mardi 7 février 2017

Détective : fabrique de crimes ? BiLiPo, 20 janvier-1er avril 2017

Si toi aussi tu as croisé chez ton libraire le très étonnant Les Forces de l'ordre invisible, il est possible que tu aies remarqué le style narratif très marqué des pages tirées de Détective.
Il est aussi possible que tu habites près d'un kiosque à journaux et que tu passes régulièrement devant les affiches racoleuses du Nouveau Détective.
Mais tout cela ne te dit pas ce qu'est ce titre, d'où il vient, et pourquoi on peut se réjouir que la Bibliothèque des Littératures Policières aie numérisé sa collection, accessible sur le site CriminoCorpus.
Heureusement, l'exposition en cours t'en apprendra plus.

Un ancêtre de Détective.

Vers la fin des années 20, Gaston Gallimard cherche à équilibrer les comptes de sa maison d'édition (selon le principe raconté par André Schiffrin dans L'édition sans éditeurs : on publie des titres commerciaux pour financer les oeuvres plus exigeantes, comme la revue NRF et la collection Blanche). Pour cela, il envisage de profiter de la popularité de la littérature de gare et de l'engouement pour les faits divers. Avec Georges Kessel (frère de), il rachète donc Détective, feuille professionnelle tenue par l'authentique détective Ashelbé, et monte une rédaction avec quelques bons auteurs maison, parmi lesquels Joseph Kessel, Francis Carco et Pierre Mac Orlan. Le titre est lancé et utilise trois ingrédients pour s'assurer le succès : faits divers sanglants, bons auteurs, et force de frappe de la photographie, alors en plein essor. Sur le lieu des enquêtes, sont toujours dépêchés un duo journaliste-photographe, et les articles sont signés à deux.
Au long des années 30, Détective va donc être le témoin des grands crimes de l'époque : l'affaire Staviski, le parricide de Violette Nozière, le crime des soeurs Papin... Et envoye ses journalistes faire des reportages sensationnels au long cours : dans les bagnes, les prisons, à l'étranger.
Cependant, très vite, le rapport au réel s'encanaille, avec une équipe de rédaction tentée par l'invention, tout d'abord pour la blague, puis dans un but de réduction des coûts.
Certaines photographies spectaculaires sont des montages rejoués bien loin des lieux du crime, des reportages trop scandaleux donnent lieu à investigation des forces publiques et révèlent des supercheries, d'autres sont édités dans la collection "romans" de Gallimard, révélant par là leur aspect fictionnel. Lorsqu'à la fin des années 30, Détective vend moins, le journal se tourne vers l'ésotérisme, indémontrable, mais peu coûteux. En 1939, les locaux sont pillés par les allemands, les très riches archives photographiques disparaissent. Si la revue reparaît après-guerre, elle est différente, et très rapidement revendue par Gallimard.

C'est essentiellement à cette première période de Détective que s'intéresse l'exposition, en nous montrant les premières pages de journal, et en revenant sur les affaires célèbres. On découvre l'ambiance d'une rédaction de journal à l'époque, le travail des journalistes (machines à écrire, cartes de presse et tuyaux donnés au téléphone), des photographes (Rolleiflex et retouches photographiques faites à la main). Tout cela constitue une excellente histoire en soi, que les nombreux documents présentés contribuent à illustrer.
On pourrait regretter une forme de manque de suivi de la problématique principale : l'exposition est essentiellement une exposition chronologique, où sont parsemées des mentions des inventions des auteurs-phares. Cependant, l'ensemble est si riche que ce traitement semble compréhensible, et on n'en sortira pas moins saisi par la vigueur de l'imaginaire criminel de la revue.
Ne pas manquer l'occasion de faire un tour dans la bibliothèque elle-même.


---
Détective : Fabrique de crimes, 
20 janvier-1er avril 2017, à la BiLiPo,
48, rue du Cardinal Lemoine, Paris 5e.

dimanche 5 février 2017

Un mois vu et lu, janvier 2017

Well, no internet means no blogging, either.
Mais, tout est à peu près rentré dans l'ordre dans l'antre imprédictible des Georgette : la moquette a séché, la porte-fenêtre referme, internet est là... En conséquence de quoi, ce domicile neady en affection a résolu de bricoler une autre avanie, électrique cette fois, car la joie est comme le courant, continue.

City untitled 4 (détail), Nathalie du Pasquier

Il s'est donc passé bien des choses, de la fin de l'année à ce week-end du 5 février, mais comme je n'ai rien enregistré ici, je vais tenter un illisible résumé/brouillon de ce dont je me souviens le mieux.

Des films : Harmonium de Koji Fukada (ficelles visibles, mais certaines scènes familiales troublantes) - Premier contact de Denis Villeneuve (esthétique magnifique, les plus beaux nuages gris après ceux de Les premiers, les derniers de Bouli Lanners, musique étrange très adaptée, SF intelligente et fin loupée) - LalaLand (hommage aux meilleures comédies musicales, numéros de danse charmants, discours "rêve américain et glorification du destin individuel").

Des livres : Au delà du gouffre, Trilogie Rifters et Vision aveugle de Peter Watts (l'évolution du monde vue par un Asperger pessimiste et génial), La Maison des Feuilles de Mark Danielewski (Stephen King à la moulinette postmoderne), Les Etats et Empires du Lotissement Grand Siècle de Fanny Taillandier (un essai science-fictif particulièrement bien écrit).

Du vrac : L'expo Bauhaus aux arts décoratifs, de la doc autour du Memphis group, du magasin Londonien Big Biba, du dessin, Taboo (série pop XIXe, héritière de Penny Dreadful avec un héros grondant), les fringues portées par Lara Flynn Boyle dans Twin Peaks, les errances psychogéographiques de Darran Anderson dans Imaginary cities.

Et avec tout ça, on repart frais et dispos pour février.

----
Et l'artiste : Nathalie du Pasquier, française aventurière, qui, jeune fille, après des voyages solitaires autour du monde, s'est installée à Milan dans les 80's et à coup de couleurs audacieuses, a cofondé le Memphis group avec Ettore Sottsass et George Sowden.

Paterson, Jim Jarmush

Bien sûr que tu aimes les longues dissections délicates de Jim Jarmush, l'homme aux exigences esthétiques distinctives. Et sans doute tu as aimé les beaux vampires dépressifs de Detroit, dans son précédent opus, mais le lumineux Paterson est bien différent.


Où l'on suit Paterson, doux chauffeur d'autobus à Paterson, ville du même nom, berceau du poète William Carlos Williams, dans ses routines de tout les jours. Paterson est un grand mec calme, à la vie bien organisée, rythmée par des moments prévisibles : les heures de conduite, le petit déjeuner préparé dans une jolie boîte par sa chère amie, la promenade du chien le soir qui devient arrêt au bar... Mais notre héros est poéte, et se saisit de l'infiniment petit de ses routines, de l'humble quotidien pour en tirer son inspiration.

Nous allons le suivre au plus près pendant une semaine, et découvrir ses petites habitudes : sa relation avec Laura, son amour excentrique, qui a sans arrêt mille idées créatives demandeuses en énergie en tête, avec le chien de Laura, une petite chose grassouillette au mauvais caractère, avec le barman sympathique, avec son collègue, poète involontaire aux plaintes irréstiblement drôles...

Le temps est long, dans Paterson, et Jarmush l'utilise pour se livrer à une étude approfondie de la création poétique : filmant son héros au plus près, il soulève les couches du travail créatif pour les révéler au spectateur émerveillé. Tout est plein de sens pour notre héros, des rencontres de hasard aux étonnants partis pris décoratifs de Laura, et Jim Jarmush, pour nous le faire comprendre, a réalisé un film qui déborde de sens tout autant, qui est un poème en lui-même.

Pour porter ce discours sur la création artistique, tout est millimétré et subtilement maniéré. Comme toujours chez Jarmush, le monde à travers ses yeux est bien plus beau que celui que nous arpentons. Cette question de la subjectivité de l'artiste, nous la retrouvons notament dans le personnage de Laura, qui ne travaille pas, et se consacre à réaliser sa vision du monde toute la journée, de toutes les manières possibles (en musique, en cookies, en couture...) que nous ne pouvons nous empêcher de trouver par instants épuisante, ou dépensière... Mais Jim Jarmush, dans une interview en fait une toute autre analyse : Paterson est Laura sont complémentaires, tous deux sont des artistes de plein droit, et si Paterson a besoin d'une structure ferme pour créer, ce n'est pas la cas de Laura, qui explore toutes les possibilités. Et cette pratique bruyante, visible, dévorante, est aussi un des ferments de la créativité de Paterson, qui l'utilise aussi : tous deux se complètent et s'enrichissent mutuellement.
Dans sa longueur et son attention perfectionniste, le film ménage des instants forts avec un matériel narratif qui peut être très simple (mais pourquoi Paterson remet-il en place chaque soir sa boîte aux lettres), ou absolument surréaliste (la scène d'action dans le bar, ou la merveilleuse visite du poète japonais), ce qui lui donne son charme poétique.

Bien que sa vision nécessite une certaine dédication, Paterson est un enchantement, qui en passant par la création artistique, ensemence notre perception de la réalité, et ce faisant, notre sens de la joie.

mercredi 11 janvier 2017

Choses vues et lues, décembre 2016

Du léger pour les fêtes :

No sooner had he whistled, Kay Nielsen, 1914


Rosalie Blum, l'intégrale, Camille Jourdy. Actes Sud, 2016.

Un trio de grands gentils délaissés par la vie, et dont la rencontre va provoquer un peu de bonheur : Rosalie l'esseulée, qui boit dans les bars et a vécu très jeune un drame personnel dont elle ne se remet pas, sa nièce Aude, affligée d'un colocataire aux ambitions circassiennes trop ambitieuses pour le petit appartement qu'ils occupent (featuring une chasse au crocodile au tampon usagé dont nul peut faire l'économie), le mélancolique Vincent, en pleine rupture et qui vit chez sa vieille maman inquisitrice et excentrique (un incroyable personnage qui rejoue sa vie avec de petites figurines en d'hilarantes saynètes).
Le dessin plein de vivacité et les couleurs douces de Camille Jourdy traduise parfaitement la gentillesse un peu moqueuse avec laquelle elle envisage ses personnages, une sorte de mélancolie relevée de piques d'humour. Cette grosse bande-dessinée (les trois volumes forment un beau livre pesant qui fera très bien dans toute bibliothèque) constitue un petit moment de joie en plein hiver, qu'on se le dise.


La prisonnière du desert, John Ford, 1958

Tout commence par une superbe scène, dans laquelle la famille Edwards accueille avec émotion l'oncle Ethan, ancien soldat confédéré joué par John Wayne (et mercenaire ? Comme semblent l'indiquer quelques indices donnés ça et là) : l'oncle est bien évidemment peu aimable avec les indiens, très aimé par les enfants et par l'épouse de son frère. Les indiens arrivent bien assez tôt dans ce western mythique, tuent les parents et kidnappent les deux filles, la jolie Lucy et la petite Debbie. Le corps de Lucy étant rapidement retrouvé, c'est à une quête longue de plusieurs années que s'astreignent Ethan et son neveu adoptif Martin, afin de retrouver Debbie. Les processus narratifs qu'utilise John Ford pour faire avancer le récit sont plein d'astuce et savament disposés : on se régale des marqueurs de la relation entre Ethan et sa belle-soeur (la chambre, lieu des affections), de la longueur de la poursuite dont la durée est mise en valeur par l'attente de Laurie, la fiancée de Martin (et la séquence de la lecture de lettre, où le scénario suspend personnages et spectateurs au stylo de Martin). Le charme opère.


Blow up, Michelangelo Antonioni, 1966

Mais quel mec détestable que ce photographe de mode ! Suffisant, méprisant, machiste, il a tous les défauts, et le décalage dans le temps ne fait que révéler ses cabrioles exagérées de photoposeur. Une fois qu'on a un peu pesté en suivant ce sale type dans son confortable quotidien de beau gosse à pellicule, il reste les images, dont les couleurs sont d'une éblouissante beauté, et une vive curiosité pour ce témoignage d'époque sur les Swinging Sixties, ses mannequins filiformes (Verushka, Jane Birkin Jeune), ses concerts échevelés où on cassait déjà du matos (Les Yarbirds -là, regarde c'est Jimmy Page !-), cette insouciance de la jeunesse dorée ... Au milieu de tout cela le meurtre en filigrane est un cheveu dans la soupe bienvenu, dont le vrai sens ne nous sera révélé que lors de la séquence finale, stupéfiante, de tennis mimé. Qu'est-ce que le réel? demande au spectateur Antonioni, sans s'avancer à répondre. Soudain époustouflant.




Manchester by the sea / Kenneth Lonergan, 2016

La banlieue de Chicago, sous la neige, où notre concierge bougon et colérique, la quarantaine séduisante (c'est un membre de la Affleck family), s'épuise à effectuer réparations et petit entretien. Le téléphone sonne, et nous voilà graduellement plongés dans le drame de la vie de cette homme, ni plus, ni moins détestable qu'un autre, mais dont la vie est brisée en morceaux. Contraint de rentrer dans sa petite ville d'origine pour élever son jeune neveu, ado sympathique dont la présence allège l'écran de sa tension dramatique, Lee doit affronter le poids insoutenable de son passé. Pour nous faire digérer le drame dont nous allons être témoins, le scénario prend un parti doux-amer, très progressif, mélant passé et présent, humour et mélancolie. Le jeu de Casey Affleck et de Michelle Williams rend la douleur tangible, tous les acteurs sont d'une solidité remarquable, et au bout, brille une très timide lueur d'espoir.



L'illustrateur : Kay Nielsen 

L'un des très grands illustrateurs de l'Âge d'Or de l'illustration, Kay Nielsen avait pour inspirations le travail d'Aubrey Beardsley et les costumes de théâtre (son père en dirigeait un et sa mère était actrice). Formé à l'académie Julian à Paris, il devient très vite un illustrateur recherché de contes. En 1914, il illustre notamment les contes les plus célèbres du folklore Norvégien, dans le recueil A l'est du Soleil, à l'Ouest de la Lune, qui paraît en 1916. 

jeudi 15 décembre 2016

Choses lues et vues, novembre 2016

Mais Novembre, regarde-moi, je voulais faire tellement de trucs, quand blam ! Tu m'es tombé dessus et...
Rien, presque rien.
On est le 15 décembre, je ne te dis que ça.
Enfin bon, deux-trois trucs vus quand même :

Nuada le conquérant, par Jim Fitzpatrick, allégorie de mes journées de novembre

Mademoiselle, de Park Chan-Wook 
Autant le dire, pour cette adaptation du mémorable Fingersmith de Sarah Waters, on aurait pu craindre le pire. L'action originale, dans le Londres victorien était transposée en Corée dans les années 20, et la bande annonce semblait promettre un long fantasme esthétique et ennuyeux.
Heureusement, il n'en est rien, et la transposition de Park Chan-Wook, finalement très respectueuse de l'esprit du récit, rehausse la qualité de cette histoire. Dans un décor où le mépris résonne dans chaque action (entre Coréens et Japonais, entre la jeune fille de bonne famille et sa suivante, entre ceux qui croient duper les autres), s'entrelace une embrouille de gangsters palpitante et pleine d'élégance.


How to get away with murder, de Peter Nowalk
Dans ce cas, mon excuse est définitivement la fatigue, qui rend les procédés crapuleux de cette série (les larmes, les morts et les invraissemblables retournements de situation) très faciles à suivre depuis le lit. Cependant, la frénésie narrative ne parvient pas à maintenir un récit réaliste, car à force de vouloir tout le temps frapper plus fort que les 5 minutes précédentes, la série hache tout et relègue toutes les émotions sur le même plan. Les aléas que vivent les personnages se succèdent bien trop vite pour que le scénario aie le temps de creuser leurs conséquences, et cela participe du même mouvement d'affadissement du spectacle. Enfin, après m'être vaguement creusé la tête en essayant de comprendre pourquoi une avocate aussi peu efficace qu'Annalise Keating réussit à maintenir son train de vie sans éveiller les soupçons, et pourquoi on nous impose ces multiples scènes punitives auxquelles se soumettent tous les personnages (une déchéance typiquement américaine : les couples se délitent, l'alcoolisme flamboie et les promotions ne sont pas au rendez-vous), j'en suis venue à la conclusion que Comment se tirer d'un meurtre ? c'est plutôt l'histoire de l'éthique protestante de la série, qui cherche à prouver que, bien évidemment, on ne peut pas, c'est l'enfer sur terre. C'est donc à l'interminable catharsis d'un crime initial sans le moindre intérêt narratif que nous sommes conviés, le tout vécu par des personnages épais comme du papier bible. Neuneu et moralisateur. Je passe mon tour.


Westworld, de Jonathan Nolan, Lisa Joy
En résumé, de cette série si attendue et présentée comme l'après Game of thrones, on dira que l'on passe 10 épisodes à se demander où va le récit, à essayer de comprendre le mic-mac temporel qui entoure nos protagonnistes, à les suivre avec attention en espérant que le récit démarre et au bout de tant d'ambition, la montagne accouche d'une souris : il se passe enfin quelque chose dans les toutes dernières minutes. Sinon, décors et images sont très beaux, l'ensemble donne l'impression de se regarder le nombril.
Confronter la série 2016 au film des 70's pourrait être une bonne idée.


La Compagnie des loups, Angela Carter

J'avais déjà croisé ce livre lorsque j'avais lu la bande dessinée Dans les bois, d'Emily Caroll, car l'auteur se disait très inspirée par Angela Carter. Neil Gaiman, dans l'une des nouvelles de Miroirs et Fumées, y faisait référence également, comme l'une des initiatrices de la relecture des contes anglais. Et finalement, c'est mon libraire qui me l'a mis dans les mains, lors de ces quelques recommandations que je prends sans discuter, parce qu'il a l'air trop sûr de lui pour que l'on doute. Carter, dans ce livre paru en 1979 sous le titre The Bloody chamber, utilise le matériau des contes pour en tirer 10 nouvelles dérangeantes et plus ou moins sanglantes. Plusieurs sont tirées de La Belle et la Bête, avec une évidente influence du film avec Jean Marais, plusieurs proviennent de versions altérées du Petit Chaperon Rouge, d'autres sont issues de la Barbe Bleue, Blanche-Neige, Le Chat Botté... Angela Carter écrit remarquablement, et nous entraîne sans peine avec ses personnages. Elle semble d'instinct saisir ce qui dans le conte originel touche à la détermination de l'identité féminine, à la force malgré une apparente faiblesse (une chose que Catherynne M. Valente rendait très apparente également dans Immortel) : car ce qui se joue dans beaucoup des nouvelles, outre la question féministe ou la question amoureuse, c'est celle des jeux de pouvoir dans le couple, envisagés au travers de la fusion (M. Lyon fait sa cour), de la domination (Le cabinet sanglant, La Dame de la maison d'amour), ou du passage du temps (Le loup-garou, l'enfant de la neige).
Les nouvelles sont passionantes, et leur écriture très cinématographique semble appeler une éventuelle adaptation, ce qui explique sans surprise l'existence du film La compagnie des loups, de 1984, que l'on doit à Neil Jordan, et qui est une transcription de l'une des nouvelles les plus remarquables du recueil (celle qui semble, d'ailleurs avoir beaucup servi d'inspiration à Emily Caroll).


Mes cent démons ! de Lynda Barry

Lynda Barry me fascine. Notamment parce que la moindre page de son travail est une oeuvre complète. Si l'on choisit une page typique, en général, elle a peint le fond à l'aquarelle, ou utilisé de vieux papiers colorés, collé toutes sortes de matériaux, repeint par dessus, ajouté des bulles de texte dans une calligraphie changeante qu'elle invente elle-même... Pour obtenir cet incroyable résultat, violemment coloré, que l'on pourrait attendre d'une Mimi-Cracra surboostée à la gouache ou d'une grande artiste. Dans Mes cent démons, que l'éditeur ça et là a eu le plus grand mal à éditer à cause des éléments mentionnés ci-dessus, Barry revient sur sa vie, en nous dressant un portait touchant de sa famille, remplie de personnages excentriques. On revit avec elle drogues, petits amis, grand-mère bourrue et petites hontes de l'adolescence, en se demandant bien, dans le lot d'anecdotes, lesquelles sont vraies et lesquelles doivent tout à son imagination. Quoiqu'il en soit, Mes cent démons est une bulle d'optimisme, doublée d'une joyeuse expérimentation formelle.
La joie est totale.


Innocent, de Shinichi Sakamoto

Place aux retrouvailles avec le manga, sous la forme d'un authentique coup de foudre pour un illustrateur fou. Si vous avez déjà lu le célèbre Versailles no bara (la Rose de Versailles) de Ryoko Ikeda, vous êtes déjà familiarisé avec le style Shojo pour filles : longs cils et étoiles dans les yeux, ainsi qu'avec la période précédant la Révolution française, telle que vue par les artistes japonais. Innocent, d'une certaine manière, est la relecture qu'en ferait un illustrateur fan de Sade, et de rock'n'roll. Ici, point de valeureuse chevalière cachant sa féminité : notre héros, Charles-Henri Sanson, est bourreau, et son métier donne lieu à des pages bien gores. Il évolue dans un Paris où les nobles pourraient être des blogueuses influentes sans moralité (et le sont d'ailleurs, car alors que les volumes avancent, Sakamoto relâche le carcan réaliste pour brouiller les époques, et nous met par exemple sans prévenir face à l'Instagram de Marie-Antoinette), où les bourreaux sont des vedettes du rock : Charles-Henri est évidemment une vedette androgyne très Visual-Key, sa soeur Marie-Josèphe est une icône punk, et l'exécuteur des basses oeuvres ressemble à Brian May époque A Night at the Opera. Cependant, si le dessin frappe fort, Innocent est, comme beaucoup de mangas de ce type, redoutablement invraissemblable. Comme dans le stream futile d'un fil Facebook, les péripéties sont des anecdotes, les personnages historiques font des caméos de luxe sans avoir la place d'être plus que des silhouettes ultra lookées en fond de scène. Et cependant, le propos de Sakamoto, sur la légéreté de nos nobliaux pendant que le peuple meurt de faim (et il n'y va pas de main morte sur la faim, le peuple français se retrouve quasi-zombifié), est tout à fait audible, tout autant que la quête désespérée de Marie-Josèphe pour sa liberté personnelle, en un temps où il ne fait pas bon être une femme indépendante. Ce dernier personnage est nettement mieux dépeint que Charles-Henri lui-même, et alors que le récit avance, l'éclipse totalement.
Une découverte étonnante.

Trilogy, de Carpenter Brut

Quitte à clore cette courte liste de choses chouettes, voici une découverte sonore qui a accompagné mes oreilles en novembre. La synthwave, c'est par exemple Kavinsky dans la BO de Drive, ou The Uncanny valley, de Perturbator, dont on a un peu parlé (c'est le maître actuel de ladite syntwave, avec des productions incroyablement sophistiquées) : un truc plein de synthé, très électro et faussement daté. Autant l'avouer : en général, c'est pas pire, comme disent les Québecquois. Mais Carpenter Brut, en revanche, c'est vraiment très bien, comme la B.O. d'un film de genre 80's qu'on aurait pas encore vu, avec des nappes d'angoisse nimbant certains morceaux, des boucles parfaites et pleines de menace. Trilogy est d'une écoute mémorable, qui convoque un puissant univers de cinéma. Personnellement, je le préfère à The Uncanny Valley, dont j'ai parlé plus haut : il me semble qu'on y ressent une tension bien plus rock.


L'illustrateur : Jim Fitzpatrick

Ce celte étonnant, dont les dessins naïfs et stroboscopiques, très 70's, ravissent l'oeil, bien que cela ne soit pas la preuve du meilleur goût, me souffle-t-on. J'ai depuis quelques semaines Nuada Lance d'argent, un délirant recueil de mythes celtiques illustrés, dans ma bibliothèque, et il est possible que les cônes et bâtons de ma rétine n'y survivent pas, mais je kiffe.

Onboard, décembre (et essaye de me ménager un peu, veux-tu).

samedi 3 décembre 2016

Radiance, Catherynne M. Valente

Il y aurait dans l'air comme un léger parfum de chronique en retard, non ?
Moi qui avais réussi à tenir mes quatre publications par mois en septembre-octobre, novembre arrive et soudain c'est la chûte, l'échec, le zéro pointé.

Enfin bon qu'à cela ne tienne, il fait froid dehors et bien chaud dedans, une soirée douillette s'annonce, et tout est parfait pour parler plus en détail de Radiance, qui m'a donc enthousiasmée, malgré une longue lecture, car je l'ai lu en anglais, et les raffinements langagiers de l'auteur ont constitué un défi.


Radiance, lorsque Catherynne M.V. en a parlé pour la première fois sur son blog, il y a quelques années, y était décrit comme un roman "décopunk-uchroniquo-Hollywoodien, space opéra-thriller à enquête avec des baleines de l'espace."
Le tout était inspiré d'une nouvelle* publiée en 2009 dans le magazine Clarksworld, The Radiant Car Thy Sparrows drew, rédigée dans le style d'un documentaire sur le cinéma, et qui racontait la vie de Bysshe Unck, documentariste aventurière mystérieusement disparue.
En 2009, suite à cette nouvelle, C.M.V pressent qu'elle tient une idée de roman, et commence à entrevoir comment la narration multiple pourrait s'y ordonner. Selon une interview donnée à la sortie du livre, elle est consciente de ne pas être encore assez douée dans son écriture pour se lancer, et travaille sur d'autres projets. Ceci jusqu'à la fin de rédaction de Deathless (Immortel), où elle commence à attaquer le gros roman par une scène imaginant un Empire Russe vers 1940.

La suite, c'est cet étrange narration, où par le biais de divers documents, extraits de films, publicités, émissions radiophoniques, articles de presse à scandale, le lecteur reconstitue peu à peu le destin mystérieux de Severin (ex-Bysshe), et de son entourage. Ambitieux à l'extrême, le roman s'étend sur une vingtaine d'années, accumule des narrations où les personnages ont différents âges, voire apparaissent en tant que représentations cinématographiques d'eux-même, et utilise de nombreuses mises en abîme pour jouer sans cesse avec la notion de vérité, comme autant de poupées russes enchâssées.

Nous poursuivons Anchise St-John, qui poursuit Severin, qui poursuit les baleines de l'espace, pendant que le père de Severin poursuit un possible scénario de film au sujet des deux premiers...
Par ailleurs, le monde Art Déco dans lequel les personnages évolue maîtrise le vol spatial : le lecteur suit donc les personnages de planète en planète au sein du système solaire, chacune plus belle et mystérieuse que la précédente.

Avec cette vague tentative de résumé, je dois admettre que suivre le récit non-linéaire que nous offre l'auteur peut être déroutant : heureusement, les personnages tout à fait touchants dont Catherynne M. Valente a parsemé son récit forment un fil d'Ariane solide ; cela et la superbe figure de Severin Unck, qui nous est dépeinte avec tout l'art du cinéma Hollywoodien, alors que sa disparition l'a changée en mythe. Car le roman, en sus d'un véritable roman de science-fiction, d'une somme d'émotions esthétiques, est également un hommage brillament rendu au cinéma Américain du XXe siècle.

On apprécie, dans cette course à perdre haleine derrière un récit qui se cache de son lecteur, les très nombreux clins d'oeils de l'auteur aux différents genres cinématographiques, qui nous font traverser des films noirs, d'horreur, des documentaires, des films d'aventure... Pour se clore élégamment, et rassembler les fils épars du récit, avec une comédie musicale.

Pour conclure, car il est très difficile de parler clairement d'un objet aussi complexe que Radiance sans être tenté de schématiser le processus narratif avec des crayons de couleurs, ce roman est peut-être l'une des choses les plus ambitieuses que j'aie lue en Weird Fiction avec la Cité des Saints et des Fous de Jeff VanderMeer. J'espère qu'il sera traduit un jour, et je projette de suivre le travail de Catherynne M. Valente avec attention.



Radiance, Catherynne M. Valente, Tor books (édition américaine) ou Corsair (édition anglaise), 2015
---

*On peut lire cette nouvelle en ligne, mais sa lecture spoile intégralement le récit de Radiance, aussi me suis-je abstenue d'ajouter le moindre lien.

Images Fantômes, Elisabeth Hand

Je suis bien claquée et pas mal occupée ces temps-ci, aussi te prie-je de comprendre que je ne lis pas beaucoup.
Mais quand même, ayant achevé ce sommet de préciosité stylistique qu'est Radiance de Catherynne M. Valente, tomber sur les rugueuses aventures de Cass Neary, photographe quadragénaire, alcoolique et punkette sur le retour, constitue un atterrissage plutôt rude.
Parce qu'Elisabeth Hand, qui est reconnue par ailleurs pour ses romans fantastiques, nous livre une enquête qui n'en est que partiellement une, racontée par un personnage mémorable, dont la compagnie va nous hanter quelques temps, mais qui ne se caractérise décidément pas par l'élégance de son registre de langage.


Cassandra Neary, à quarante-huit ans, est une épave qui a survécu au punk, à un alcoolisme effréné, et à la mort de ses relations de jeunesse. Ayant obtenu très jeune une courte célébrité avec un album de photos mélangeant le sublime au sordide (et nommé Filles Mortes), elle vivote en jouant les magasiniers dans la réserve de la librairie Strand, et a abandonné toute véléités photographiques depuis quelques années déjà, pour aller de déchéance en déchéance.

Mais, comme le dit son tatouage, Mademoiselle Neary est "Trop dure pour mourir", et le monde de la photographie finit par venir la chercher, incarné par un contact qui souhaite l'envoyer interviewer une légende des années 70, la photographe Aphrodite Kamestos, qui vit depuis des années isolée sur une île du Maine.

Neary s'y rend donc, et démarre un ballet de freaks has been et abîmés dans les lueurs glacées de l'hiver, dans lequel notre Etoile en titre ne dépare pas : un village dont les gamins ne cessent de disparaître, tentés par les promesses des grandes villes, des autochtones taiseux ou franchement hostiles, et Kamestos et son fils, qui semblent illustrer la page névroses du DSM-5.

Dans ces paysages désolés, Cass semble se chercher, ou chercher une raison d'être. Les ennuis extérieurs vont, bien sûr, arriver, mais Miss Neary est un ennui à elle toute seule, qu'ils s'agisse de voler des médicaments sous prescription, de détourner la jeunesse inncocente du coin, ou de siffler les réserves de whisky de l'île.

Images fantômes, que l'on peut considérer comme un bon roman noir (avec toutefois un minuscule sous-entendu fantastique), est avant tout un roman d'ambiance, où tout est froid, dur, décomposé. Comme le dit notre guide dans ce monde de ténèbres, "Bleak is beautiful*", et c'est en effet une esthétique du looser que crée Elisabeth Hand avec son roman. Et, malgré l'intrigue très classique et grand public, la recette fonctionne : le personnage principal, grand point fort du livre, nous accroche et nous garde jusqu'au coeur du récit, où photographie et questions existentielles sont imbriquées.

Les nombreux détails sur les techniques et l'histoire de la photographie (et de la musique punk new yorkaise) présents dans le roman ajoutent une crédibilité supplémentaire au personnage, dont la mélancolie d'une autre époque est toujours présente. Ils sont également bien imbriqués dans le récit, et témoignent du sérieux de la documentation d'Elisabeth Hand, que j'imagine tout à fait avoir une activité de photographie personnelle (j'aimerais beaucoup, à ce titre, l'avis d'un photographe ayant déjà développé lui-même sur les quelques scènes de labo qui sont décrites, et qui semblent tout à fait réalistes).

Ce roman, édité en 2007 aux Etats-Unis sous le titre Generation Loss, a connu un succès suffisant pour qu'Hand lui donne deux suites, qui nous permettront de suivre notre photographe jusqu'à Londres. Son succès commercial explique qu'il paraisse en France chez Super 8, maison habituée de ce type de titres, certes commerciaux mais singuliers. Le livre, assez réussi, constitue dans ce domaine un chouette lucky punch**.

Résumons : si l'on a un peu l'habitude des polars et envie de changer, ou si l'on aime la photographie, l'insupportable Cass Neary devrait satisfaire.



Images fantômes, Elisabeth Hand, Editions Super 8, 2016.
---

*"Le lugubre, c'est beau"
** Le coup de poing de la chance, qui mène le boxeur au KO et à la victoire.


Materialists, Celine Song

Materialists est le second film de Celine Song, après Past Lives (2023), qui avait été très apprécié (je ne l'ai pas vu), et s'int...