dimanche 19 juin 2016

Belladonna (La belladonne de la tristesse), Eiichi Yamamoto

Hey. Voici un film très discutable sur pleins de points mais passionnant.

Belladonna est un anime érotique japonais sorti au Japon en 1973. Il faisait à l'origine partie d'une trilogie de films produite par Osamu Tezuka. Mais laissé plutôt libre dans ses choix artistiques pour ce dernier anime, le réalisateur Eiichi Yamamoto a donné à son film une forme très expérimentale, raison pour laquelle le film est resté dans les mémoires et bénéficie cette année d'une sortie restaurée.



L'argument est inspiré de La sorcière de Michelet : dans un village médiaval, juste après son mariage avec Jean, la très belle Jeanne est violée par le Seigneur local et par la Cour. Isolée dans leur masure, manquant du soutien du faible Jean, elle est abordée par le Démon, qui se présente sous des atours très peu inquiétants, et propose de l'aider, tout en lui faisant découvrir le plaisir sexuel (rappelons-le, c'est un anime érotique). Le pouvoir qui lui est accordé améliore tout d'abord sa situation, mais suite à une première attaque du baron local, elle se retrouve dans la vallée déserte, seule dans la nature. C'est là qu'elle utilisera ses talents, et notamment sa connaissance des plantes, au profit des habitants, attisant la colère du Seigneur voisin.

Belladonna est très déroutant pour le regard contemporain : la complaisance vis à vis de la violence sexuelle est difficile à soutenir, malgré une première scène à l'intérêt esthétique indéniable, qui joue avec le sang rouge sur la blancheur de la peau de Jeanne. Ce type de violence se reproduira à une cadence trop importante pour ne pas être dérangeant*.

Les Japonais ont aussi un sens du ridicule assez important, et s'amusent en ajoutant d'improbables symboles phalliques dans la moindre situation. Ces éléments ont mal vieilli et attirent la perplexité ou le rire.

On peut également regretter la faiblesse des personnages et du scénario global : oeuvre esthétique et libidineuse, Belladonna ne se soucie que peu de faire exister ses personnages, et sa chute finale soudainement féministe, qui annonce la Révolution française par un tableau ancien collé là sans ménagement, est au mieux embarrassante.



Voilà tout ce qui peut présenter des difficultés à la vision, mais cependant, Belladonna reste fascinant. La technique d'animation utilisée est très inhabituelle, en ne se reposant pas toujours sur de l'animation à proprement parler mais parfois sur des cadrages et des mouvements de caméra sur des planches illustrées fixes, qui succèdent à des scènes animées par des techniques variées.
A cette apparente simplicité technique s'associe une iconographie pleine de références à l'histoire de l'Art.
Le traitement de la couleur est particulièrement réussi, plein de contrastes 70's et de références à Klimt, Redon ou Mucha : des constrastes vifs de verts et de rose sur notre héroïne, des bleu outremer éclatants figurant un ciel malfaisant, des touches de doré où éclot soudain la couleur, ou la sobriété de pas noirs dont le mouvement est figuré par l'alternance du bleu de leurs ombres... Bien des scènes sont mémorables grâce à ce travail graphique audacieux, et mériteraient d'être revues pour leur beauté ou pour leur intérêt technique.
Les différentes scènes fourmillent d'idées, et les représentations changent de style et de sens avec une rapidité impressionante, associées à la beauté des voix (l'interpréte de Jeanne en livre une belle interprétation) et à une musique psychédélique et envoutante.

Pour conclure, malgré de nombreuses faiblesses dûes à l'âge ou à l'inconséquence de son scénario, qui font souvent de sa vision une expérience questionnable, Belladonna est un chef d'oeuvre esthétique déroutant, dont on pourra débattre bien longtemps.

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*A ce sujet, je m'interroge sur les nombreuses critiques dithyrambiques de la presse, pour l'instant dans leur immense majorité rédigées par des hommes. Je suis curieuse de savoir ce que d'autres femmes ont ressenti devant le traitement de cette belle dame, et comment cela a influencé leur vision de l'oeuvre.

dimanche 5 juin 2016

Choses vues et lues, mai 2016

En amorce de cet article, mai a été un brin le bordel, je m'en suis mis plein les mirettes de sensations visuelles, et j'ai finalement peu lu, alors autant s'en dépatouiller dès maintenant.
(où l'on voit un peu ce qui arrive quand je me promets d'écrire toutes les semaines...)


Beauté fatale de Mona Chollet
 Je suis un peu novice en matière de livres féministes, je l'avoue, mais la lecture de Beauté fatale m'a fait le plus grand bien, en interrogeant ce que Mona Chollet appelle "le complexe mode-beauté", cette industrie qui se fait de l'argent en nous culpabilisant, à travers l'histoire de l'enfermement féminin par le consumérisme, et l'ébauche de cette idée qui me fascine tellement mais que je ne comprends pas, la culture féminine.
Les thèses sont nourries de très nombreuses références que l'on consultera avec grand intérêt.
Il me semble que c'est un bon point d'entrée, très facile d'accès, au féminisme et à la théorie des genres.



Jean-Michel Albérola et Simon Evans au Palais de Tokyo
On trouve des choses très inégales au Palais de Tokyo, du pire au meilleur, avec du dérangeant.
Deux choses m'ont marquées (et parce que j'aime les arts graphiques les plus modestes, le papier me séduit énormément).


Everything I Have / Simon Evans

Simon Evans est un ancien skater qui travaille avec l'illustratrice Sarah Lannan, et à eux deux, ils détournent ces outils du quotidien que sont les notes, plans, tickets de carte bleue, listes et schémas pour se moquer de notre manie de prendre nos vies trop au sérieux. Comme un hipster qui s'auto-déprécierait en faisant quelques blagues, mais en arrivant à nous toucher un peu quand même.
Quoique léger, leur travail est assez séduisant, et nous donne un apperçu de la modestie et de la futilité de nos existences.

Profil d'un voyou / Jean-Michel Alberola

Jean-Michel Alberola a lui aussi toute une histoire avec le papier, et c'est un peu ma révélation de ce mois. L'exposition rétrospective qui lui était consacrée permettait de découvrir son amour de la littérature (maintes citations), la finesse de ses perceptions (des papiers perdus et personnalisés avec des lettres ou des dessins, délicats haïkus dessinés, qui évoquent en creux l'humour subtil de Magritte et des surréalistes). Le jeu perpétuel, et plutôt joyeux, de la forme et du fonds, est l'une des singularités de l'artiste.
J'aime beaucoup, beaucoup Jean-Michel Alberola.

Amadeo de Souza-Cardoso au Grand Palais
Un peintre relativement inconnu en France que ce jeune homme, arrivé à Paris vers 1906 et décédé en 1918 lors de l'épidémie de grippe espagnole. L'un des nombreux intérêts de son œuvre est sa volonté d'expérimenter sans cesse, et d'être à la pointe de la modernité d'alors : ami des artistes de l'avant-garde d'alors, Brancusi, Modigliani, les Stein, Juan Gris... On note donc de véritables évolutions dans son œuvre, depuis les travaux très art nouveau où le dessin et la ligne ont une grande importance, jusqu'à ses toiles finales inspirées des cubistes et où la couleur a la place principale.

Le saut du lapin / Amadeo de Souza-Cardoso, 1911
Des toiles présentées au Grand Palais, on peut retenir son incroyable maîtrise du portrait animalier, dans lequel de Souza-Cardoso est particulièrement original, et reconnaissable, mais également son passionnant travail de dessin et de graphisme, au travers d'un recueil de dessins, et ses illustrations de la Légende de Saint-Julien l'Hospitalier de Flaubert.

Je suis aussi passée à Monumenta, on pouvait y voir un bicorne Napoléonien géant juché sur une grue, et encadré de conteneurs sur lesquels un squelette de serpent géant reposait, et y découvrir ce concept inattendu de "Dadaïsme zen."



Leviathan, Lucien Castaing-Taylor, Verena Paravan
L'une de mes grandes découvertes de ce mois a été cet incroyable documentaire ethnographique, dont le sujet est le quotidien d'un chalutier de New Bedford, aux Etats-Unis. Il fait partie, me dit-on, de cette nouvelle vague de documentaires de création qui mêlent la forme au fonds, pour offrir un regard singulier sur les thématiques filmées. Pour obtenir le résultat impressionniste fascinant de ce film -car c'est véritablement à une immersion en haute mer que nous sommes invités, les deux réalisateurs ont fait le parti pris de tourner à la caméra Go-Pro, qu'ils ont fixées en différents points du chalutiers et sur les pêcheurs : sur leurs fronts, leurs poignets, ou sur les filets. Le résultat est spectaculaire, car l'esprit essaye de compléter ce qu'il voit mais ne comprend pas (des parties d'objets, la pénombre plus ou moins animées) par les sons du film. Les plans sont troublants et très inhabituels, et me semble-t-il, la dureté du métier, et sa barbarie sont parfaitement rendues à l'écran.
Attention, il faut accepter de dérouter ses sens pendant une heure et vingt-deux minutes, mais je pense que c'est une expérience mémorable que l'on peut s'offrir.





In the wilds, in the City, Nigel Peake
A ce stade, il faut que je parle de Nigel Peake, illustrateur que j'aime avec une passion un peu déraisonnable, et dont il semble, si j'en crois les étals de la librairie du Centre Pompidou et du Monte-En-L'air, qu'il est très tendance de l'aimer en ce moment. Bon, ce n'est pas grave, je reste le souffle coupé devant son travail de simplification extrême des formes, qui lui permet dans In the wilds de représenter un champs uniquement avec un carré et les couleurs appropriées en ajoutant une perspective complétement faussée sans qu'il perde son identité, dans In the City de nous faire ressentir la complexité de la ville à travers les pliages d'un ticket de caisse ou les sons de la pluie qui heurtent différentes surfaces, toutes réduite à leur plus simple expression graphique. C'est un truc de cinglé que le raffinement des perceptions de Nigel Peake, qu'il tire vraisemblablement de sa formation d'architecte, et qu'il nourrit de sa curiosité pour le monde. Lire Peake, c'est faire une expérience étrange où l'on perçoit différents sens par l'unique prisme du dessin, et c'est si fascinant que l'on peut passer quelques minutes sur une page, à analyser dessin, sens et couleur.
Toutefois, je le conçois, il est aussi possible de me répondre que c'est un joli livre d'images pour intello du dimanche.



Encore une partie de campagne gâchée par le crocodile, de Stephen Collins
Stephen Collins travaille pour le Guardian, comme cet autre grand chouchou personnel qu'est Tom Gauld, et j'avoue que je le découvre avec une joie sans mélange.

http://www.cambourakis.com/spip.php?article669

Là où Gauld a un dessin minimaliste, et où l'humour est un humour absurde de situation, reposant souvent sur la culture, Collins a un dessin très mignon, presque enfantin, et travaille principalement sur nos difficultés à nous accommoder des envahissants réseaux sociaux. Cela ne l'empêche pas de jouer avec la narration, et d'offrir des dialogues surréalistes hilarants, que l'on aurait très envie de lire à haute voix, car oui, c'est de la BD bien écrite.
Du même auteur, si on est un peu en fonds, on se délectera de La Gigantesque barbe du mal, jolie bande-dessinée éditée chez Cambourakis, dont le dessin au crayon regorge de trouvailles graphiques.


Rodtchenko et le constructivisme Russe
Pour terminer ce compte-rendu de mes expériences du mois, j'ai aussi découvert ce mouvement, et toute la naissance des avant-gardes Russes de la fin du XIXe-début du XXe, par le biais du très bon L'avant-garde russe dans l'art moderne, de Camila Gray, à la suite de quoi on m'a prêté une monographie sur le constructivisme (je sais qu'il me faudra aussi voir des œuvres de Lioubov Popova), et sur Rodtchenko, expérimentateur génial de la photographie, de la peinture et du graphisme.


Et ce sera tout pour ce mois très chargé en expériences visuelles. Ma bibliothèque déborde, je vais me remettre à lire en juin.

mercredi 11 mai 2016

Welcome to Nightvale, Joseph Fink et Jeffrey Cranor

[Heylà.
Je vais parler d'au moins trois choses différentes, et j'espère donc que l'article ci-dessous sera digeste.]

Le podcast est un genre en plein boom, il s'en multiplie de tous côtés, et c'est réjouissant d'entendre ces voix intelligentes prendre la parole pendant qu'on fait notre footing ou qu'on tente de viser les clous et non pas nos doigts avec le marteau, le dimanche.
Qu'il s'agisse de rediff" d'émissions de radios ou de podcasts purs et bruts, c'est nourrissant, c'est formidable. A tel point qu'aux Etats-Unis, contrée d'où nous vient ce raz-de-marée, on cherche frénétiquement un moyen de rentabiliser tout ça.
L'un des podcasts qui a déclenché l'avalanche se trouve être justement une fiction qui appartient au domaine de l'imaginaire, et il est temps d'en parler.


Welcome to Nightvale : l'émission

Welcome to Nightvale a été créé en 2012 par Joseph Fink et Jeffrey Cranor, qui avaient des professions des plus pragmatiques (l'un d'entre eux bossait dans le service après-vente d'une grande entreprise), mais une bonne connaissance de la littérature fantastique des XIX-XXe siècle.

Ce podcast met en scène un fausse émission de radio locale, genre très traditionnel aux Etats-Unis, où le présentateur, Cecil Gershwin-Palmer, donne les nouvelles de la bonne ville de Nightvale, isolée dans le Sud-Ouest désertique des Etats-Unis. On aura donc les horaires de la bibliothèque, des informations sur les scouts, la météo, le trafic routier, les élections... A ceci près que Nightvale est la ville où toutes les théories conspirationnistes les plus folles, où toutes les histoires fantastiques issues du folklore se produisent, imperturbablement narrées par la belle voix grave de Cécil, pour qui cela est décidément très normal.
On l'aura compris, Nightvale est une parodie à l'humour pince sans rire, qui joue avec la mise-en-abîme et avec le décalage perpétuel pour susciter le rire.

Cette entreprise est plutôt brillament exécutée, et pleine de références : on reconnaît les histoires dont NightVale s'inspire, des maîtres de la littérature du XIXe jusqu'aux épisodes des X-Files, donnant naissance à un objet pop qui devrait parler à de nombreuses générations.

Le succès est venu assez vite à NightVale, grâce à la rapidité de réaction des réseaux sociaux (sur lesquels Fink et Cranor prolongent l'existence de leur ville fictive), mais également grâce à l'adoption de l'univers par les fans, et l'appropriation par les utilisateurs de Tumblr notamment, génération un peu plus jeune que l'average gros lecteur de Sci-Fi et de fantastique.
Tumblr, base de création de blogs essentiellement composés d'image, où bruissent les détournements de milliers de fans de série : où agissent les fans d'Hannibal, de Sherlock... en des communautés très soudées qui se réapproprient les codes d'une série qu'ils aiment pour leurs propres créations, qu'il s'agisse d'illustrations, de retouche-photo, de liens vers des fanfictions.
La matière de Welcome to NightVale était dès le début, très utilisable dans ce genre d'univers, aussi a-t-elle très rapidement été adoptée, et de nombreuses œuvres de fans ont été créées, popularisant très vite l'émission, jusqu'à en faire le podcast de fiction le plus écouté des Etats-Unis.

A ce stade, les propositions commerciales n'ont cessé de pleuvoir autour de Jeffrey Cranor et Joseph Fink, et le podcast - toujours complétement gratuit, sous creative commons, est désormais rentabilisé grâce à des dons, des spectacles, et des produits dérivés.

Welcome to Nightvale : le bouquin

Parmi ces fameux produits dérivés, se trouve un livre -"N°1 des ventes US sur Amazon !"- baptisé en français Bienvenue à Nightvale, édité par Bragelonne, et dont un exemplaire est actuellement posé sur ma table de chevet.
Il a été écrit par Fink et Cranor, et doit donc lutter contre pas mal de préjugés, à savoir : un produit dérivé peut-il être intéressant (ce qui est un peu la politique actuelle de Bragelonne, avec la sortie de la novélisation de BioShock rapture, par exemple) ? Comment novéliser un programme radio ? Est-ce qu'un tel objet est lisible par un public extérieur au fandom ?

Le choix fait par Fink et Cranor est de donner un peu de chair aux habitants de Nightvale. Le podcast d'actualités maintient finalement l'auditeur à distance, et les faits qui sont relatés l'obligent à se demander comment un habitant de Nightvale peut y vivre, avec ce taux de mortalité explosif et ses événements inattendus. On suit dans le livre plusieurs habitants dont le bizarre est quotidien, ce qui répond pas mal à la question et utilise encore ce ton décalé. Ce fil narratif est intercalé d'extraits d'actualités de Nightvale, tels qu'annoncés par Cecil.
L'une des grandes richesses de Fink et Cranor, c'est la capacité à raconter de petits incidents, et à "colorer" un univers (terme que je tiens du théâtre d'improvisation et qui équivaut à cesser la narration pour se concentrer sur la description). Et l'une de leurs grandes faiblesses, c'est leur manque de capacité (ou de volonté) à dessiner un arc narratif plus fort. L'évolution des personnages est plutôt bienveillante, et touche à l'angoisse fondamentale des deux créateurs : comment être adulte, et accepter l'épuisant et absurde fardeau du quotidien ? C'est ce que l'on trouve déjà dans le podcast, développé plus encore dans le roman.
Malheureusement, il me semble que la trame narrative proposée par les deux auteurs est trop légère pour le roman, et très rapidement, nos personnages empilent les péripéties sans qu'on soit bien capable de savoir où ils vont. La promenade est sympathique, certaines scènes sont vraiment réussies, mais tout cela reste du fanservice : les grands adeptes du podcast (dont je fais partie) apprécieront tout de même un travail plutôt honnête.

Bienvenue à Valnuit : la trad' française du podcast

Ok, donc, s'il n'est pas question d'écouter en anglais, on appréciera les efforts de l'équipe bénévole de traduction française. Bienvenue à Valnuit est une translation du podcast américain, qui permet de retrouver en VF l'humour décalé de l'univers. C'est un challenge de traduire les jeux de mots de Nightvale, et on peut comprendre que la traduction soit parfois inégale. Mais il me semble qu'en général, c'est assez réussi, et que le personnage d'Emile est justement interprété.
Comme l'émission originale, on écoutera le podcast deux fois par mois, juste là.

Bonus track : découvrir l'univers UK de Scarfolk ici.

dimanche 1 mai 2016

Choses vues et lues, mars-avril 2016

Et hop.
Sur la longueur, alors que c'est de ma table de balcon, avec un thé citron que j'écris (la banlieue a ses luxes, et de toute façon 300 grammes de henné rouge du Rajhastan sèchent sur mon cuir chevelu présentement) ça donne ça :

Anselm Kiefer au Centre Pompidou
Quand la chose est possible, toujours profiter des visites commentées du Centre Pompidou, car elles sont d'une grande aide pour appréhender des thèmes et des artistes dont on a pas l'habitude. Cela a été salvateur pour cette visite en particulier. La production d'Anselm Kiefer, artiste protéiforme à l'immense culture, est toute entière tournée vers la culture et l'histoire allemande. Il s'agit de retrouver, de restaurer et d'apaiser cette culture mise à mal lors de la parenthèse nazie, travail de mémoire pour lequel Anselm Kiefer utilise l'art, afin de l'accomplir et le dépasser. J'en parle très maladroitement, mais des toiles de ce peintre rebâtissant sur les ruines, se dégage une beauté terrible, et pourtant porteuse d'espoir. Ses assemblages, que l'on apprécie pour leur beauté et leur sophistication, parlent également de ce lent travail de reconstruction, nécessaire pour permettre un avenir (de la culture, de l'art).


In Jackson Heights, de Frederick Wiseman
Frederick Wiseman, réalisateur de documentaires à hauteur d'homme, s'est penché sur le quotidien de ce quartier de New York apprécié pour sa diversité culturelle et qui souffre cependant d'une spéculation immobilière et d'une gentrification galopante. C'est donc trois heures de saynètes prises sur le vif dans différents lieux emblématiques du quartier, qui nous sont données à voir. L'ensemble illustre bien la grande vivacité de ce quartier, et l'esprit d'entraide qui y règne : on assiste à une marche de défense contre les discriminations, aux durs témoignages d'immigrants lors de réunions de soutien, à une merveilleuse et improbable leçon de géographie New-Yorkaise donnée aux aspirants chauffeurs de taxis de toutes origines... Cette découverte assombrie cependant par la perspective de la réduction de Jackson Heights à un opération immobilière à 15 minutes du cœur de New York en métro, de la disparition de cette culture de quartier et de la paupérisation de ses habitants actuels, contraints d'aller vivre ailleurs. Un très beau travail, qui donne à voir et à penser.

La station d'Araminta de Jack Vance
Quitte à en parler, voilà ce que je peux en dire : pour moi, c'est du roman d'aventure vintage plein de planètes, de créatures extraterrestres soyeuses, de mecs pleins de qualités comme de vrais chefs scouts 60's, de girls sexys (bon, la co-héroïne est intelligente et courageuse, mais il y a quand même deux femmes qui se font séduire et/ou violer avant d'être assassinées sans que leur entourage ne soit trop triste). Les décors sont chouettes, et malheureusement, malgré l'aspect ensoleillé de cette lecture de plage, on y détecte des bribes de conservatisme qui m'ont gêné.

Renaître de Susan Sontag
On lit essentiellement Sontag, de nos jours, pour son notable Sur la photographie, ouvrage qui est toujours considéré comme une référence (et que je finirai par lire, c'est bien noté). Avant d'écrire brillamment, Sontag a été une jeune femme assoiffée de connaissances, que l'on découvre dans ce premier journal, qui commence un peu avant son entrée à l'université et se clôt alors qu'elle devenue une figure de la vie New Yorkaise. On assiste donc à la fondation d'un esprit, avec ses lectures admirablement ambitieuses, mais également à la maturation d'une femme adulte avec ses doutes, ses échecs, ses enthousiasmes.

La fin de l'homme rouge de Svetlana Alexievitch
La Russie, ce grand pays que nous connaissons finalement si peu. Grâce aux initiatives de la journaliste, et prix Nobel de Littérature Svetlana Alexievitch, la parole des témoins des catastrophes de l'autre côté de l'Europe nous arrive enfin, elle est dure et bouleversante. C'est l'occasion de mieux comprendre les Russes, et les conditions de vie auxquelles ils semblent perpétuellement condamnés, et une chance de voir l'Histoire à une autre hauteur.
Un texte d'une grande beauté, mais terrible à lire, et dont on gardera les traces.

Exposition Drawn and Quarterly à la Galerie Martel
Je suis toujours dans mes toutes premières tentatives de comprendre ce grand art qu'est la bande dessinée, et jusqu'à maintenant, je n'avais pas poussé jusqu'au Québec. L'excellente maison Drawn and Quartely fêtait ses 25 ans, et présentait à la Galerie Martel ses auteurs phares, et ça m'a permis de découvrir des merveilles : Linda Barry (le pendant féministe et rock de Crumb, avec des trouvailles graphiques et colorées permanentes), la troublante délicatesse de Geneviève Castrée, l'inquiétante élégance d'Anders Nielsen, les superchouettes dingueries de Marc Bell, le très précis trait de Jason Lutes... Oui, c'était formidable, j'ai une liste de lecture longue comme mes deux bras, et vu ses expos, je vais finir par demander asile à la galerie Martel pour être certaine de ne rien louper.

Céramix à la maison rouge
Cette fois, c'était un coup de cet intello de Benito Abdaloff, qui m'a entraîné à cette expo que je n'avais pas repérée et pour cause, on ne pense jamais à la céramique, gentils panurges du dessin à plat que nous sommes (well, que je suis, à tout le moins). Cette partie de l'expo (il faut aller à Sèvres voir la deuxième), est un vrai trésor pour le néophyte, et promet de faire un point sur la deuxième moitié du XXe siècle en matière de création. Il y a des pièces remarquables à voir.
Et la toute dernière partie, qui propose des vidéos de happenings de toutes époques, est vraiment très nourrissante : on y voit une réflexion sur le matériau, une chorégraphie sur le geste du sculpteur, un happening SF... (en lien, Landscape-Body-dwelling, de Charles Simonds, pardon pour l'état de la vidéo).


High Rise, Ben Whitley
OUI il y a le très esthétiquement satisfaisant Tom Hiddleston, et oui, il offre au public un superbe show-off d'une nudité imberbe et musclée dans une scène de bronzage sur la terrasse au tout début du film, oui.
Mais ce n'est pas pour ça qu'il faut aller voir ce film.
C'est avant tout une adaptation plutôt fidèle du roman de 1975 de Ballard, où l'on étudie les conditions de vie dans les immeubles de grande hauteur, pensés pour permettre à leurs occupants fortunés de ne plus en sortir (je pense à la Cité Radieuse du Corbusier -peut-être aussi parce que je suis en train de lire Sous la colline, de David Calvo). Evidemment, l'enfermement a les conséquences dont on se doute, et cela associé aux passions humaines va transformer l'expérience en survival social. Il y a plein de choses à saluer dans cette honorable version cinématographique : la reconstitution maniaque de cette époque, le casting éblouissant, le travail sur la lumière et les couleurs. Du coup, la nudité du petit frère de Thor n'est vraiment pas le point focal.

  Et c'est la fin du résumé, deux mois essentiellement passés dans les librairies et dans les bars, à jouer des murder partys avec ma copine la Brunette, à rattraper 2 ans de correspondance en retard, à me plier en cours de Pilates et à bricoler des trucs dans ma cuisine.
En musique, j'ai aimé The Fat White Family, The Black Rebel Motorcycle Club et les Savages.
Il faudrait que j'écrive un truc à ce sujet. Un jour.

Du coup, pour l'illustration, j'avais envie de trouver un portait. Quitte à choisir, autant prendre un travail avec une petite histoire assortie, je parlerai donc de J.C. Leydendecker (1874-1951), peintre commercial du début du 20e siècle, dont le travail (palette et poses comprises) inspirera par la suite Norman Rockwell. Au cours de sa longue carrière, il a exécuté des illustrations de livres pour enfants, de très nombreuses couvertures de magazines, et travaillé dans la publicité.
En 1920, son travail pour la mode masculine était particulièrement reconnu : ses affiches pour les chaussettes, les costumes, et le très célèbre Arrow Collar Man définissaient le style même du dandy.
Et donc, le portrait, le voici, une étude pour une publicité Arrow Collar des années 20 :

Tout au long de sa vie, JC. Leydecker a en effet utilisé des modèles comme base de travail (lors d'une interview, où on lui demandait des conseils pour un dessinateur débutant, il avait d'ailleurs longuement insisté sur l'importance du dessin d'après le réel). Et parmi ses sujets de prédilection, figurait son modèle préféré et compagnon, Charles Beach. Très souvent, lorsque l'on regarde une des publicités qui ont fait sa réputation, comme ici, c'est un portrait du beau Charles que l'on admire.

Et à la suite !

mercredi 27 avril 2016

Des larmes sous la pluie, Rosa Montero

Des Réplicants à la Blade Runner, de la meuf féministe, une dystopie intelligente, et pleins d'interrogations métaphysiques ? Mets ta petite laine et tes baskets, c'est Des larmes sous la pluie, c'est super chouette, et on y va !


Dans Des larmes sous la pluie, nous sommes en 2100. Le monde a plus ou moins récolté ce qui l'attendait, à savoir des révoltes en tout genre, et s'est structuré en Etats-Unis terrestres. On a découvert le voyage spatial, créé des Réplicants (des cyborgs à la durée de vie limitée à 10 ans, et dont l'existence se termine par la TTT : Tumeur Totale Techno, horrible cancer généralisé incurable), enclavé des zones vivables pas trop polluées et non submergées par la montée des eaux (sorry, Barcelone). Comme on pouvait s'y attendre, l'humanité n'a pas tellement appris, et est toujours parcourue des mêmes défauts : haine de l'étranger, cupidité, égoïsme... Toutes ces tares sont le gagne-pain de la formidable Bruna Husky, Réplicante de combat et détective privée, qui doit en plus jongler avec ses angoisses philosophiques.
Tout en menant de son mieux ses enquêtes, elle fuit dans l'alcool, compte les jours restants jusqu'à sa TTT et cultive son humeur noire.
Justement, sa nouvelle enquête l'entraîne à la poursuite de Réplicants qui se suicident lors de crises meurtrières, et de modifications criminelles de l'Histoire récente du Monde (qui ressemble à un Wikipedia sur-protégé).

On l'aura compris, je trouve à ce roman plein de qualités. 
Le monde construit par Rosa Montero est très intelligent, et réaliste : dans une intrigue générale qui doit beaucoup au roman noir traditionnel, elle a poussé plus loin quelques concepts existants de nos jours. Cela permet de dresser le portrait d'une société malade, mais vivable, où le capitalisme continue à prospérer (on vend même l'air pur).
Se trouvent en plus dans ce roman quelques personnages traditionnels de la SF, extraterrestres et Réplicants, animés de sentiments plus ou moins complexes. Le thème du Réplicant est par ailleurs un très bon prétexte pour poser des questions essentielles sur l'identité, le monde, le destin, la famille, la mort... Tout en alternant ces questionnements avec des enquêtes pleines de rythme.

Tout ceci est déjà prometteur, mais ce qui élève vraiment le propos, c'est le personnage magnifique de Bruna Husky. 
Je prête toujours une grande attention aux personnages féminins dans la littérature, et j'adore trouver des personnages forts et complexes.
C'est le cas de l'héroïne de ce roman, pendant féminin d'un enquêteur de roman noir à la Marlowe, dans laquelle Rosa Montero investit ses connaissances en psychologie et en journalisme (sa formation initiale), et son expérience du monde, pour obtenir un personnage aussi fort physiquement que son for intérieur est troublé.
Cette complexité psychologique donne encore plus de substance au monde que l'on découvre à travers elle : tout en y vivant, elle déplore ses aberrations, et en est la victime.
On pourrait être tenté de reprocher à l'héroïne un petit côté "super-woman de bit-litt", avec une histoire d'amour à la clé, mais s'il est évident que l'objectif de Rosa Montero est d'amener son héroïne à une forme d'humanité, par l'amitié, et par cette fameuse love story présente de loin en loin, ce n'est pas le seul point focal, dans un univers particulièrement riche. Cette relation est donc plus un outil qu'une finalité, et il me semble qu'elle sert plutôt le propos de l'auteur.

 On pourra bien sûr trouver les ficelles un peu grosses, certains personnages pénibles à force de cliché (l'animal de compagnie, notamment, dont je ne dirai pas plus, mais qui me semble tellement écrit à dessein qu'il n'a guère d'existence, et le personnage de Paul, qui évoque une aimable version de papier de Vincent d'Onofrio dans New York Police criminelle), mais cela ne suffit pas à nuire à la lecture de cet excellent roman, dont on pourra saluer univers, intrigue, et personnage principal.

Des larmes sous la pluie / Rosa Montero. Métaillié, 2014.

samedi 23 avril 2016

Le cadran solaire, Shirley Jackson

Shirley Jackson, on en reprendrait bien un peu ?

Alors, le Cadran Solaire, paru aux Etats-Unis en 1958, sous le titre The Sundial, et en France en 1995 dans la collection Pocket Terreur. L'édition que j'ai en main est donc un poche assez jauni, le texte a été traduit par Dominique Haas.

Si l'on consulte le passionnant Panorama du fantastique américain de Jacques Finné, on constate que ce quatrième roman de Shirley Jackson (après les non-traduits The Road through the Wall, 1948, Hangsaman, 1951 et The Bird's nest, 1954), est traditionnellement considéré comme l'un des moins aboutis, en tout cas face à ces classiques que sont Hantise et Nous avons toujours habité le château.



Dans Le Cadran Solaire, la famille Halloran, famille fortunée qui vit dans un impressionnant manoir près d'un village, fait face à la perte du fils héritier. La scène d'ouverture donne le ton du roman, noir et malicieux : le vieux Monsieur Halloran est sénile, son épouse est obsédée par l'argent et le pouvoir, leur belle-fille se montre tout aussi vénale et leur petite fille a un comportement inquiétant.

J'oublie, dans ce qui va très vite composer un huis-clos à l'ambiance délétère, la dame de compagnie, ancien amour de Monsieur, et le jeune homme qui range la bibliothèque, bon à rien flegmatique.
A ce stade, j'ai l'impression de décrire du Wodehouse, cet anglais qui décrivait les travers de la bonne société anglaise dans des romans doucement cinglés, et à l'esprit bon-enfant.

Mais bien sûr, chez Shirley Jackson, ce n'est pas la bienveillance qui prévaut : la sœur de Monsieur, la vieille tante Fanny, susceptible et souffrant de sa condition de vieille fille, se perd un matin dans le jardin et, dans des circonstances des plus inexplicables, a une vision de son père lui annonçant la fin du monde - nouvelle d'autant plus stupéfiante qu'il ajoute que seuls les habitants de la Grande Maison seront épargnés, et sont donc destinés à constituer les Elus du monde futur.

Tout ce petit monde accepte la nouvelle sans trop de surprise, car bien sûr, il est évident que les Halloran sont au dessus du commun. Commence alors l'improbable attente de la fin, entre petits fours et livraisons de matériel de survie, dans un manoir habité par des personnalités plus déplaisantes les unes que les autres.

Et dans ce roman qui annonce les prémisses de Hantise (la maison, subtilement inquiétante par les conditions de sa construction), et de Nous avons toujours habité le Château (ces bourgeois névrosés, en fin de règne, à la santé mentale discutable), c'est à un jeu de massacre dépeignant les travers humains que nous convie Shirley Jackson. Pas vraiment d'horreur ou de fantastique dans ce roman, car la réalité de l'annonce restera un choix laissé au lecteur, mais une comédie noire où personne ne sort indemne.

Shirley Jackson est brillante dans la comédie de mœurs, et quelques scènes sont délectables : la rencontre avec un autre de groupe d'illuminés persuadés de la survenue de la fin est merveilleuse (bien évidemment, ils viennent du village et croient à la survenue des extra-terrestres, à ce titre ils ne peuvent être que traités avec condescendance), la confrontation des habitants de la maison avec ceux du village, qu'il s'agisse de courses, ou de la grande fête que l'on donne en leur honneur avant la fin, constitue un régal de méchanceté. Cette partie n'a pas trop vieilli : de nos jours, l'abominable Orianna Halloran, reine de la punch-line vicieuse, ne pourrait être qu'une star de la télé-réalité dont on commenterait les sorties sur les réseaux sociaux.

La comédie est tempérée de différents moments : une scène terrifiante où l'une des invitées tentant de fuir l'ambiance du manoir se retrouve dans un taxi conduit par un pervers (et qui, me semble-t-il, jure plutôt avec l'ambiance du récit : il est évident qu'il y a danger dans cette scène, alors que le roman laisse un doute bien élevé et moqueur partout ailleurs. Shirley Jackson veut-elle montrer à quel point les habitants sont déplacés dans la réalité ?), quelques scènes touchantes (on comprend notamment que Fanny est l'héritière des relations tordues entre ses parents, et que la petite Demoiselle Halloran serait probablement normale si elle n'avait pas à grandir isolée des enfants de son âge).

J'imagine que les spécialistes qui estiment que ce roman est imparfait font peut-être référence à ces éléments  : les changements d'ambiance soudains, l'ajout régulier de personnages dans un huis-clos, au résultat artificiel (on dirait que Shirley Jackson avait peur de ne pas avoir assez à dire, mais il en résulte que les portraits sont moins fouillés), et la gestion de l'argument du roman : cet apocalypse que l'on ne fait qu'attendre, et dont nous, lecteurs ne verrons rien, le roman se terminant particulièrement abruptement (volontairement malicieusement, me semble-t-il).

Ce sont effectivement des éléments très visibles, mais Le Cadran solaire reste un moment de lecture savoureux, si l'on accepte sa lenteur et son côté daté. On peut y apprécier le fantastique très subtil de Shirley Jackson et son humour malveillant, noir et amer.
Je suis passé à côté lors de ma première lecture, adolescente, et c'est y revenant que j'ai fini par comprendre ce que je lisais. A ce titre, il me semble que l'édition en Pocket Terreur, avec son illustration terrifiante, est particulièrement malvenue, car il est évident que ce titre n'est pas un roman d'horreur, mais une vilaine comédie.

Et en y réfléchissant, je me dis que classer la production de Mrs. Jackson n'est décidément pas chose facile...

Le cadran solaire / Shirley Jackson, traduit par Dominique Haas, Pocket Terreur, 1995.

mercredi 6 avril 2016

La Loterie, Shirley Jackson

Nous avons tous des œuvres préférées, des auteurs dont la voix semble résonner particulièrement pour nous, et vers lesquels nous retournons de temps à autre.
Dans mon cas, il s'agit de Shirley Jackson, maîtresse du gothique américain, dont les œuvres particulièrement plébiscitées sont les romans Hantise, Nous avons toujours habité le château, et la nouvelle La loterie.
Avec cette série que je compte régulièrement mettre à jour, je vais essayer d'approfondir ce que je sais de cet auteur et de ses œuvres, et m'y plonger avec plus d'attention.

Il faut, avant que je commence à parler de La Loterie, que je vous donne d'abord quelques éléments sur Mrs. Jackson.
Lorsqu'on aime le fantastique, on entend parler de cette dame relativement régulièrement : Stephen King en parle souvent comme une inspiratrice majeure (il lui dédie certains romans, en parle dans Anatomie de l'horreur, s'en inspire pour d'autres...), c'est également le cas de Lisa Tuttle, mais aussi Peter Straub, Neil Gaiman... La génération plus jeune des auteurs de Welcome to Night Vale, Joseph Fink et Jeffrey Cranor, la citent dans leurs sources d'inspiration, et c'est également le cas de l'auteur de Notre Château, Emmanuel Régnier, dont le livre puise beaucoup dans le roman Nous avons toujours habité le château. Il y a aussi une vraie filiation avec certains textes fantastiques de Thomas Ligotti, me semble-t-il.

Pour autant, Shirley Jackson a eu une carrière relativement courte (elle est décédée à 48 ans d'une attaque cardiaque), et une production qui comprend une énorme quantité de nouvelles (dont toutes ne seraient pas encore parues, si on en croit la bibliothèque qui détient ses archives), pour 6 romans, 2 autobiographies, et 4 romans jeunesse.

Bien qu'elle soit particulièrement reconnue pour deux romans qui appartiennent aux "genres" (Hantise, qui est une histoire de maison hantée parfaitement subtile hésitant entre surnaturel et folie des occupants; et Nous avons toujours habité le château, thriller psychologique ou roman policier noir, qui joue lui aussi sur l'instabilité mentale et l'enfermement), toute son œuvre n'est pas fantastique, bien au contraire. Mais on y retrouve quelques éléments typiques, qui placent ces textes à la limite de ce qui pourrait être du genre.

Mrs Jackson était très douée dans la description de la société bourgeoise américaine, et de ses mœurs plus ou moins rangées et aliénantes. S'astreignant à plusieurs heures d'écriture par jour, elle décrivait ce qu'elle connaissait le mieux, en tant qu'épouse à domicile vouée à l'éducation de ses quatre enfants et au soutien de la carrière de son mari, universitaire et critique littéraire.
Au long de sa vie, elle est restée proche des milieux littéraires en organisant des réceptions auxquels étaient invités des acteurs de ce monde, et en donnant plus tard des cours d'écriture.
Une vie étonnante, dans la mesure où elle reste reconnue pour ses textes sombres.

The lottery, dans son édition originale
Le recueil La Loterie, donc, est paru sous le titre The lotery and other stories or the adventures of James Harris en 1949 aux Etats-Unis.
A l'origine de cette publication se trouve l'histoire éponyme, publiée dans le New York Times, et dont la publication suscita chez les lecteurs des réactions particulièrement violentes : certains menacèrent de se désabonner, d'autres décrivirent Shirley Jackson comme "Anti-Américaine", "Sadique"...
Le recueil comporte aux Etats-Unis 24 nouvelles, dont de nombreux personnages portent le nom de Harris.
Il a été traduit en français en 1980 à La librairie des Champs-Elysées, par Dominique Mols. Dans cette édition, l'ordre des nouvelles est bouleversé, et 5 nouvelles n'ont pas été traduites*. Une réédition en a été faite en Pocket Terreur en 1994.
Le sommaire suivant est celui de l'édition française, je mettrai à jour cet article avec l'édition originale quand je l'aurai lue.
Attention, il y a des demis-spoilers dans cette présentation (je ne dévoile pas la fin, mais on sait de quoi parle la nouvelle).

La Dent
Une gentille épouse quitte sa campagne et son mari pour se faire arracher une dent chez un bon chirurgien dentiste de New York. Entre les anti-douleurs, le whisky et les somnifères, elle commence une expérience de voyage des plus étranges. Le fantastique est quasi-imperceptible, mais ce long bad trip porte de nombreuses marques de l'étrange : un mystérieux passager qui l'aborde ("Jim" = James ?), en susurrant des paroles incohérentes mais poétiques, la sensation de dépersonnalisation lors des soins médicaux et la sensation grandissante d'égarement rendent le texte singulier.

L'Amant diabolique
Une femme s'éveille, et des brumes de son sommeil se souvient qu'aujourd'hui elle doit épouser Jamie. Elle choisit ce qui lui semble être une robe appropriée, et ne le voyant pas arriver, part sur ses traces, de plus en plus mystérieuses. Cette fois encore, le fantastique est subtil : notre héroïne, un peu âgée selon les critères de l'époque, se raconte-t-elle des histoires ? Il semble que ses sens soient troublés. Qui est ce mystérieux Jamie ?

The Villager
Miss Clarence, qui a très bien réussi sa vie, et a une belle situation, a l'intention d'acheter des meubles après avoir lu une petite annonce. Elle entre dans l'appartement dont elle a l'adresse, et s'y trouve seule, avec une note de la propriétaire lui demandant de faire son choix en son absence. La rencontre avec un autre acheteur, Harris, qui vient d'emménager à New York, lui fait envisager ses choix de vie d'une manière toute différente... Il n'y a pas de fantastique dans cette nouvelle, juste l'inconfort léger du choix final de Miss Clarence, et la dernière phrase qui vient appuyer la sensation de malaise diffus de la scène de discussion.

Charles
Deux parents envoient leur petit Laurie à l'école pour la première fois. Celui-ci revient en parlant du petit Charles, gamin insupportable et presque inquiétant. De semaine en semaine, les deux adultes prennent des nouvelles de l'affreux bambin en imaginant la vie de famille que ses parents doivent avoir. Heureusement, la réunion scolaire arrive, et leur permettra de les rencontrer.
Il s'agit de l'un des textes les plus autobiographiques de Shirley Jackson, et qui figure également dans son livre Raising demons (Démons en herbe), où elle dépeint l'éducation de ses enfants. S'il y a bien un twist à la fin du récit, il est plutôt amusant. On voit cependant dans la description des excès de Charles avec quelle maîtrise Shirley Jackson parvient à inspirer de l'inquiétude, par une simple phrase.

Ma vie chez R.H Macy
Un instant de vie dans un grand magasin Macy's, raconté par une employée, et insistant sur la dépersonnalisation et l'inhumanité de cette très grande structure, jusqu'au burlesque. Très court, très drôle, avec un goût de Brazil, de Temps modernes, et plus lointain, de Demain l'usine, ce texte génial de Messieurs Henry et Mucchielli (dans Yama Loka Terminus).

Le sorcier
Un charmant petit garçon, sa petite sœur et leur maman patientent dans le train, quand un homme sympathique s'installe dans leur compartiment et dit quelques mots au garçonnet. Quelques mots inattendus. Le texte repose entièrement sur ce décalage, qui parvient encore à nous déranger à notre époque (je n'ose imaginer ce que le lecteur en pensait en 1949).

Sept types d'ambiguïté
Une nouvelle cruelle sur les rapports entre la culture et l'argent, dans une librairie d'occasion tenue par un certain M. Harris, où se rencontrent un jeune étudiant cultivé mais désargenté et un couple plus fortuné mais ayant moins de temps à consacrer à l'étude. La méchanceté sereine qu'on y trouve en fait l'une de mes préférées du recueil.

Les renégats
Mrs Walpole apprend que son chien a tué les poules du voisinage, et tous s'accordent à dire qu'un tel travers ne peut être soigné. Plus sa journée avance, et plus les solutions qu'on lui propose gagnent en horreur. Le malaise augmente lui aussi (mais il me semble que la dernière phrase, coup de couperet que se réservaient bien des novellistes à l'époque, est presque superflue).

Ebriété
Dans une réception à la Mad Men, un invité ivre s'isole dans la cuisine, et rencontre la fille de famille, dont le hobby principal est l'évocation de la fin du monde. La nouvelle a perdu de sa force de frappe (le décalage, toujours), peut-être parce qu'en 1949, les ados gothiques étaient moins fréquents...

Statue de sel
Un couple profite de l'absence d'un ami pour aller passer quinze jours à New York. Le moment de rupture se produit lors d'une soirée chez un ami, alors que quelqu'un crie "au feu." Encore une histoire pleine de perceptions troublée, et d'instabilité psychologique, qui ressemble beaucoup à La dent.
Le titre fait référence à l'épouse de Loth, qui lors de sa fuite, s'était retournée pour regarder la destruction de Sodome et Gomorrhe, et s'était ainsi transformée.

Colloque
Une très courte histoire de folie, basée sur les termes journalistiques, où "médecine psychosomatique" et "inflation déflationniste" représentent des dangers pour la stabilité mentale.

Le pantin
Deux dames vont dîner dans un restaurant à spectacle. Un de leurs voisins de table est le ventriloque, odieux avec sa petite amie. Il me semble que le sujet du ventriloque, très à la mode dans l'imaginaire des années 50-60, est un peu passé, et qu'avec ces dames très bourgeoises, le texte a mal vieilli.

Combat Judiciaire
Dans un meublé, la jeune Emily tente de confronter sa voisine plus âgée et légèrement kleptomane. On ne trouve pas dans ce texte d'élément véritablement dérangeant, et le final est plutôt touchant (et un peu moral). Par contre, on retrouve bien la délicatesse de Shirley Jackson, et c'est cette arme-là, bien maîtrisée, qui lui permet de nous toucher ou de nous effrayer. Il est évident qu'elle aurait pu, en modifiant la gradation des réactions de ses personnages, nous faire éprouver autre chose.

Bien sûr
Mme Tylor a de nouveaux voisins. Les voyant déménager, elle discute avec Mme Harris, sa nouvelle voisine, dont le mari n'aime ni la radio, ni les journaux, ni le cinéma... Ici aussi, le "sunny side" de Shirley Jackson, la banlieue Américaine et ses inconforts.

Les hommes, et leurs grosses chaussures !
Mme Hart, future jeune maman, a une bonne envahissante. Idem.

La lettre de Jimmy
Une lettre est l'occasion d'une dispute de couple. Une de mes nouvelles préférées, ici aussi, qui témoigne vraiment du talent de l'auteur : rien n'est montré dans les réactions, et tout ce qui retient notre attention, tout ce qui est inquiétant, est intériorisé, et ne surgit qu'au détour de quelques phrases. Une leçon de style.

Comme ma mère les faisait
David, qui est un homme d'intérieur accompli, invite son amie Marcia à dîner. Mais Marcia préférerait inviter M. Harris. Ici encore, un simple twist qui rend l'histoire plutôt drôle.

Jardin fleuri
La nouvelle voisine est parfaite, et de très bon goût, jusqu'à ce qu'elle se décide à employer comme jardinier un homme de couleur. Elle est alors la cible des quolibets. Un des textes les plus longs du recueil, où la mécanique impitoyable de l'étroitesse d'esprit broie les meilleures intentions.

Venez en Irlande danser avec moi
Trois dames reçoivent assez mal un vieil homme sans domicile fixe. Il n'est pas ce qu'il semble être.

La loterie
Un petit village célèbre sa plus vieille tradition : une loterie où l'on tire le nom d'un des habitants de la ville. Il s'agit du texte qui donne son nom au recueil, et on ne peut lui nier une certaine force. Pas de Harris à l'intérieur, juste une inquiétude grandissante et parfaitement contrôlée, vers une fin très noire.

Pour résumer : je regrette vivement l'absence des autres textes, vraisemblablement jugés moins intéressants et écartés de la version française. James Harris, fil conducteur de nombreuses nouvelles, est pour Shirley Jackson la personnification du Diable, du côté sombre de tout être humain, et qui peut-être plus ou moins dompté. Une fois que l'on a la "clé" du recueil, il est facile de chercher sa présence dans les différents textes, et de lire différemment ces chroniques du quotidien.
Les sujets abordés ont plus ou moins bien vieilli, mais on y trouve ce qui fait la force de l'auteur, cette subtilité, et cette capacité à s'amuser des autres, et sa maîtrise absolue du récit.
Il est aussi appréciable de découvrir d'autres œuvres, qui touchent plus à la satire de la société américaine de son époque.
Une chose est certaine : entre les faiblesses et les folies de ses contemporains, et son fantastique plein d'ombres, Shirley Jackson n'est décidément pas bienveillante.

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* C'est l'édition que j'ai entre les mains, l'ayant commodément trouvée en bibliothèque (il fallait bien que je commence par quelque chose). Les textes absents du recueil français, si je compte bien, seraient les suivants : After you my dear Alphonse, Afternoon in linen, Dorothy and my grandfather and the sailors, Elisabeth, A fine old firm.

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Materialists est le second film de Celine Song, après Past Lives (2023), qui avait été très apprécié (je ne l'ai pas vu), et s'int...