get away with murder, de Peter Nowalk
Dans ce cas, mon excuse est définitivement la fatigue, qui rend les procédés crapuleux de cette série (les larmes, les morts et les invraissemblables retournements de situation) très faciles à suivre depuis le lit. Cependant, la frénésie narrative ne parvient pas à maintenir un récit réaliste, car à force de vouloir tout le temps frapper plus fort que les 5 minutes précédentes, la série hache tout et relègue toutes les émotions sur le même plan. Les aléas que vivent les personnages se succèdent bien trop vite pour que le scénario aie le temps de creuser leurs conséquences, et cela participe du même mouvement d'affadissement du spectacle. Enfin, après m'être vaguement creusé la tête en essayant de comprendre pourquoi une avocate aussi peu efficace qu'Annalise Keating réussit à maintenir son train de vie sans éveiller les soupçons, et pourquoi on nous impose ces multiples scènes punitives auxquelles se soumettent tous les personnages (une déchéance typiquement américaine : les couples se délitent, l'alcoolisme flamboie et les promotions ne sont pas au rendez-vous), j'en suis venue à la conclusion que Comment se tirer d'un meurtre ? c'est plutôt l'histoire de l'éthique protestante de la série, qui cherche à prouver que, bien évidemment, on ne peut pas, c'est l'enfer sur terre. C'est donc à l'interminable catharsis d'un crime initial sans le moindre intérêt narratif que nous sommes conviés, le tout vécu par des personnages épais comme du papier bible. Neuneu et moralisateur. Je passe mon tour.


Westworld, de Jonathan Nolan, Lisa Joy
En résumé, de cette série si attendue et présentée comme l'après Game of thrones, on dira que l'on passe 10 épisodes à se demander où va le récit, à essayer de comprendre le mic-mac temporel qui entoure nos protagonnistes, à les suivre avec attention en espérant que le récit démarre et au bout de tant d'ambition, la montagne accouche d'une souris : il se passe enfin quelque chose dans les toutes dernières minutes. Sinon, décors et images sont très beaux, l'ensemble donne l'impression de se regarder le nombril.
Confronter la série 2016 au film des 70's pourrait être une bonne idée.


La Compagnie des loups, Angela Carter

J'avais déjà croisé ce livre lorsque j'avais lu la bande dessinée Dans les bois, d'Emily Caroll, car l'auteur se disait très inspirée par Angela Carter. Neil Gaiman, dans l'une des nouvelles de Miroirs et Fumées, y faisait référence également, comme l'une des initiatrices de la relecture des contes anglais. Et finalement, c'est mon libraire qui me l'a mis dans les mains, lors de ces quelques recommandations que je prends sans discuter, parce qu'il a l'air trop sûr de lui pour que l'on doute. Carter, dans ce livre paru en 1979 sous le titre The Bloody chamber, utilise le matériau des contes pour en tirer 10 nouvelles dérangeantes et plus ou moins sanglantes. Plusieurs sont tirées de La Belle et la Bête, avec une évidente influence du film avec Jean Marais, plusieurs proviennent de versions altérées du Petit Chaperon Rouge, d'autres sont issues de la Barbe Bleue, Blanche-Neige, Le Chat Botté... Angela Carter écrit remarquablement, et nous entraîne sans peine avec ses personnages. Elle semble d'instinct saisir ce qui dans le conte originel touche à la détermination de l'identité féminine, à la force malgré une apparente faiblesse (une chose que Catherynne M. Valente rendait très apparente également dans Immortel) : car ce qui se joue dans beaucoup des nouvelles, outre la question féministe ou la question amoureuse, c'est celle des jeux de pouvoir dans le couple, envisagés au travers de la fusion (M. Lyon fait sa cour), de la domination (Le cabinet sanglant, La Dame de la maison d'amour), ou du passage du temps (Le loup-garou, l'enfant de la neige).
Les nouvelles sont passionantes, et leur écriture très cinématographique semble appeler une éventuelle adaptation, ce qui explique sans surprise l'existence du film La compagnie des loups, de 1984, que l'on doit à Neil Jordan, et qui est une transcription de l'une des nouvelles les plus remarquables du recueil (celle qui semble, d'ailleurs avoir beaucup servi d'inspiration à Emily Caroll).


Mes cent démons ! de Lynda Barry

Lynda Barry me fascine. Notamment parce que la moindre page de son travail est une oeuvre complète. Si l'on choisit une page typique, en général, elle a peint le fond à l'aquarelle, ou utilisé de vieux papiers colorés, collé toutes sortes de matériaux, repeint par dessus, ajouté des bulles de texte dans une calligraphie changeante qu'elle invente elle-même... Pour obtenir cet incroyable résultat, violemment coloré, que l'on pourrait attendre d'une Mimi-Cracra surboostée à la gouache ou d'une grande artiste. Dans Mes cent démons, que l'éditeur ça et là a eu le plus grand mal à éditer à cause des éléments mentionnés ci-dessus, Barry revient sur sa vie, en nous dressant un portait touchant de sa famille, remplie de personnages excentriques. On revit avec elle drogues, petits amis, grand-mère bourrue et petites hontes de l'adolescence, en se demandant bien, dans le lot d'anecdotes, lesquelles sont vraies et lesquelles doivent tout à son imagination. Quoiqu'il en soit, Mes cent démons est une bulle d'optimisme, doublée d'une joyeuse expérimentation formelle.
La joie est totale.


Innocent, de Shinichi Sakamoto

Place aux retrouvailles avec le manga, sous la forme d'un authentique coup de foudre pour un illustrateur fou. Si vous avez déjà lu le célèbre Versailles no bara (la Rose de Versailles) de Ryoko Ikeda, vous êtes déjà familiarisé avec le style Shojo pour filles : longs cils et étoiles dans les yeux, ainsi qu'avec la période précédant la Révolution française, telle que vue par les artistes japonais. Innocent, d'une certaine manière, est la relecture qu'en ferait un illustrateur fan de Sade, et de rock'n'roll. Ici, point de valeureuse chevalière cachant sa féminité : notre héros, Charles-Henri Sanson, est bourreau, et son métier donne lieu à des pages bien gores. Il évolue dans un Paris où les nobles pourraient être des blogueuses influentes sans moralité (et le sont d'ailleurs, car alors que les volumes avancent, Sakamoto relâche le carcan réaliste pour brouiller les époques, et nous met par exemple sans prévenir face à l'Instagram de Marie-Antoinette), où les bourreaux sont des vedettes du rock : Charles-Henri est évidemment une vedette androgyne très Visual-Key, sa soeur Marie-Josèphe est une icône punk, et l'exécuteur des basses oeuvres ressemble à Brian May époque A Night at the Opera. Cependant, si le dessin frappe fort, Innocent est, comme beaucoup de mangas de ce type, redoutablement invraissemblable. Comme dans le stream futile d'un fil Facebook, les péripéties sont des anecdotes, les personnages historiques font des caméos de luxe sans avoir la place d'être plus que des silhouettes ultra lookées en fond de scène. Et cependant, le propos de Sakamoto, sur la légéreté de nos nobliaux pendant que le peuple meurt de faim (et il n'y va pas de main morte sur la faim, le peuple français se retrouve quasi-zombifié), est tout à fait audible, tout autant que la quête désespérée de Marie-Josèphe pour sa liberté personnelle, en un temps où il ne fait pas bon être une femme indépendante. Ce dernier personnage est nettement mieux dépeint que Charles-Henri lui-même, et alors que le récit avance, l'éclipse totalement.
Une découverte étonnante.

Trilogy, de Carpenter Brut

Quitte à clore cette courte liste de choses chouettes, voici une découverte sonore qui a accompagné mes oreilles en novembre. La synthwave, c'est par exemple Kavinsky dans la BO de Drive, ou The Uncanny valley, de Perturbator, dont on a un peu parlé (c'est le maître actuel de ladite syntwave, avec des productions incroyablement sophistiquées) : un truc plein de synthé, très électro et faussement daté. Autant l'avouer : en général, c'est pas pire, comme disent les Québecquois. Mais Carpenter Brut, en revanche, c'est vraiment très bien, comme la B.O. d'un film de genre 80's qu'on aurait pas encore vu, avec des nappes d'angoisse nimbant certains morceaux, des boucles parfaites et pleines de menace. Trilogy est d'une écoute mémorable, qui convoque un puissant univers de cinéma. Personnellement, je le préfère à The Uncanny Valley, dont j'ai parlé plus haut : il me semble qu'on y ressent une tension bien plus rock.


L'illustrateur : Jim Fitzpatrick

Ce celte étonnant, dont les dessins naïfs et stroboscopiques, très 70's, ravissent l'oeil, bien que cela ne soit pas la preuve du meilleur goût, me souffle-t-on. J'ai depuis quelques semaines Nuada Lance d'argent, un délirant recueil de mythes celtiques illustrés, dans ma bibliothèque, et il est possible que les cônes et bâtons de ma rétine n'y survivent pas, mais je kiffe.

Onboard, décembre (et essaye de me ménager un peu, veux-tu).

samedi 3 décembre 2016

Radiance, Catherynne M. Valente

Il y aurait dans l'air comme un léger parfum de chronique en retard, non ?
Moi qui avais réussi à tenir mes quatre publications par mois en septembre-octobre, novembre arrive et soudain c'est la chûte, l'échec, le zéro pointé.

Enfin bon qu'à cela ne tienne, il fait froid dehors et bien chaud dedans, une soirée douillette s'annonce, et tout est parfait pour parler plus en détail de Radiance, qui m'a donc enthousiasmée, malgré une longue lecture, car je l'ai lu en anglais, et les raffinements langagiers de l'auteur ont constitué un défi.


Radiance, lorsque Catherynne M.V. en a parlé pour la première fois sur son blog, il y a quelques années, y était décrit comme un roman "décopunk-uchroniquo-Hollywoodien, space opéra-thriller à enquête avec des baleines de l'espace."
Le tout était inspiré d'une nouvelle* publiée en 2009 dans le magazine Clarksworld, The Radiant Car Thy Sparrows drew, rédigée dans le style d'un documentaire sur le cinéma, et qui racontait la vie de Bysshe Unck, documentariste aventurière mystérieusement disparue.
En 2009, suite à cette nouvelle, C.M.V pressent qu'elle tient une idée de roman, et commence à entrevoir comment la narration multiple pourrait s'y ordonner. Selon une interview donnée à la sortie du livre, elle est consciente de ne pas être encore assez douée dans son écriture pour se lancer, et travaille sur d'autres projets. Ceci jusqu'à la fin de rédaction de Deathless (Immortel), où elle commence à attaquer le gros roman par une scène imaginant un Empire Russe vers 1940.

La suite, c'est cet étrange narration, où par le biais de divers documents, extraits de films, publicités, émissions radiophoniques, articles de presse à scandale, le lecteur reconstitue peu à peu le destin mystérieux de Severin (ex-Bysshe), et de son entourage. Ambitieux à l'extrême, le roman s'étend sur une vingtaine d'années, accumule des narrations où les personnages ont différents âges, voire apparaissent en tant que représentations cinématographiques d'eux-même, et utilise de nombreuses mises en abîme pour jouer sans cesse avec la notion de vérité, comme autant de poupées russes enchâssées.

Nous poursuivons Anchise St-John, qui poursuit Severin, qui poursuit les baleines de l'espace, pendant que le père de Severin poursuit un possible scénario de film au sujet des deux premiers...
Par ailleurs, le monde Art Déco dans lequel les personnages évolue maîtrise le vol spatial : le lecteur suit donc les personnages de planète en planète au sein du système solaire, chacune plus belle et mystérieuse que la précédente.

Avec cette vague tentative de résumé, je dois admettre que suivre le récit non-linéaire que nous offre l'auteur peut être déroutant : heureusement, les personnages tout à fait touchants dont Catherynne M. Valente a parsemé son récit forment un fil d'Ariane solide ; cela et la superbe figure de Severin Unck, qui nous est dépeinte avec tout l'art du cinéma Hollywoodien, alors que sa disparition l'a changée en mythe. Car le roman, en sus d'un véritable roman de science-fiction, d'une somme d'émotions esthétiques, est également un hommage brillament rendu au cinéma Américain du XXe siècle.

On apprécie, dans cette course à perdre haleine derrière un récit qui se cache de son lecteur, les très nombreux clins d'oeils de l'auteur aux différents genres cinématographiques, qui nous font traverser des films noirs, d'horreur, des documentaires, des films d'aventure... Pour se clore élégamment, et rassembler les fils épars du récit, avec une comédie musicale.

Pour conclure, car il est très difficile de parler clairement d'un objet aussi complexe que Radiance sans être tenté de schématiser le processus narratif avec des crayons de couleurs, ce roman est peut-être l'une des choses les plus ambitieuses que j'aie lue en Weird Fiction avec la Cité des Saints et des Fous de Jeff VanderMeer. J'espère qu'il sera traduit un jour, et je projette de suivre le travail de Catherynne M. Valente avec attention.



Radiance, Catherynne M. Valente, Tor books (édition américaine) ou Corsair (édition anglaise), 2015
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*On peut lire cette nouvelle en ligne, mais sa lecture spoile intégralement le récit de Radiance, aussi me suis-je abstenue d'ajouter le moindre lien.

Images Fantômes, Elisabeth Hand

Je suis bien claquée et pas mal occupée ces temps-ci, aussi te prie-je de comprendre que je ne lis pas beaucoup.
Mais quand même, ayant achevé ce sommet de préciosité stylistique qu'est Radiance de Catherynne M. Valente, tomber sur les rugueuses aventures de Cass Neary, photographe quadragénaire, alcoolique et punkette sur le retour, constitue un atterrissage plutôt rude.
Parce qu'Elisabeth Hand, qui est reconnue par ailleurs pour ses romans fantastiques, nous livre une enquête qui n'en est que partiellement une, racontée par un personnage mémorable, dont la compagnie va nous hanter quelques temps, mais qui ne se caractérise décidément pas par l'élégance de son registre de langage.


Cassandra Neary, à quarante-huit ans, est une épave qui a survécu au punk, à un alcoolisme effréné, et à la mort de ses relations de jeunesse. Ayant obtenu très jeune une courte célébrité avec un album de photos mélangeant le sublime au sordide (et nommé Filles Mortes), elle vivote en jouant les magasiniers dans la réserve de la librairie Strand, et a abandonné toute véléités photographiques depuis quelques années déjà, pour aller de déchéance en déchéance.

Mais, comme le dit son tatouage, Mademoiselle Neary est "Trop dure pour mourir", et le monde de la photographie finit par venir la chercher, incarné par un contact qui souhaite l'envoyer interviewer une légende des années 70, la photographe Aphrodite Kamestos, qui vit depuis des années isolée sur une île du Maine.

Neary s'y rend donc, et démarre un ballet de freaks has been et abîmés dans les lueurs glacées de l'hiver, dans lequel notre Etoile en titre ne dépare pas : un village dont les gamins ne cessent de disparaître, tentés par les promesses des grandes villes, des autochtones taiseux ou franchement hostiles, et Kamestos et son fils, qui semblent illustrer la page névroses du DSM-5.

Dans ces paysages désolés, Cass semble se chercher, ou chercher une raison d'être. Les ennuis extérieurs vont, bien sûr, arriver, mais Miss Neary est un ennui à elle toute seule, qu'ils s'agisse de voler des médicaments sous prescription, de détourner la jeunesse inncocente du coin, ou de siffler les réserves de whisky de l'île.

Images fantômes, que l'on peut considérer comme un bon roman noir (avec toutefois un minuscule sous-entendu fantastique), est avant tout un roman d'ambiance, où tout est froid, dur, décomposé. Comme le dit notre guide dans ce monde de ténèbres, "Bleak is beautiful*", et c'est en effet une esthétique du looser que crée Elisabeth Hand avec son roman. Et, malgré l'intrigue très classique et grand public, la recette fonctionne : le personnage principal, grand point fort du livre, nous accroche et nous garde jusqu'au coeur du récit, où photographie et questions existentielles sont imbriquées.

Les nombreux détails sur les techniques et l'histoire de la photographie (et de la musique punk new yorkaise) présents dans le roman ajoutent une crédibilité supplémentaire au personnage, dont la mélancolie d'une autre époque est toujours présente. Ils sont également bien imbriqués dans le récit, et témoignent du sérieux de la documentation d'Elisabeth Hand, que j'imagine tout à fait avoir une activité de photographie personnelle (j'aimerais beaucoup, à ce titre, l'avis d'un photographe ayant déjà développé lui-même sur les quelques scènes de labo qui sont décrites, et qui semblent tout à fait réalistes).

Ce roman, édité en 2007 aux Etats-Unis sous le titre Generation Loss, a connu un succès suffisant pour qu'Hand lui donne deux suites, qui nous permettront de suivre notre photographe jusqu'à Londres. Son succès commercial explique qu'il paraisse en France chez Super 8, maison habituée de ce type de titres, certes commerciaux mais singuliers. Le livre, assez réussi, constitue dans ce domaine un chouette lucky punch**.

Résumons : si l'on a un peu l'habitude des polars et envie de changer, ou si l'on aime la photographie, l'insupportable Cass Neary devrait satisfaire.



Images fantômes, Elisabeth Hand, Editions Super 8, 2016.
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*"Le lugubre, c'est beau"
** Le coup de poing de la chance, qui mène le boxeur au KO et à la victoire.


samedi 5 novembre 2016

Choses lues et vues, octobre 2016

La lumière décline, mais la raclette revient parmi nous.
L'automne, c'est le bordel.


Mon déguisement idéal pour Halloween, lunettes incluses (Tetsuo)
 Divers moments auquels j'ai assisté :
Fauchée, mais heureuse.

Fanzines ! Le festival, Paris
C'était le 15 octobre, et j'y vais depuis l'an dernier en espérant chaque fois y voir ce que le terme "fanzine" sous-entend : de la débrouillardise, de la diversité dans les formes comme dans les sujets traités.
L'an dernier, le festival était à la bibliothèque Marguerite Duras, et j'étais déjà un peu déçue par sa hipsterisation flamboyante. Mais j'y avais trouvé deux-trois trucs cools, comme un inattendu fanzine de poésie, et beaucoup de bricoles amoureusement réalisées, souvent par des étudiants en art, mais très artisanales. Cette année, le salon était à la porte de la Villette, et la transformation est achevée : seuls les artistes en recherche de professionalisation, où déjà avec des carrières en cours semblent s'être donnés rendez-vous. Les productions étaient donc très esthétiques, mais la diversité de points de vue quasi-nulle (d'autant plus que tout le monde rizographie à tour de bras dans les mêmes teintes). On se retrouvait donc avec une manifestation étonnament uniforme.
Il y avait beaucoup de small press anglaise, et de micro édition française.
J'ai quand même remarqué (et parfois acheté) des trucs, parce que je suis faible devant le joli, il faut me pardonner : le fanzine d'illustration Zuper, et son incroyable numéro sur les Mille et une nuits, une entreprise de réédition des livres pour enfants de Lev Youdine, avec à la clé un projet de livre. Il y avait aussi des représentant de la small press londonnienne Breakdown press, et une amie m'a offert Windowpane de Joe Kessler à cette occasion (il s'agit d'une expérimentation à base de nouvelles illustrées, très poétiques, dont l'une d'elle est inspirée par Italo Calvino). J'ai aussi un merveilleux tirage de Juliette Etrivert à encadrer (pour ma défense, mon féminisme primal ne sait pas résister aux grandes meufs roses avec des lazers dans les yeux).
Je suis donc loin d'être complètement négative, mais il faudrait songer à rebaptiser cet événement (art'zines! graph'zines! illu'zines! ...)

Utopiales, Nantes
Je n'avais jamais visité le fameux festival de science-fiction nantais, et maintenant je pense déjà à la session 2017. Les visiteurs qui se sont offert cette demi-semaine fantastique ont eu le plaisir d'entendre et de rencontrer un riche panel d'auteurs, de traducteurs et d'illustrateurs, de profiter de la programmation cinéma... de respirer mondes de l'imaginaire pendant quelques jours.
Parmi les conférences qui m'on particulièrement plu, je voudrais citer la conférence "Mécanismes de la SF masculine", où s'exprimaient notamment Sara Doke, Michèle Laframboise, Sylvie Lainé, et Catherine Dufour. Selon Michèle Laframboise, la SF la plus ancienne a souvent été une science fiction masculine, justement : il s'agissait de terraformer, de coloniser, de changer l'étranger en notre semblable, avec beaucoup d'action. Les héroïnes étaient peu présentes, et les jeunes lectrices contraintes à "réécrire" l'histoire pour elles-mêmes avec un personnage féminin. Si le genre est de plus en plus diversifié, cela ne s'est pas fait sans mal : Catherine Dufour pointait, dans une anthologie écrite par des femmes, des nouvelles dans lesquelles les femmes s'étaient "contraintes" à écrire "comme des hommes" pour déjouer les reproches, et Sylvie Lainé rappelait, il y a quelques années encore, la rareté des participantes aux conférences de SF. Sara Doke, optimiste, expliquait qu'un personnage féminin fort est désormais très apprécié dans les fictions. Cependant, une héroïne intéressante ne peut pas être une "wonder woman" inaccessible, ou écrite comme un personnages masculin, comme l'est par exemple Honor Harrington. Catherine Dufour se remémorait à cette occasion Yoko Tsuno, première véritable héroïne de SF française.

Charles Burns à la Galerie Martel
Dans le doute, en attendant l'ouverture du ciné dans un après-midi brumeux et glacé, toujours passer faire un tour à la galerie d'à côté. Cette fois-ci, donc, la galerie Martel présentait des dessins originaux du livre Love Nest de Charles Burns, cet auteur de BD si préoccupé de culture pop' et de cinéma 50's, au style très reconnaissable. Son dessin, à la frontière BD franco-belge-comics américain, est très rond, avec un trait large, les ombres exagérées : dans Love Nest, paru aux éditions Cornélius, le noir et blanc surprend les personnages dans des émotions et des actions étranges, et les fige dans le trouble avec des cadrages très cinématographiques. Le format carré augmente cette impression de contrôle absolu jusqu'au malaise : tous sont "enfermés" dans leur case, dans l'histoire qu'ils sont en train de vivre. Un beau mystère.

Magritte : la trahison des images au Centre Pompidou
On aime facilement Magritte d'emblée. La palette de couleurs est toujours plaisante, les représentations ont comme un air sage et naïf, et on se laisse charmer par l'humour des situations. Magritte, dans nos souvenirs d'école, c'est ce gars malin qui fait le coup de la pipe, cette fameuse qui est là et pas là tout à la fois. L'exposition du Centre Pompidou nous emmène bien au delà de cette anecdote fameuse, et nous fait soudain comprendre que Magritte n'est pas que la traduction graphique d'un concept philosophique, mais constitue plutôt une forme de chaînon manquant entre le Dadaïsme et  Duchamp. Tout en restant un artiste parfaitement accessible, dont les images ont une puissance d'évocation intacte.

Des films :
que du très bon qui fait chaud au coeur.

Tetsuo, Shinya Tsukamoto, 1989 (vu aux Utopiales)
Il est possible que j'ai oublié de respirer plusieurs fois durant ce film d'horreur expérimental, dans lequel un salaryman japonais se métamorphose peu à peu en monstre de métal. L'audace du réalisateur se voit à chaque instant, dans un noir et blanc saturé qui me rappelle l'exposition Provoke vue précédement, les scènes mémorables se succèdent sur une musique qui ne nous laisse aucun répit.
Une véritable expérience, qui ne semble pas vieillir.

Les femmes de Stepford, Bryan Forbes, 1975 (vu aux Utopiales)
Joanna, jeune photographe qui s'installe avec son mari à Stepford, est très intriguée par le traditionnalisme des épouses de la petite ville : alors que la révolution féministe est passée par là, celles-ci se complaisent dans les tâches ménagères et un consumérisme servile, toutes soumises au bon vouloir de leur mari. Après avoir tenté en vain de leur faire découvrir les mérites du groupe de parole féministe, elle enquête pour comprendre le secret de leur obéissance.
Ce film est un véritable coup de coeur : les couleurs de l'été 70's y sont chaleureuses, on y dénonce patriarcat et société de consommation, et la bonne entente des deux amies qui mènent l'enquête, Joanna et Bobby, fait plaisir à voir.
Tout cela me rappelle d'aller lire Ira Levin, mais je vais me garder ce film sous le coude.

The happiest day in the life of Olli Maki, Juho Kuosmanen, 2016
Ce très charmant film en noir et blanc, qui a reçu le prix Un certain regard, à Cannes, nous raconte comment le jeune champion de boxe de Finlande, Olli Maki, s'est préparé à combattre le boxeur américain Davey Moore, en 1962. Olli Maki, humble boulanger de Kokkola, est un garçon simple, qui aime la campagne et sa jolie petite amie. Avec ce combat très médiatisé, il se retrouve aux prises avec une conception de la boxe qui a plus à voir avec le spectacle qu'avec le noble art. Est-il encore seulement convaincu de gagner ce combat ?
Juho Kuosmanen, qui a également signé le scénario, n'a pas pour propos central la boxe, mais l'amour de la vie. Le barnum de la boxe, que l'on retrouve immanquablement dans tous les films de genre (la pesée, l'entraînement, les tractations financières...) sont toujours démontées au filtre de la réalité, et les deux figures d'Olli Maki, le boxeur qui voulait juste se marier, jeune homme de l'extérieur, et de son manager, déjà très américanisé et souvent filmé en intérieur, sont sans cesse opposées selon un mécanisme très simple, mais qui fonctionne. On apprécie également la tendresse du réalisateur, qui aime ses personnages et n'est jamais trop dur avec eux : le manager est ambitieux certes, mais c'est également un homme qui aime sa famille, la jolie fiancée est compréhensive, et l'adversaire, dans la même galère, est un homme plutôt solitaire.
La dernière scène est particulièrement touchante.

Captain Fantastic, Matt Ross, 2016
Le propos de Matt Ross est le suivant : peut-on lutter contre la société, et élever des enfants en complète autarcie, avec ce que l'on estime être le meilleur bagage culturel ? Et doit-on le faire ? Dans Captain Fantastic, Ben, le personnage interprété par Viggo Mortensen, astreint avec amour sa bande d'enfants à une routine quasi-martiale, et "pour leur bien", leur enseigne musique, littérature, chasse, escalade, philosophie... Un véritable idéal américain, que n'aurait pas renié Thoreau. Lorsqu'un drame familial se produit, il est contraint de confronter les enfants à la vie moderne.
Ce qui fonctionne, avec ce film plein d'enthousiasme, c'est tout d'abord l'incroyable vivacité des comédiens, Mortensen et les enfants, mais également le jeu double de cette éducation fantasmée, qui incarne un idéal face à la décadence culturelle américaine qu'on nous montre, mais dont le double tranchant est nettement visible : si Ben fournit des armes intellectuelles à ses enfants, il ne les prépare pas à des interactions normales avec leurs contemporains, et en fait donc immanquablement des freaks, ce dont son épouse semble avoir conscience.
La toute-puissance du parent est très vite problématique; Ben met ses enfants en danger, et on comprend tout à fait la réaction des beaux-parents qui souhaitent les protéger. Mais si le drame n'est jamais loin, la belle harmonie de cette famille permet une finrelativement optimiste, et un joyeux moment de cinéma.

Des livres :
Un vrac inracontable. J'essaye quand même.

Un éclat de givre, Estelle Faye
Pendant que les anglos sortent des livres à tour de bras en traduction, les français écrivent aussi : cette rêverie utopique d'Estelle Faye, publiée chez les Lyonnais des Moutons Electriques nous présente un beau héros, chanteur de jazz travesti, que l'aventure vient chercher dans un Paris post-apocalyptique d'autant plus romantique qu'il est couvert de lierre et strictement végétarien. Aucune réflexion trop profonde ne vient nourrir ce récit dont le matériau est avant-tout le plaisir esthétique : de la musique, tout d'abord, mais également de la beauté de ce Paris de décor peint (je crois avoir lu que l'auteur est familière avec le monde du théâtre, et cela se sent nettement), et de la sensualité des personnages et de l'écriture. Une fantaisie légère comme la mélodie qu'on fredonne le soir, en rentrant par le Pont-Neuf.

La fille automate, Paolo Bacigalupi
Il est compliqué de parler en passant de Paolo Bacigalupi, parce que son travail est dense et enthousiasmant. J'y reviendrai donc, mais je voulais juste résumer ce premier roman, qui se passe dans un futur de changement climatique où des sociétés à la Monsanto contrôlent l'alimentation, où les sociétés développées d'hier sont celles qui produisent des migrants, et où un robot de confort japonais est ce qui s'approche le plus de l'humanité. Le livre est un peu long, mais l'univers dans lequel il nous emporte est particulièrement détaillé et solide, chaque protagoniste donnant l'occasion d'une réflexion sur les réactions humaines face à l'adversité.
Tout se passe dans une Thaïlande futuriste qui semble devoir beaucoup à l'amour de Paolo Bacigalupi pour l'Asie, où il a vécu ses premières expériences professionelles, et ce dépaysement bienvenu est rafraîchissant après ces centaines de romans dont le propos concerne uniquement l'occident.
Bien qu'en interview, l'auteur désavoue régulièrement ce premier livre, dont il voit trop les défauts, celui-ci reste tout à fait appréciable, et on y trouve bien les particularités de Paolo Bacigalupi : des personnages, forts ou fragiles, aux prises avec leur survie dans un monde instable et implacablement cruel, dont les destins s'entremêlent.

La culture en clandestins, L'UX, Lazar Kunstmann
Cet exotique témoignage conte une aventure qui se joue dans les sous-sols parisiens, dans les tours oubliées des bâtiments classés, partout où l'Etat a oublié de veiller à la sauvegarde de son patrimoine. Là, à l'abri des regards, les mystérieux Untergunther, ou leurs camarades de la Mexicaine de Perforation, mobilisent leurs connaissance culturelles pour réparer les dégâts et/ou faire revivre le passé. De la célèbre restauration de l'horloge du Panthéon en passant par l'épisode du cinéma des souterrains du Palais de Chaillot, les habiles membres de ces groupes jouent avec l'administration, la RATP et l'Inspection Générale des Carrières avec un mauvais esprit réjouissant, digne des héritiers d'Arsène Lupin ou des Gaspards de Pierre Tchernia.
Le livre, écrit par un ancien porte-parole des deux mouvements, revient sur la genèse du mouvement, autour des carrières parisiennes dans les années 80, et se termine au tribunal, avec l'abandon de la plainte suite à la fameuse affaire du Panthéon.

Et je clos octobre avec cette phrase, entendue chez un prof de cinéma très apprécié : "C'est une belle chose que de se laisser impressionner par le monde, mais au bout d'un moment il faut agir ! L'anima c'est très bien, place à l'animus !"
Sur ces joies Jungiennes, vive novembre.

lundi 24 octobre 2016

Maison hantée, Shirley Jackson

Comme l'automne me met de mauvaise humeur, retour aux classiques, avec le parfait roman de maison hantée de Shirley Jackson.
The haunting of Hill house a été publié aux Etats-Unis en 1959, c'est l'avant-dernier roman de Shirley Jackson à être édité de son vivant. Il est traduit une première fois à la Librairie des Champs-Elysées en 1979 sous le titre Maison Hantée, et régulièrement réédité, notamment sous le titre Hantise en 1999, pour accompagner la sortie du mauvais film de Jan de Bont. C'est de cette édition dont je parlerai, car c'est celle que je fréquente depuis un bon nombre d'années. Le texte est traduit par Dominique Mols.
On considère souvent qu'Hantise est l'un des meilleurs romans de maison hantée du vingtième siècle (je suis absolument d'accord*). De nombreux auteurs s'en sont inspirés, dont Stephen King, qui en parle avec passion dans Anatomie de l'horreur.



"Aucun organisme vivant ne peut connaître longtemps une existence saine dans des conditions de réalité absolue. Les alouettes et les sauterelles elles-mêmes, aux dires de certains, ne feraient que rêver. Hill House se dressait toute seule, malsaine, adossée à ces collines. En son sein, les ténèbres. Il y avait quatre-vingt ans qu'elle se dressait là et elle y était peut-être encore pour quatre-vingt ans. A l'intérieur, les murs étaient toujours debout, les briques toujours jointives, les planchers solides et les portes bien closes. Le silence s'étalait hermétiquement le long des boiseries et des pierres de Hill house. Et ce qui y déambulait, y déambulait tout seul."

C'est avec ces premières phrases que s'ouvre l'aventure du Dr Montague, chercheur décidé à prouver l'existence du surnaturel en faisant résider dans une maison réputée hantée quelques invités "sensibles" aux puissances magiques. Son choix s'arrête sur Hill House, vaste demeure du XIXe siècle, isolée au coeur des collines, et dont nul locataire n'est resté plus de quelques semaines.
Il a pour invités Théodora, artiste un peu bohème, Luke, futur héritier de la demeure, et Eléonore, jeune femme fragile et timide, qui a jusqu'à ce jour vécu très isolée, et deviendra le personnage central du récit.
Hill House, nous le savons très vite, est "abominable": son concepteur a fait varier les angles de quelques degré dans la construction, donnant une permanente sensation de malaise, certaines pièces sont sans fenêtres ou inexplicablement froides, et les portes se ferment toutes seules.
La nuit, s'y produisent toute sortes d'évènements troublants qui mettent à rude épreuve les nerfs des quatre invités, et plus particulièrement ceux de la délicate Eléonore.

Comme le dit Stephen King, auteur lui aussi d'une histoire de maison hantée avec le célèbre Shining, la peur la plus forte est provoquée par l'ignorance, et l'imagination laissée sans brides (ce que savait aussi Goya, pour ne pas se priver d'un lieu commun).
Dans Hantise, on ne voit rien qui ne puisse être expliqué par les potentielles faiblesses psychologiques des quatre invités : ils sont persuadés qu'il doit se passer quelque chose, et il se passe quelque chose. Cependant, une fois la crise passée (des coups sur les portes, des ricanements, ou des visions inquiétantes...) rien ne subsiste pour prouver la réalité de l'attaque, et la fragilité des témoins est mise en avant.
Hill House donne à l'écriture très maîtrisée de Shirley Jackson un contexte à sa mesure : comme les couloirs de la maison, comme la psyché de la très angoissée Eléonore, ses phrases sont pleines de tours et de détours subitement inquiétants.
Shirley Jackson utilise une langue très simple, presque enfantine, avec de multiples répétitions, qui donnent à l'histoire son aspect inquiétant, comme si quelque chose d'autre que soi ruminait les pensées que l'on est en train d'avoir.
La gradation dramatique évolue en quelques jours, et en à peine 250 pages : dès les premiers instants du récit, le lecteur se doute qu'Hill House est hantée, et les premiers évènements se produisent très vite. L'arrivée de deux nouveaux personnages, au deuxième tiers du récit, des "sceptiques" est ici plus bienvenue que dans Le cadran solaire : ils permettent de renouveler l'intérêt du récit en soutenant la thèse de la partialité des témoins, en apportant une touche d'humour, et offrent un court répit dans l'escalade des phénomènes.
L'auteur, comme je le disais plus haut, nous permet d'entrer dans le récit en nous faisant sympathiser avec Eléonore, petit personnage pitoyable (que l'on prend en pitié), et qui semble partager avec elle de nombreux points communs, dont sa façon de se mettre au service des autres (et d'une mère tyrannique) ainsi que ce désir de s'émanciper.
Eléonore est parfaitement écrite, dans ses angoisses liées à la fréquentation d'étrangers comme dans ses réactions aux manifestations surnaturelles, et c'est sur elle que repose une bonne part de la réussite du roman. Grâce à ce narrateur dont les troubles intérieurs semblent peu à peu envahir le récit, il sera finalement impossible de déterminer si une force surnaturelle est bien à l'oeuvre à Hill House.
Le roman est à ce titre l'héritier des romans gothiques du XIXe siècle, auquel Shirley Jackson applique ses obsessions personnelles.
Enfin, dans Hantise, les différents niveaux de narration et d'interprétation se percutent : le roman d'ambiance est ponctué d'actions violentes, le récit d'exploration se réduit à un seul lieu, le réel et les fantasmes de l'inconscient se rencontrent sans cesse, et les phrases elles-mêmes sont à double entente, leur interprétation finale laissée au lecteur.

Pour conclure, j'aime particulièrement ce roman -dont je prête volontiers ma vieille édition- d'autant plus qu'il est court, particulièrement efficace, et qu'il imprègne l'imaginaire de nombreux récits fantastiques qui l'ont suivi. L'adaptation cinématographique de Robert Wise, de 1963, très fidèle à l'esprit du roman, est tout à fait recommandable.

Hantise, Shirley Jackson, Pocket, collection terreur, 1999.
(une réédition sous le titre La Maison hantée est prévue chez Rivages pour début novembre).

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* Si tu as un autre livre à me conseiller pour ce titre envié, cite-le dans les commentaires, je te prie, et je le lirai. Et je serai contente.


jeudi 13 octobre 2016

Un mois vu et lu, septembre 2016

C'était la rentrée, on y a globalement survécu.

Des séries :
Impression globale : trop de boulot, besoin de détente à bas coût intellectuel. Et ça se ressent un peu, avec l'impression persistante d'avoir dans l'ensemble perdu mon temps...
 
The expanse
Un space-opéra traditionnel hybridé avec une enquête policière. On y suit deux narrations et deux anti-héros : l'un, capitaine de vaisseau, est un petit gars propre sur lui trop intelligent pour son propre bien, tout comme la SF américaine les aime bien (et sa super équipe et son super vaisseau), l'autre est un flic corrompu mais tenace, avec un chapeau mou inutile dans l'espace mais fidèlement porté. Les deux enquêtes se rencontrent, les personnages féminins sont très bien, mais malgré des acteurs sympathiques, tout reste très, très classique.

Outsiders
En matière de série, j'ai globalement très mauvais goût.
Ma dernière expérience dans ce registre est la série Outsiders, honteux sous-produit de Sons Of Anarchy, qui ne décide jamais si elle est la petite maison dans la prairie, le Seigneur des anneaux ou un documentaire M6 sur l'exploitation de la nature par les grandes entreprises.
On y suit une très grande famille de laissés-pour-compte, les Ferell, qui vivent depuis un bon bout de temps (les vagues d'immigrations Américaines? Les Indiens ? les scénaristes laissent ça sur le côté, il ne faudrait pas lasser le public) sur leur montagne, parlent une langue étrange qui ressemble à du Hobbit, pratiquent le troc et sont gouvernés par une matriarche intransigeante à la langue bien pendue. Comme ils se marient entre eux, ils s'appelent tous cousins sans le moindre second degré (oui, vraiment). Pour la coolitude, ils ont cheveux et barbes longues, et une production d'alcool locale légendaire, dont la série nous apprendra que ne la boit pas qui veut (il vaut mieux avoir le foie en adamentium trempé).
Evidement, ça ne se passe pas très bien avec les habitants de la petite ville en bas de la montagne, dans laquelle ils ne passent que pour piller l'épicerie en quad (oui, vraiment bis). Mais nos outsiders vont se retrouver contraints à parlementer avec les habitants lorsqu'un projet de mine, apporté par une compagnie aussi retorse que l'employée qui les repésente, cherche à les exproprier. Ajoutons à tout ça un pseudo drame shakespearien de la quête du pouvoir corrupteur, un sherif alcoolique et drogué, des méchants très méchants, une love story mignonette et une autre pas intéressante, et le résultat est d'un mauvais goût excentrique, qu'on regarde avec perplexité en essayant de comprendre s'il y a un récit et où celui-ci peut bien aller.
S'il faut en juger le dernier épisode de la saison 1, l'inventivité des scénaristes dans ce domaine est bien supérieure à la nôtre, d'autant plus qu'ils ont fait l'impasse sur tout souci de réalisme depuis un bon moment déjà.
Définitivement n'importe quoi, bizarrement sympathique.
 
Happy Valley
Cette série britannique est l'inverse de celle précédemment citée. On y suit le difficile quotidien d'une policewoman anglaise, dans une petite ville sinistrée par la crise. Elle a la cinquantaine et un sacrée caractère, vit avec sa soeur, une ancienne alcoolique, en couchant de temps en temps avec son ex-mari, et en élevant péniblement son petit-fils, fruit du viol de sa fille, décédée peu après la naissance de l'enfant. Il y a un coupable pour cet ancien crime qui a bouleversé sa famille, et nous allons le rencontrer bien assez tôt... Happy Valley est une grande série, qui a le souci de dépeindre la Grande-Bretagne avec réalisme. Nul n'y est juste, nul n'y est bon : les hommes politiques ont des passe-droits, les comptables se lancent dans le kidnapping, et les policiers mènent leurs guérillas personnelles. L'ambivalence et la mesquinerie de l'âme humaine, à hauteur de village, servis par des acteurs brillants. 
Et en plus, le discours est profondément féministe


Et des livres : 
Impression globale : un peu pareil. J'en arrive au stade où ma curiosité renâcle un peu, il est temps de trier pour lire des choses plus satisfaisantes.


Les variations Sebastian et Dernière nuit à Montréal, d'Emily St John Mandel
Lus à la suite de Station Eleven, pour mieux appréhender le style et les intérêts de l'auteur, ces deux livres présentent des similarités qui laissent transparaître certaines obsessions. Ce qui me touche, c'est qu'on retrouve en creux des êtres humains fragiles qui tentent de survivre dans la société moderne. Qu'il s'agisse du petit ami, chercheur raté et pantouflard peureux de Dernière nuit à Montréal, aux beaux portraits du quatuor de musiciens dont les promesses de l'adolescence ne se sont jamais concrétisées, dans Les variations Sebastian, il y a tout un motif du mal-être, de l'inadaptation face à notre monde et à ses dysfonctionnements, que le personnage de Miranda dans Station Eleven illustre également. Il me semble que c'est un motif qui parcours tous les écrits de St John Mandel, avec des personnages englués dans des mécanismes (sociaux, psychologiques, professionnels...) plus forts qu'eux, errant dans des vies qu'ils jugent vides de sens et qui, si elles en trouvent, n'en ont que pendant un court instant.
Lire Emily St John Mandel, c'est ressentir en note de fonds une forme de mélancolie sarcastique face à la réalisation de l'inutilité de l'être moderne, réduit à l'état de machin sentimental et complexé cherchant aveuglément une voie d'accomplissement, ce qui le conduit à emprunter des voies auparavant légitimes que l'évolution de la société a condamnées, distordues, ridiculisées, et qui ne peuvent plus être que destructrices (je pense au jeune journaliste des Variations Sebastian, conduit peu à peu à renier les valeurs du journalisme pour conserver son travail, au consultant en ressources humaines de Station Eleven, qui mène sans s'interroger des séances de dénonciation sur d'autres professionnels).


La fille qui naviga autour de Féérie sur un bateau construit de ses propres mains, Catherynne M. Valente
J'aime beaucoup cette autrice pleine d'audace et de bonnes idées. Le roman en question est un livre jeunesse qui devrait faire la joie d'un jeune lecteur (vers 10 ans ?), en panachant en rythme Alice au pays des merveilles, Narnia de C. S. Lewis et Lombres de China Miéville. C'est un peu trop enfantin pour moi, qui ai deux décennies de lecture de plus.

Critique macédonienne de la pensée française, Viktor Pelevine
Réussir à ne pas dresser encore une couronne de lauriers à Pelevine va être compliqué, mais résumons : il s'agit d'un chouette recueil de nouvelles dont la première partie pourrait réjouir un fan du Diable est au piano de Léo Henry. On y rit de bon coeur, et la manière dont il ridiculise les nouveaux riches Russes est un régal. Par contre, la deuxième est quasi-illisible, Pelevine ayant cette tendance au débat philosophico-spirituel, qu'il mène tout seul en laissant son lecteur à la porte.

Et des expos : 
Impression globale : j'ai pas eu beaucoup de temps, mais j'ai enfin réussi à visiter les collections permanentes du Centre Pompidou (et ça suffit à ma joie, oui).

Kollektsia 
Un don de la fondation Vadimir Poutine, on l'apprend en entrant dans les salles dédiées à cette accrochage, au quatrième étage du Centre Pompidou. Cette donation porte sur l'art contemporain Russe, des 50's à nos jours. Plusieurs choses ont retenu mon attention : les photographies magnifiques de Fancisco Infante-Arana, le Sots-art dans son ensemble (en shématisant, la version soviétique et très ironique du pop-art, dont l'objet était de moquer la propagande d'Etat), et l'entrée de l'exposition, présentant les oeuvres du génial Dmitri Prigov, artiste touche-à-tout, poète, dessinateur et performeur, entre auteur d'une "Apothéose du flic", qu'on pourra le voir réciter dans une stupéfiante archive, coiffé d'une casquette de policier, de lunettes d'aviateur, devant une énorme télé, installé dans le fauteuil d'un appartement russe typique. Et malgré les années, malgré l'obstacle que constitue la langue russe, les visiteurs de l'exposition s'arrêtent de longues minutes, mesmérisés par l'humour qui transparaît de cette prestation. Dmitri Prigov est formidable, j'espère qu'on aura l'occasion d'en connaître un peu plus.

Provoke
Trois numéros de revue de photos plutôt underground publiés dans les 60's auront suffi à marquer durablement le paysage photographique japonais. Cette revue, Provoke, est le témoin des expérimentations de quelques photographes engagés, qui filment les luttes sociales de leur pays, et définissent une esthétique brute, floue, granuleuse.
L'exposition, passionante, donne une bonne idée de ce qu'était le Japon à l'époque, et la partie dédiée à la performance est jubilatoire, racontant à l'aide de photos, de plans et de vidéos, d'incroyables jeux joués avec le public, et qui permettent de se rappeler qu'aux mêmes dates, en France, c'était mai 68. 

Et des films :

Juste la fin du monde, Xavier Dolan
Ce film contient bien tous les défauts que la presse a pointés : acteurs incapables d'aller au delà du cliché, réalisation peu inventive... Mais le film survit grâce au texte de Lagarce, dont la puissance repose sur le décalage insupportable entre actes, paroles et ressentis. Enfermés avec ces phénomènes problématiques que sont les personnages, les spectateurs étouffent, et c'est ce que veut Dolan, nous impacter physiquement par la violence inutile des discours, qui disent trop des coeurs blessés qu'ils cachent et ne résolvent rien.
Je suis émotive, ça a marché.

Miss Peregrine et les enfants particuliers, Tim Burton
Un Burton enfantin, oubliable mais sympathique, adapté fidèlement du roman jeunesse éponyme. On passe un joli moment, on s'ennuie un peu car tout est très convenu.

Bonus : Des trucs que j'ai fait avec mes mains : 
Un atelier sérigraphie pour comprendre comment ça marche / un atelier sketchnote pour pareil / je suis un inscrite à un atelier d'arts plastiques où je bidouille des trucs inattendus (dont des sachets de thé secs) dans la joie la plus complète / une expérience avec un appareil photo argentique aimablement prêté, et dont le résultat, que je viens de recevoir, m'éblouit complétement (le grain, la couleur, wahou je suis wahou).

Quoi pour la suite ? Octobre est bien entamé, on verra.




Materialists, Celine Song

Materialists est le second film de Celine Song, après Past Lives (2023), qui avait été très apprécié (je ne l'ai pas vu), et s'int...