Oui, bon c'était la rentrée, et par un dimanche plutôt ensoleillé, pendant que mon voisin se lance dans son illustre interprétation trémolesque de Phil Collins sous la douche, tandis que je sauve la face nord d'une tartine brûlée en redécorant mon canapé neuf, en voilà un résumé* :
Harley Quinn, tome 1 : complétement marteau. Scénario d'Amanda Conner et Jimmy Palmiotti, dessins de Chad Hardin. Urban comics, 2015
Well. L'enthousisasme d'Harley sur la couv' aura été un efficace produit d'appel, saluons le boulot de dessin d'Amanda Conner : Harley a l'air vraiment cintrée. Après... Je ne suis tellement tellement pas le public pour ça, fucking cérébrale que je suis. Mon avis quand même : c'est loupé. Pas tant dans le compréhensible désir de raconter les aventures décérébrées d'un personnage sympathique et délirant, que dans la gratuité absolue des intrigues et des personnages. Ok, notre psychiatre préférée est folle et rigolote, mais ses aventures doivent-elles n'avoir ni queue ni tête à ce point-là ? Ou alors, autre hypothèse, pour un scénario aussi barré, le dessin est peut-être un poil trop réaliste, et les filles un brin trop jolies. On aurait pu imaginer une grande cinglerie dégoulinante de couleurs plus brutes, plus "dessin animé", avec un dessin plus rond, et ça aurait mieux marché, en décalant vraiment le propos. Là, ce côté hyper léché et sexy marche mal avec le grand n'importe quoi scénaristique, et m'a mise assez mal à l'aise. Un truc cool quand même : sur les couv', c'est visible, Amanda Conner s'est régalée avec les mimiques folles de Miss Quinn, et maîtrise hyper bien le style nunuche aux yeux exorbités.
Mais quand même, ça ne suffit pas à sauver un achat que je regrette plutôt. Désolée, ma petite Harley. Ho, un mot quand même sur cette originalité du numéro 0, premier chapitre de ce gros volume et improbable argument d'achat pour la frêle tête de linotte que je suis : Harley, comme promis, choisit elle-même son dessinateur, et teste sur quelques pages des noms illustres. Marrant, au moins.
Arkham Asylum / Grant Morrisson, Dave McKean. DC Deluxe, 1989.
Le pire comme le meilleur, hein ? Donc, dans les années 80-90, alors que des projets novateurs comme Watchmen venaient rafraîchir le monde des comics, deux grands originaux s'associaient pour donner naissance à cette superbe difformité. On connait les dessins déstructurés de McKean, et l'écriture audacieuse et cultivée de Morrisson, et ça donne sans surprise un chef d'œuvre post-moderne. Oui oui, le post-modernisme en matière de comics, vas-y moque-toi, mais je ne vois pas trop comment décrire ces grands à plats de couleurs où l'action est hors-cadre, distanciée ou indécelable, le temps élastique, et où le sens ne procède que par à-coup.
Quoiqu'il en soit, Batman se voit contraint par le joker à venir passer quelques heures à Arkham, avec ses traditionnels compagnons de jeu. Son objectif : prouver que la grande chauve-souris, après tout, est aussi malade mentalement que ceux qu'elle poursuit. Maintenant toujours le lecteur sur le fil (est-il fou, notre héros? va-t-il sombrer ?), brodée d'images violentes et esthétiquement superbes, la narration se joue de nous comme le Joker, ici génialement sympathique et charismatique, plein de bons mots et de folie, se joue de Batman.
Merveille nauséeuse, et c'est un compliment.
Henry Darger, Musée d'art moderne de la ville de Paris.
Qu'est-ce que l'art brut et que faire d'un phénomène comme Darger ?
Il était bien temps d'aller voir ces grands formats de papier collé, où des petites filles nues combattent les officiers malfaisants d'un monde parallèle. Les dessins de Darger ont été retrouvés par hasard après sa mort par son logeur, et constituent un exemple parfait de ce qu'est l'art brut selon la définition de Dubuffet, qui l'a conceptualisé dans les 50's. Donc, l'art brut c'est ainsi qu'on qualifie la production de créatifs tenus à l'extérieur du monde traditionnel de l'art : sans formation artistique ou cadre référentiel, dont les créations ont représenté un point d'ancrage ou de survie psychologique. Dans le cas de Darger, homme fragile à l'enfance difficile, sa vie aura été dédiée à la réalisation de ces grandes toiles dépeignant les aventures des Vivian girls, héroïnes étranges décalquées dans la presse ou les comics de l'époque, et passées à l'aquarelle. Il en sort des images très particulières, naïves et gênantes dans leur application (nudisme, maltraitance et jeunesse des sujets ont des connotations très particulières pour le spectateur contemporain). Qu'est-ce que l'art, qu'est-ce que le canular ? La question est délicate pour le néophyte qui, s'il veut bien suspendre son jugement quelques instants en présence de chefs-d'œuvre validés par la communauté intellectuelle, est livré à lui-même face à l'Art Brut, inclassable, incompréhensible selon des règles classiques, et cependant fascinant, puisqu'au plus près de l'inconscient des artistes. On s'interroge un peu, et si je me promets d'aller creuser ça avec la lecture du catalogue et d'American Gothic, le roman de Mauméjean inspiré par cette histoire, j'en retiens surtout cette lente appropriation que Darger fait du dessin et de la couleur avant de se livrer à ses dernières toiles, flamboyantes et fleuries. Encourageant.
Miss Hokusai, de Keiichi Hara.
On parlait du dessin à l'instant, et je me sens dans l'obligation d'aborder aussitôt le sujet d'Oei-Hokusai, fille du maître, dont on aura pu découvrir l'histoire avec ce dessin animé réussi. L'histoire à travers le prisme d'un observateur extérieur : un mécanisme de narration qui fonctionne souvent très bien, et d'autant mieux que la narratrice est elle-même un sujet d'intérêt. De la disgracieuse Oei, on ne sait finalement que peu de choses, ce qui a laissé le champ libre aux scénaristes pour broder autour d'une année de sa vie auprès de son père, entre dessin du japon ancien et discrets drames familiaux. On vit d'assez jolis moments dans les rapports que l'héroïne entretient avec sa petite sœur aveugle et malade, et les parties réservées au dessin sont menées avec poésie, en illustrant l'émerveillement permanent du dessinateur face au monde, et la tache ardue de fixer fidèlement sur le papier ce qu'on aura vu. Et c'est rythmé avec du rock contemporain, ce qui s'associe parfaitement à la personnalité non-conformiste de notre illustratrice, rebelle et résolument moderne.
Neuromancien, William Gibson, J'ai lu, 2001
Ok, une légende de la SF, un vrai thriller technologique, fascinant et pleins d'images atrocement belles. A l'époque, Neuromancien était la tête de proue du Cyberpunk, ce moment qui percevait toutes les inquiétantes déformations du progrès technologiques sans éthique forte. Même si on trouve dans ce roman beaucoup d'images popularisées par la suite (car réemployées abondamment), il garde une certaine force de frappe grâce au talent de narration de Gibson, qui sait vraiment poser des situations savoureuses pour l'amateur de SF, et qu'il combine avec un art du détail maladif.
Une lecture peut-être un peu datée, mais qui reste très intéressante, bien plus que le plus récent Histoire zéro par exemple : le problème de l'hyper-contemporain, finalement, c'est qu'il court toujours le risque d'être dépassé très vite. Dans ce cas, on retient au moins ces images obsédantes dont Gibson a le secret : d'une vieux hacker a l'esprit enregistré dans une machine (dans Neuromancien), à un hôtel digne d'une nouvelle écrite par un Dunsany moqueur (dans Histoire Zéro).
Un truc très beau qui contient tout , Neil Cassady, traduit et présenté par Fanny Wallendorf. Finitude, 2014.
Il faut lire les classiques aussi bien que les nouveautés, apporter de la perspective à sa connaissance du monde est essentiel. Difficile pourtant de dire que la tâche n'est pas ardue avec ce cinglé magnifique qu'est Neil Cassady, mythe littéraire qui n'aura eu aucune publication volontaire, mais qui par sa manière d'être et de faire les choses aura été une muse absolue, l'incarnation même d'un mouvement littéraire, la personnification de la rébellion rock sur plusieurs générations. On sait : Neil Cassady est un vagabond inconséquent et charmeur, c'est son écriture rythmée qui a inspiré Sur la route à Kerouac, nourrissait Burroughs et Allen Ginsberg, le beau mec dont Kerouac disait : "tu es le seul auteur d'entre nous"... et qui n'aura jamais rien écrit, si ce n'est cette correspondance hallucinée, bondissante, vibrante de vie et de rythme. Cassady, c'est l'essence même de la vie énervée, de la présence consciente au monde : c'est trop, c'est presque fatiguant à lire. Mais c'est fascinant, et mettre ce maelström endiablé en regard du mouvement beat l'éclaire d'une belle lumière.
J'attends un peu pour le tome 2, je n'ai pas encore la force de me colleter avec ce génie énervé.
Les mouvements artistiques depuis 1945 , Edward Lucie-Smith, traduit par Pierre-Richard Rouillon. Thames & Hudson, 2003.
Alors d'accord, l'art contemporain est une infâme prise de tête qu'on aura soin de garder au large, parce qu'oscillant entre son apparente simplicité ("mais puisque je te dis que n'importe qui peut le faire") et un abîme de subtilités métaphysiques qui même une fois expliquées restent obscures. Et puis bon, au moins l'art figuratif des siècles précédents, c'est joli, hein. Et ça fait bien sur une boîte de chocolat. Oh, mais voilà pourquoi, tiens : dans l'art il n'y aurait pas ce phénomène de réaction à la société ? Et ne pourrait-on pas considérer que l'art produit ce dernier siècle est l'émanation de nos modes de vies ?
Tu vas dire que je m'égare un peu. Mais avant Monsieur Lucie-Smith, j'aurais été infoutue de comprendre la critique d'art contemporaine, et moi aussi, je considérais l'art contemporain avec un désintérêt poli. Quelques pages claires et lucides plus tard, je perçois le recul nécessaire au jugement, et les multiples couches de sens que j'avais manqué. Voir, peut-être même, le début d'une cohérence (et même des trucs qui pourraient servir pour de la critique de bouquins, tu vois ?)
Pour une meuf qui s'intéresse prioritairement aux gens qui sont morts, c'est pas mal du tout, non ?
Lost Vegas, Paul McGuire, traduit par Benjamin Gallen, Inculte, 2011.
Bon, la critique négative, c'est la vie aussi, et c'est au moins aussi important que la critique positive. Tu sais ces fameux journalistes qui prétendent réinventer le fil à couper le beurre chaque fois qu'ils se droguent à Vegas comme si Thompson ne l'avait pas déjà mieux fait avant eux ? Voilà, c'est comme ça. Soit un journaliste spécialiste du poker, pas formidablement lettré, qui part couvrir les World Series of Poker, et utilise cette expérience putassière, pleine d'alcool et de misère humaine (obligatoires putes, drogues et flingues) pour épicer un compte-rendu qui peinerait déjà à faire jouir un initié. Parce que oui, ça parle aussi stratégie (mais assez peu, et assez mal), en se concentrant uniquement sur les personnalités (les personnages montés de toute pièce pour la com') des joueurs. Mais que cela ne trompe personne : dans ce roman plein de désamour (du poker, des putes, des joueurs), le seul qui s'aime, c'est l'auteur. Dispensable.
Je voulais finir par un tableau, mais il est tard et je suis à la bourre. Le mois prochain.
En attendant, ce mois-ci j'éprouve un vif intérêt pour Renato Guttuso, vas voir.
Et puis le bisou, car le monde attend, là.
* ça c'était quand j'ai commencé cet article : il est à présent un brin tard, et trois semaines après...
lundi 5 octobre 2015
lundi 7 septembre 2015
Journal de nuit, Jack Womack
Purement émotionnel, ce coup-ci.
Cet ouvrage reparaît auréolé de sa réputation flatteuse, enfin. Et ce qu'on y trouve justifie cette réputation, me semble-t-il.
Journal de nuit, c'est le journal de Lola Hart, fille aînée d'une famille d'intellos gauchistes aisés de New York. Ce journal, auquel elle s'adresse en l'appelant "Anne"(référence évidente à une autre jeune pratiquante de journaux intimes), raconte son quotidien de pré-adolescente, dans un pays gangrené par la violence et la destruction, alors que sa famille connaît un déclassement social qui n'aura plus de fin. Lola conte le déménagement sordide vers un quartier pauvre, le mépris de classe que ses amies lui font rapidement subir, et la progressive adaptation qui transforme la petite fille de bonne famille en gamine des rues violente et sans espoir.
L'écriture de ce texte dur, dont on ne sort pas indemne, est parfaitement maîtrisée : l'insoutenable déclin de la famille Hart suit le même rythme que l'implosion du pays, meurtri par une véritable guerre civile. Le fait que l'on ne suive l'évolution de la situation qu'à travers le regard enfantin d'Anne empêche d'analyser réellement les raisons de cette crise, mais quelques éléments filtrent jusqu'à nous : la terreur des possédants qui se terrent, surarmés, persuadés que leurs bonnes et jardiniers vont les assassiner, les émeutes des pauvres, écrasés par l'armée, ou encore les assassinats des différents Présidents, qui se succèdent.
Ces éléments suffisent à dépeindre une ambiance d'une noirceur absolue, qui pèse sur le destin de la famille Hart, et l'emportera dans la tourmente, jusqu'à la dislocation finale.
Filtré par le prisme d'une enfant, ce texte, dans lequel une enfant perd peu à peu tous ses repères avec une cruauté et un réalisme extrême, est éprouvant pour le lecteur.
D'autant plus que Jack Womack dresse un personnage enfantin très plausible, et prend le soin de rendre son évolution visible par l'altération du style d'écriture au fil du roman : l'argot se glisse, les constructions se simplifient, la syntaxe disparaît.
Au niveau purement dystopique, le roman est vertigineux par le futur qu'il propose : un pays où l'extrême inégalité sociale, aggravée par la complaisance d'une télévision poubelle, et la militarisation à outrance des forces de défense, mène à l'ultra-violence et à la guerre civile. Dans ce monde, la pauvreté mérite une punition ("il faudrait tuer les SDF", dit une journaliste à la télévision), la laideur mérite la mort ("j'ai détesté Chicago et Los Angeles, je suis contente qu'elles brûlent", nous dit Lola, encore bien protégée dans son école privée), et la différence est rejetée ou détruite (inquiétante histoire de la petite Lori, qu'on voit disparaître "pour rééducation" et qui revient absente, silencieuse et souriante).
A ce titre, il me semble que le roman est remarquable, en nous faisant vivre les effets du déclassement de près. Cette jeune fille qui se moque des défavorisés en devient une, et se fait maltraiter comme telle. Elle devient l'incarnation de ce qui terrifie sa tante aisée, c'est à dire d'une masse révoltée par l'injustice de leur situation, alors que cette ultraviolence n'est que le résultat de celle que la société leur a fait subir.
Il semblerait que ce roman de Womack aie eu le plus grand mal à trouver un éditeur aux Etats-Unis, en raison de sa teneur difficile : rien d'étonnant vu la violence enfantine qu'il contient, véritable tabou brisé. Le roman a été édité en Angleterre, patrie de David Copperfield et de la Little Princess (une belle tradition dans la maltraitance enfantine romanesque, donc!) et connu un succès tout relatif à sa sortie. C'est le bouche à oreilles élogieux qui lui trouve de temps à autres de nouveaux éditeurs et de nouveaux lecteurs.
Mais il faut lire Journal de nuit. Se sentir nauséeux, avoir le cœur serré et le refermer bien conscient du rôle de la Science-Fiction : poursuivre des lignes existantes jusqu'à l'angle d'un futur plausible. Et de tout roman : tortiller notre humanité en la mettant dans des situations sales et inconfortables, pour que dans notre vie quotidienne, ignorer l'autre ne soit plus jamais facile.
Journal de nuit, nouvelle (et superbe!) édition chez Points, 2015, de Jack Womack, traduit par Emmanuel Jouanne, 8,00 €
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Et dans un second mouvement, la musique : The mob goes wild, Clutch
Cet ouvrage reparaît auréolé de sa réputation flatteuse, enfin. Et ce qu'on y trouve justifie cette réputation, me semble-t-il.
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Journal de nuit, édition de 1995 |
L'écriture de ce texte dur, dont on ne sort pas indemne, est parfaitement maîtrisée : l'insoutenable déclin de la famille Hart suit le même rythme que l'implosion du pays, meurtri par une véritable guerre civile. Le fait que l'on ne suive l'évolution de la situation qu'à travers le regard enfantin d'Anne empêche d'analyser réellement les raisons de cette crise, mais quelques éléments filtrent jusqu'à nous : la terreur des possédants qui se terrent, surarmés, persuadés que leurs bonnes et jardiniers vont les assassiner, les émeutes des pauvres, écrasés par l'armée, ou encore les assassinats des différents Présidents, qui se succèdent.
Ces éléments suffisent à dépeindre une ambiance d'une noirceur absolue, qui pèse sur le destin de la famille Hart, et l'emportera dans la tourmente, jusqu'à la dislocation finale.
Filtré par le prisme d'une enfant, ce texte, dans lequel une enfant perd peu à peu tous ses repères avec une cruauté et un réalisme extrême, est éprouvant pour le lecteur.
D'autant plus que Jack Womack dresse un personnage enfantin très plausible, et prend le soin de rendre son évolution visible par l'altération du style d'écriture au fil du roman : l'argot se glisse, les constructions se simplifient, la syntaxe disparaît.
Au niveau purement dystopique, le roman est vertigineux par le futur qu'il propose : un pays où l'extrême inégalité sociale, aggravée par la complaisance d'une télévision poubelle, et la militarisation à outrance des forces de défense, mène à l'ultra-violence et à la guerre civile. Dans ce monde, la pauvreté mérite une punition ("il faudrait tuer les SDF", dit une journaliste à la télévision), la laideur mérite la mort ("j'ai détesté Chicago et Los Angeles, je suis contente qu'elles brûlent", nous dit Lola, encore bien protégée dans son école privée), et la différence est rejetée ou détruite (inquiétante histoire de la petite Lori, qu'on voit disparaître "pour rééducation" et qui revient absente, silencieuse et souriante).
A ce titre, il me semble que le roman est remarquable, en nous faisant vivre les effets du déclassement de près. Cette jeune fille qui se moque des défavorisés en devient une, et se fait maltraiter comme telle. Elle devient l'incarnation de ce qui terrifie sa tante aisée, c'est à dire d'une masse révoltée par l'injustice de leur situation, alors que cette ultraviolence n'est que le résultat de celle que la société leur a fait subir.
Il semblerait que ce roman de Womack aie eu le plus grand mal à trouver un éditeur aux Etats-Unis, en raison de sa teneur difficile : rien d'étonnant vu la violence enfantine qu'il contient, véritable tabou brisé. Le roman a été édité en Angleterre, patrie de David Copperfield et de la Little Princess (une belle tradition dans la maltraitance enfantine romanesque, donc!) et connu un succès tout relatif à sa sortie. C'est le bouche à oreilles élogieux qui lui trouve de temps à autres de nouveaux éditeurs et de nouveaux lecteurs.
Mais il faut lire Journal de nuit. Se sentir nauséeux, avoir le cœur serré et le refermer bien conscient du rôle de la Science-Fiction : poursuivre des lignes existantes jusqu'à l'angle d'un futur plausible. Et de tout roman : tortiller notre humanité en la mettant dans des situations sales et inconfortables, pour que dans notre vie quotidienne, ignorer l'autre ne soit plus jamais facile.
Journal de nuit, nouvelle (et superbe!) édition chez Points, 2015, de Jack Womack, traduit par Emmanuel Jouanne, 8,00 €
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Et dans un second mouvement, la musique : The mob goes wild, Clutch
dimanche 6 septembre 2015
La voix du feu, d'Alan Moore
Parlons de ces livres qui te tombent dans les mains par hasard, et qui vont un petit moment devenir des mètres-étalons à l'aune desquels tu jugeras tes autres lectures. Dans mon cas, il y a eu la rencontre avec le recueil de Gaiman, Miroirs et fumées, pendant mes études, et c'était fort. Un livre que j'ai tellement prêté qu'il est tout jauni, déformé, et ne ferme plus, mais qui a représenté pour moi un souffle d'air frais dans la manière dont j'estimais qu'on pouvait raconter une histoire, ou dépeindre un personnage. Longtemps, je n'ai pas su diriger mes goûts, et mes rencontres littéraires tenaient souvent de la serendipité brute. Cela ne m'arrive plus si souvent, mais parfois, en me baladant dans les rayons d'une librairie bien tenue, je plonge la main dans un rayon et j'en sors avec d'inattendues merveilles.
Et cet été, La voix du feu, initialement édité en France chez Calmann-Lévy, en collection Interstices en 2008, et réédité en poche ce printemps dernier.
Alan Moore, scénariste de Bd légendaire (V pour Vendetta, Watchmen, La ligue des gentlemen extraordinaire, From Hell... j'en ai le tournis rien que de les citer) a donc écrit sur sa ville, Northampton.
Bien que l'ensemble soit envisagé par Moore comme un roman dont le personnage est Northampton, il me semble plus commode de décrire la chose comme un recueil de textes dont les histoires marquent des étapes dans 6000 ans d'histoire de cette ville, de moins 4000 ans av. J. C, aux années 90.
De multiples voix, donc, se pressent aux portes pour conter leur histoire, et chaque nouvelle est plus impressionnante que la précédente dans son style et dans son traitement narratif.
La nouvelle qui ouvre le recueil nous met aux prises avec un enfant handicapé, vers moins 4000, qui perçoit le réel de manière étonnante, a une construction lexicale déroutante (sa pensée progresse par images désordonnées, lecture aussi stupéfiante que dure à suivre), et se retrouve menacé par une forme de magie rituelle, inaugurant le motif mystique du feu, qui va parcourir le récit.
On se retrouve plus tard à poursuivre un étonnant morceau de polar poétique, au narrateur inhabituel, comme ce sera le parti pris de Moore tout au long du récit, enquête boueuse et froide dans les brumes de l'Angleterre pré-Romaine.
On rencontre un enquêteur Romain, pistant de faux monnayeurs alors que l'Empire s'effrite, une vieille et sainte Sœur affligée de visions mystiques, deux émouvantes sorcières sur un bûcher qui vient d'être allumé, un crâne encore animé de raison qui veille à l'une des portes de la ville, des fous, des malades libertins et enfin, le narrateur lui-même, qui conclut le récit par l'expérience personnelle d'un mythe local.
Je ne rentre pas dans les détails, parce qu'il faut lire La voix du feu, et que je ne veux rien en gâcher.
Mais voilà ce qui m'a émerveillée dans le travail de Moore : sa science du récit qui lui fait toujours choisir l'angle le plus inattendu et le plus déroutant, l'humanité avec laquelle il explique les comportements parfois monstrueux de ses personnages, et sa recherche permanente du style, qui colle au récit raconté, de la bouillie syntaxique du premier récit à l'écriture précieuse d'un récit libertin qui tourne mal.
Une telle maîtrise est si réjouissante, si satisfaisante, que j'ai parfois ralenti ma lecture pour revenir à certains paragraphes, et que lorsqu'il me sera rendu (car lui aussi -comme le Gaiman avec lequel il me semble partager quelques caractéristiques, tout en étant plus ambitieux, plus abouti- est déjà prêté), je le relirais avec plaisir.
La voix du feu, Alan Moore, traduit par Patrick Marcel, chez ActuSf, 2015.
---
Et la musique, alors ?
Kim Fowley, The Trip :
Et cet été, La voix du feu, initialement édité en France chez Calmann-Lévy, en collection Interstices en 2008, et réédité en poche ce printemps dernier.
Alan Moore, scénariste de Bd légendaire (V pour Vendetta, Watchmen, La ligue des gentlemen extraordinaire, From Hell... j'en ai le tournis rien que de les citer) a donc écrit sur sa ville, Northampton.
Bien que l'ensemble soit envisagé par Moore comme un roman dont le personnage est Northampton, il me semble plus commode de décrire la chose comme un recueil de textes dont les histoires marquent des étapes dans 6000 ans d'histoire de cette ville, de moins 4000 ans av. J. C, aux années 90.
De multiples voix, donc, se pressent aux portes pour conter leur histoire, et chaque nouvelle est plus impressionnante que la précédente dans son style et dans son traitement narratif.
La nouvelle qui ouvre le recueil nous met aux prises avec un enfant handicapé, vers moins 4000, qui perçoit le réel de manière étonnante, a une construction lexicale déroutante (sa pensée progresse par images désordonnées, lecture aussi stupéfiante que dure à suivre), et se retrouve menacé par une forme de magie rituelle, inaugurant le motif mystique du feu, qui va parcourir le récit.
On se retrouve plus tard à poursuivre un étonnant morceau de polar poétique, au narrateur inhabituel, comme ce sera le parti pris de Moore tout au long du récit, enquête boueuse et froide dans les brumes de l'Angleterre pré-Romaine.
On rencontre un enquêteur Romain, pistant de faux monnayeurs alors que l'Empire s'effrite, une vieille et sainte Sœur affligée de visions mystiques, deux émouvantes sorcières sur un bûcher qui vient d'être allumé, un crâne encore animé de raison qui veille à l'une des portes de la ville, des fous, des malades libertins et enfin, le narrateur lui-même, qui conclut le récit par l'expérience personnelle d'un mythe local.
Je ne rentre pas dans les détails, parce qu'il faut lire La voix du feu, et que je ne veux rien en gâcher.
Mais voilà ce qui m'a émerveillée dans le travail de Moore : sa science du récit qui lui fait toujours choisir l'angle le plus inattendu et le plus déroutant, l'humanité avec laquelle il explique les comportements parfois monstrueux de ses personnages, et sa recherche permanente du style, qui colle au récit raconté, de la bouillie syntaxique du premier récit à l'écriture précieuse d'un récit libertin qui tourne mal.
Une telle maîtrise est si réjouissante, si satisfaisante, que j'ai parfois ralenti ma lecture pour revenir à certains paragraphes, et que lorsqu'il me sera rendu (car lui aussi -comme le Gaiman avec lequel il me semble partager quelques caractéristiques, tout en étant plus ambitieux, plus abouti- est déjà prêté), je le relirais avec plaisir.
La voix du feu, Alan Moore, traduit par Patrick Marcel, chez ActuSf, 2015.
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Et la musique, alors ?
Kim Fowley, The Trip :
lundi 31 août 2015
Pfitz, d'Andrew Crumey
Voilà, c'étaient les vacances, il y a eu de la cheville en vrac, de la musique et des bouquins.
A défaut de bronzage, l'immobilité forcée de ce dernier mois m'aura au moins permis d'avancer dans mes lectures, et donc d'attaquer la petite triade de livres achetés aux éditions de l'Arbre vengeur au dernier Salon du Livre. J'ai eu bien des difficultés à me limiter au trio en question, les sélections effectuées par les éditeurs de l'Arbre sont très alléchantes, érudites, et promettent de bons moments de lecture (pour s'en convaincre, on peut les visiter en cliquant ici), mais il m'a fallu choisir.
Dans cette triade se trouvait ce brillant exercice d'écriture qu'est Pfitz, publié en France en 2010 et sur lequel je vais tâcher de revenir à présent (je préviens : cette longue interruption m'a rouillé l'écriture, on va faire de son mieux).
En plein dix-huitième siècle, période de fastes où les cours tentent de se surpasser en bâtissant les palais les plus éblouissants, un Prince se distingue en fondant sa renommée sur la création de villes imaginaires.
Devant le succès des premières cités (les guides illustrés de ces villes imaginaires rendent l'opération rentable, nous dit-on), il en vient à imaginer la ville fantasmée ultime. Afin de la décrire dans ses moindres détails (mobilier, histoire, visiteurs et documents publiés par les visiteurs inclus), il y engouffre l'argent du Trésor, et emploie dorénavant son peuple, tous changés en administratifs et séparés en divers services spécialisés, à décrire la ville.
C'est dans cet univers, qui semble sorti de la triple plaisanterie Caroll-Borgés-Eco sur la carte 1:1 du territoire, que le cartographe Schenck, pour séduire une belle rousse travaillant au service des biographies, va se décider à intervenir sur le maillage prédéfini de la description de la ville.
Prenant pour excuse un dessin oublié sur une carte, il tente de se rapprocher de la biographe en inventant un valet au noble dont elle décrit l'existence : le spirituel domestique Pfitz.
Seul -et pour cause- à connaître ce mystérieux valet, Schenck commence pour Estrella la biographe un compte-rendu de ses aventures en compagnie de son maître, et se retrouve vite menacé par un mystérieux auteur fictif.
Si, en abordant Pfitz, je parle d'exercice d'écriture, c'est parce que c'est ce qui décrit le mieux ce à quoi se livre Andrew Crumey, auteur érudit et polymathe distingué (oui, grosse joie à l'emploi de cet adjectif que j'adore et dont tu trouveras le sens là - c'est pas bientôt fini avec les liens hypertextes, te dis-tu ? Non nein, never, genre glissons au passage que le co-auteur du Matin des Magiciens, Jacques Bergier, l'était, polymathe).
Du début à la fin, Crumey se livre à une démonstration de force similaire à un tour de magie.
L'alternance de styles d'écritures au fil du récit est déjà une jolie performance : le roman s'ouvre par une parodie d'un conte philosophique du XVIIIe siècle, et c'est un style que l'on va retrouver de loin en loin dans le roman : l'intro évoque Candide, les aventures de Pfitz celles de Jacques le Fataliste et son maître, et le dernier chapitre emprunte au théâtre classique son chœur final. Mais, et c'est là un joli tour, les parties de Schenck sont écrite de manière tout à fait contemporaine, quand celles du troisième intervenant évoquent plus le XIXe siècle.
Ensuite, la structure en poupées russes, qui alterne et emboîte les univers narratifs, est savament complexe : l'univers du roman dans lequel on créée un univers, univers dans lequel Pfitz et le mystérieux Spontini existent, sont entremêlés de chapitre en chapitre, et se rencontrent par des adresses au lecteur. Se surajoutent des récits enchâssés, comme les anecdotes que Pfitz raconte à son maître.
Un impressionant tour de passe-passe, donc, plein de références savantes, mais auquel je trouve une certaine rigidité. C'est fait "à la mode de", et avec talent, mais tout est très apprêté, et il me semble que les personnages manquent un peu de chair pour nous intéresser pleinement : le love interest du héros, Estrella, est un brin trop fantôche pour être digne de l'intérêt qu'on lui porte, et pas mal de personnages secondaires sont des farces polies (Frau Luppen, la logeuse, paraît sortir du théâtre de boulevard). Bien sûr, bien sûr, c'est sans doute volontaire et très organisé, peut-être pour donner cette impression factice des divertissements de l'époque, mais il n'en reste pas moins qu' il manque à Pfitz, me semble-t-il, un petit supplément d'âme au milieu de toute cette démonstration technique.
Malgré cela, Pfitz est une lecture plaisante, où l'on peut savourer la rigueur de la mise en scène et l'érudition de l'auteur, ainsi qu'un bel exemple de construction littéraire.
Pour conclure, la couverture dessinée par Marc-Antoine Mathieu pour cette édition illustre parfaitement la folie narrative de ce récit en boîtes : des casiers à fiches érigés en gratte-ciels en dominent d'autres, d'où émerge un petit fonctionnaire, lui-même rangé dans un tiroir plein de casiers.
Et, quitte à terminer en musique, amusons-nous avec un truc improbable pour refléter l'élaboration savante de ce roman.
Toute bonne rentrée.
Pfitz / Andrew Crumey, traduit par Alain Gnaedig. L'arbre vengeur, 2010.
Publié en 1997 aux Etats-Unis, chez Picador, et critiqué juste là par Andrew Miller (l'auteur du très chouette Pure, traduit par chez-nous Dernier requiem pour les innocents).
A défaut de bronzage, l'immobilité forcée de ce dernier mois m'aura au moins permis d'avancer dans mes lectures, et donc d'attaquer la petite triade de livres achetés aux éditions de l'Arbre vengeur au dernier Salon du Livre. J'ai eu bien des difficultés à me limiter au trio en question, les sélections effectuées par les éditeurs de l'Arbre sont très alléchantes, érudites, et promettent de bons moments de lecture (pour s'en convaincre, on peut les visiter en cliquant ici), mais il m'a fallu choisir.
Dans cette triade se trouvait ce brillant exercice d'écriture qu'est Pfitz, publié en France en 2010 et sur lequel je vais tâcher de revenir à présent (je préviens : cette longue interruption m'a rouillé l'écriture, on va faire de son mieux).
En plein dix-huitième siècle, période de fastes où les cours tentent de se surpasser en bâtissant les palais les plus éblouissants, un Prince se distingue en fondant sa renommée sur la création de villes imaginaires.
Devant le succès des premières cités (les guides illustrés de ces villes imaginaires rendent l'opération rentable, nous dit-on), il en vient à imaginer la ville fantasmée ultime. Afin de la décrire dans ses moindres détails (mobilier, histoire, visiteurs et documents publiés par les visiteurs inclus), il y engouffre l'argent du Trésor, et emploie dorénavant son peuple, tous changés en administratifs et séparés en divers services spécialisés, à décrire la ville.
C'est dans cet univers, qui semble sorti de la triple plaisanterie Caroll-Borgés-Eco sur la carte 1:1 du territoire, que le cartographe Schenck, pour séduire une belle rousse travaillant au service des biographies, va se décider à intervenir sur le maillage prédéfini de la description de la ville.
Prenant pour excuse un dessin oublié sur une carte, il tente de se rapprocher de la biographe en inventant un valet au noble dont elle décrit l'existence : le spirituel domestique Pfitz.
Seul -et pour cause- à connaître ce mystérieux valet, Schenck commence pour Estrella la biographe un compte-rendu de ses aventures en compagnie de son maître, et se retrouve vite menacé par un mystérieux auteur fictif.
Si, en abordant Pfitz, je parle d'exercice d'écriture, c'est parce que c'est ce qui décrit le mieux ce à quoi se livre Andrew Crumey, auteur érudit et polymathe distingué (oui, grosse joie à l'emploi de cet adjectif que j'adore et dont tu trouveras le sens là - c'est pas bientôt fini avec les liens hypertextes, te dis-tu ? Non nein, never, genre glissons au passage que le co-auteur du Matin des Magiciens, Jacques Bergier, l'était, polymathe).
Du début à la fin, Crumey se livre à une démonstration de force similaire à un tour de magie.
L'alternance de styles d'écritures au fil du récit est déjà une jolie performance : le roman s'ouvre par une parodie d'un conte philosophique du XVIIIe siècle, et c'est un style que l'on va retrouver de loin en loin dans le roman : l'intro évoque Candide, les aventures de Pfitz celles de Jacques le Fataliste et son maître, et le dernier chapitre emprunte au théâtre classique son chœur final. Mais, et c'est là un joli tour, les parties de Schenck sont écrite de manière tout à fait contemporaine, quand celles du troisième intervenant évoquent plus le XIXe siècle.
Ensuite, la structure en poupées russes, qui alterne et emboîte les univers narratifs, est savament complexe : l'univers du roman dans lequel on créée un univers, univers dans lequel Pfitz et le mystérieux Spontini existent, sont entremêlés de chapitre en chapitre, et se rencontrent par des adresses au lecteur. Se surajoutent des récits enchâssés, comme les anecdotes que Pfitz raconte à son maître.
Un impressionant tour de passe-passe, donc, plein de références savantes, mais auquel je trouve une certaine rigidité. C'est fait "à la mode de", et avec talent, mais tout est très apprêté, et il me semble que les personnages manquent un peu de chair pour nous intéresser pleinement : le love interest du héros, Estrella, est un brin trop fantôche pour être digne de l'intérêt qu'on lui porte, et pas mal de personnages secondaires sont des farces polies (Frau Luppen, la logeuse, paraît sortir du théâtre de boulevard). Bien sûr, bien sûr, c'est sans doute volontaire et très organisé, peut-être pour donner cette impression factice des divertissements de l'époque, mais il n'en reste pas moins qu' il manque à Pfitz, me semble-t-il, un petit supplément d'âme au milieu de toute cette démonstration technique.
Malgré cela, Pfitz est une lecture plaisante, où l'on peut savourer la rigueur de la mise en scène et l'érudition de l'auteur, ainsi qu'un bel exemple de construction littéraire.
Pour conclure, la couverture dessinée par Marc-Antoine Mathieu pour cette édition illustre parfaitement la folie narrative de ce récit en boîtes : des casiers à fiches érigés en gratte-ciels en dominent d'autres, d'où émerge un petit fonctionnaire, lui-même rangé dans un tiroir plein de casiers.
Et, quitte à terminer en musique, amusons-nous avec un truc improbable pour refléter l'élaboration savante de ce roman.
Toute bonne rentrée.
Pfitz / Andrew Crumey, traduit par Alain Gnaedig. L'arbre vengeur, 2010.
Publié en 1997 aux Etats-Unis, chez Picador, et critiqué juste là par Andrew Miller (l'auteur du très chouette Pure, traduit par chez-nous Dernier requiem pour les innocents).
jeudi 2 juillet 2015
livres lus, choses vues, avril-juin 2015
Je sais, on est en juillet, mais on s'en fout.
Je peux apporter un certificat si y faut, j'ai déménagé, trainé à Montpellier, et même (un peu) bronzé.
Alors, alors, avril à juin 2015, en vrac, en fractionné, en extraits :
La déclaration de Gemma Malley, Naive, 2007. Traduit de l'anglais par Nathalie Peronny
Fatum de Jérôme Zonder à la Maison Rouge
Le dessin, réduit à son expression la plus humble (papier et graphite), mais étendu dans des proportions démesurées (la totalité d'un étage de la Maison Rouge, murs et sols compris). Dans cet espace gris-noir, où se rencontrent murs de briques et forêts luxuriantes, sont exposées ces œuvres pessimistes et angoissantes. Enfants cruels nourris à la publicité et grandis trop vite, fruits d'une société où l'apparence est plus importante que le sens, où le bien est au mieux ennuyeux, qui jouent à s'ennuyer ou à se blesser, tableaux à la maîtrise technique splendide qui traîtreusement représentent l'horreur sous sa pire forme (tableaux reprenant des photographies de chambres à gaz)... Le monde de Jérôme Zonder, tout en nuances de gris, me semble dénoncer une disparition de l'éthique, un entremêlement de la morale, que la représentation ne parvient plus à démêler, un épuisement des valeurs.
Rashomon d'Akira Kurosawa
La narration, nous y revoilà, avec ce conte aux quatre récits, construisant et déconstruisant le secret d'un meurtre au spectateur fasciné. A l'abri sous le portique en ruines d'un vieux temple, alors qu'une violente pluie fait rage, un moine et un bûcheron racontent à un passant le drame, et le procès auxquels ils ont assisté. De récit en récit, la réalité diffère selon le point de vue du raconteur.
Tout est impeccablement maîtrisé, du moindre plan à la musique, et dans ce cadre les particularismes stylistiques Japonais nous paraissent à la fois très étrangers et pourtant étrangement proches des structures du théâtre classique dans toute sa raideur.
D'autres en ont parlé mille et mille fois mieux que moi, arrêtons là.
Accatone de Pier Paolo Pasolini
Je continue sur le chemin épineux du cinéma italien, en tombant éperdument amoureuse du cinéma de Pasolini, sous la forme du troublant Accatone, histoire d'un souteneur éponyme aux beaux yeux (Franco Citti, épuisant de charme et de mauvaise foi), qui se retrouve victime d'un sursaut de moralité lorsqu’amoureux, il est incapable d'entraîner l'innocente Stella (Franca Pasut, pureté bovine) dans la prostitution. Il ne sait rien faire d'autre, notre beau garçon, ça et promener dans les bidonvilles des abords de Rome sa belle carcasse de bon à rien pleine de dandysme et d'une sprezzatura sans faille.
Ce film donne à voir la ville, sa pauvreté, les violences faites aux femmes (les scènes liées à la prostitution, comme les mésaventures de Maddalena, la prostituée qui travaillait auparavant pour Accatone, sont éprouvantes de nos jours), tout en restant empreint d'une certaine poésie solaire.
Aventures d'un homme de bureau japonais de José Domingo
Arlequine de Karina Bisch à la Galerie des Galeries
Héritière de Sonia Delaunay et du Bauhaus, Karina Bisch se situe à la croisée entre graphisme coloré et arts décoratifs. Ses grandes formes géométriques sont ébouriffantes de science de la couleur, et leurs répétitions savantes convoquent les motifs textiles d'autres époques. Graphisme + couleurs épiques + Mode : oui j'ai poussé de (petits) cris. C'est aussi le moment (attention déviation de sujet, que j'ai découvert Mary Katrantzou et Preen, ma marque de fringues préférée du monde entier et tellement pas dans mon budget qu'on peut en rire. En attendant, Karina Bisch, c'est du néo-Delaunay, il y a donc des gens qui continuent à tracer cette voie-là.
Le clavier Cannibale de Claro
La langue, on l'a tous oublié, bande d'esclaves de la facilité que nous sommes, est un outil de précision aux mille et un réglages. Au jour le jour, elle est malmenée de tous côtés, et l'on en perd le sens et l'élégance.
La justesse semble abandonnée, et seuls quelques combattants isolés continuent en toute discrétion à en huiler les rouages du langage pour en tirer de la littérature. Claro, auteur, traducteur (et directeur de collections, et grand lecteur...), est de ceux-là. Sur son blog, Le Clavier Cannibale, dont une sélection de chroniques est ici imprimée, il fait part de ses traductions, lectures et réflexions sur les lettres, nous obligeant par son exigence à passer le contrôle technique, et nous rendre compte qu'on a perdu des pièces en route. En bon mécanicien, ses articles retapent nos raideurs peu à peu, et décrassent nos rouages. De commentaire précis en conseil éclairé, on s'en retrouve même avec des options de lecture en plus.
Print Workshop de Christine Schmidt
A la base, il y a une séance de dédicace avec le délicieux auteur de Panthére (oui j'en est déjà parlé), qui m'a valu d'aller traîner dans ce lieu de perdition qu'est Le Monte-En-L'air, librairie pleine de trucs et machins géniaux pour créatifs et fans de beau. Ce livre est un petit guide pour le bidouilleur intimidé par l'idée d'imprimer des trucs, fauché, ou qui manque sérieusement de place. Avec une simplicité et une bienveillance assez nourrissantes, l'auteur, dont les oeuvres sont visibles sur toute la blogosphère Anglo-Saxonne spécialisée en design (que je lis parce que j'assume ma position de tête de linotte du beau truc, tu vois), donne des explications et des astuces pour rendre la création plus facile. Le livre est joli, clair, tentant, et pour l'instant en anglais seulement.
Crapougneries de Nicole Claveloux
Le dessin à la plume ou à l'encre, je l'aime d'amour pour toujours. Son économie de moyen et la maîtrise graphique qu'il nécessite pour être grandiose, c'est fascinant, qu'il s'agisse de Riou (mon héros du Journal des Voyages), de Jean-Luc Navette, ou de David B. Et là, je tombe sur une vieille collec' de livres jeunesse du sourire qui mord, éditions des 80's hyper exigeantes. Crapougneries, sans textes, tout en trames géniales et en inventions graphiques, c'est l'inquiétante et sensuelle histoire des bêtises que tout enfant rêve de faire. Nicole Claveloux est une maîtresse du sens dessiné, c'est évident, car ses dessins disent bien plus que le premier degré, et ce qu'elle illustre, ce ne sont pas de mignons plaisantins, mais d'authentiques petits monstres, terrifiants dans leur quête de la satisfaction.
Lus aussi, mais je ne vais jamais publier cet article si je m'y attarde : L’œil du purgatoire, Un regard en arrière d'Andrew Bellamy, Le Point zéro de William Gibson, Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, Imaro de Charles Saunders, La Ménagerie de Papier de Ken Liu ... On y reviendra peut-être, en attendant, publions ce grand oublié avant désséchement complet.
Je peux apporter un certificat si y faut, j'ai déménagé, trainé à Montpellier, et même (un peu) bronzé.
Alors, alors, avril à juin 2015, en vrac, en fractionné, en extraits :
La déclaration de Gemma Malley, Naive, 2007. Traduit de l'anglais par Nathalie Peronny
Le young adult, on le méprise un peu, on le juge souvent facile. C'est pourtant ce genre qui est l'une des premières portes d'accès à la lecture, qui permet aux ados de commencer à découvrir le monde et ses conflits. C'est d'autant plus le cas de nos jours, où les romances et bleuettes pour ados sages sont de plus en plus minoritaires, au profit de romans plus réalistes, plus sombres, où injustices et inégalités ont leur place. Il existe une littérature de l'imaginaire pour jeunes adultes intelligente et prenante. C'est le cas ici, dans une dystopie où l'immortalité généralisée et la surpopulation qui en découle ont transformé les plus jeunes en sous-citoyens dont la population se méfie. Notre héroïne, sorte d'émanation Frances-Hodgson-Burnettienne, a le malheur d'être née sans autorisation (c'est alors une Surplus). Fermée dans un orphelinat très Dickensien, elle a donc pour seul horizon un quasi-esclavage pour faire pardonner sa seule existence. L'arrivée d'un nouvel élève plus révolté va la contraindre à se remettre en cause.
Sans doute pas très original pour un gros lecteur, ce court roman constitue néanmoins un point d’accès intéressant au dystopies totalitaires pour un potentiel néophyte. Bien que l'auteur utilise les ficelles du roman de jeunesse du 19e siècle, elle joue assez malicieusement du parallèle entre les Surplus de son récit et la situation des sans-papiers contemporains.
Ce roman est le premier d'une trilogie, ce qui laisse à Gemma Malley la possibilité d'explorer plus profondément sa thèse de départ : un monde où la mort aurait été éradiquée pour les plus fortunés, situation d'où découlent inégalités et société totalitaire.
Fatum de Jérôme Zonder à la Maison Rouge
Le dessin, réduit à son expression la plus humble (papier et graphite), mais étendu dans des proportions démesurées (la totalité d'un étage de la Maison Rouge, murs et sols compris). Dans cet espace gris-noir, où se rencontrent murs de briques et forêts luxuriantes, sont exposées ces œuvres pessimistes et angoissantes. Enfants cruels nourris à la publicité et grandis trop vite, fruits d'une société où l'apparence est plus importante que le sens, où le bien est au mieux ennuyeux, qui jouent à s'ennuyer ou à se blesser, tableaux à la maîtrise technique splendide qui traîtreusement représentent l'horreur sous sa pire forme (tableaux reprenant des photographies de chambres à gaz)... Le monde de Jérôme Zonder, tout en nuances de gris, me semble dénoncer une disparition de l'éthique, un entremêlement de la morale, que la représentation ne parvient plus à démêler, un épuisement des valeurs.
Rashomon d'Akira Kurosawa
La narration, nous y revoilà, avec ce conte aux quatre récits, construisant et déconstruisant le secret d'un meurtre au spectateur fasciné. A l'abri sous le portique en ruines d'un vieux temple, alors qu'une violente pluie fait rage, un moine et un bûcheron racontent à un passant le drame, et le procès auxquels ils ont assisté. De récit en récit, la réalité diffère selon le point de vue du raconteur.
Tout est impeccablement maîtrisé, du moindre plan à la musique, et dans ce cadre les particularismes stylistiques Japonais nous paraissent à la fois très étrangers et pourtant étrangement proches des structures du théâtre classique dans toute sa raideur.
D'autres en ont parlé mille et mille fois mieux que moi, arrêtons là.
Accatone de Pier Paolo Pasolini
Je continue sur le chemin épineux du cinéma italien, en tombant éperdument amoureuse du cinéma de Pasolini, sous la forme du troublant Accatone, histoire d'un souteneur éponyme aux beaux yeux (Franco Citti, épuisant de charme et de mauvaise foi), qui se retrouve victime d'un sursaut de moralité lorsqu’amoureux, il est incapable d'entraîner l'innocente Stella (Franca Pasut, pureté bovine) dans la prostitution. Il ne sait rien faire d'autre, notre beau garçon, ça et promener dans les bidonvilles des abords de Rome sa belle carcasse de bon à rien pleine de dandysme et d'une sprezzatura sans faille.
Ce film donne à voir la ville, sa pauvreté, les violences faites aux femmes (les scènes liées à la prostitution, comme les mésaventures de Maddalena, la prostituée qui travaillait auparavant pour Accatone, sont éprouvantes de nos jours), tout en restant empreint d'une certaine poésie solaire.
Aventures d'un homme de bureau japonais de José Domingo
La bande dessinée, c'est ajouter à l'histoire une couche de sens en plus, celle du dessin. José Domingo l'a bien compris en réalisant cette pépite pop qui nous offre avec une perspective fixe digne d'un jeu vidéo 80's une version dessinée de la comptine "Trois petit chats." Soit donc, un employé de bureau japonais devant aller d'un point A (chez lui), à un point B (au travail). Evidemment, une droite étant constituée d'une infinité de points représentés des créatures Godzillesques, des démons, des aventures d'un soir, des extraterrestres, des assassins de tout poil... en combien de planches notre employé réussira-t-il à atteindre son objectif ?
Une grande aventure muette, pleine de détails et de références, qu'il faut relire une fois terminée.
Arlequine de Karina Bisch à la Galerie des Galeries
Héritière de Sonia Delaunay et du Bauhaus, Karina Bisch se situe à la croisée entre graphisme coloré et arts décoratifs. Ses grandes formes géométriques sont ébouriffantes de science de la couleur, et leurs répétitions savantes convoquent les motifs textiles d'autres époques. Graphisme + couleurs épiques + Mode : oui j'ai poussé de (petits) cris. C'est aussi le moment (attention déviation de sujet, que j'ai découvert Mary Katrantzou et Preen, ma marque de fringues préférée du monde entier et tellement pas dans mon budget qu'on peut en rire. En attendant, Karina Bisch, c'est du néo-Delaunay, il y a donc des gens qui continuent à tracer cette voie-là.
Le clavier Cannibale de Claro
La langue, on l'a tous oublié, bande d'esclaves de la facilité que nous sommes, est un outil de précision aux mille et un réglages. Au jour le jour, elle est malmenée de tous côtés, et l'on en perd le sens et l'élégance.
La justesse semble abandonnée, et seuls quelques combattants isolés continuent en toute discrétion à en huiler les rouages du langage pour en tirer de la littérature. Claro, auteur, traducteur (et directeur de collections, et grand lecteur...), est de ceux-là. Sur son blog, Le Clavier Cannibale, dont une sélection de chroniques est ici imprimée, il fait part de ses traductions, lectures et réflexions sur les lettres, nous obligeant par son exigence à passer le contrôle technique, et nous rendre compte qu'on a perdu des pièces en route. En bon mécanicien, ses articles retapent nos raideurs peu à peu, et décrassent nos rouages. De commentaire précis en conseil éclairé, on s'en retrouve même avec des options de lecture en plus.
Print Workshop de Christine Schmidt
A la base, il y a une séance de dédicace avec le délicieux auteur de Panthére (oui j'en est déjà parlé), qui m'a valu d'aller traîner dans ce lieu de perdition qu'est Le Monte-En-L'air, librairie pleine de trucs et machins géniaux pour créatifs et fans de beau. Ce livre est un petit guide pour le bidouilleur intimidé par l'idée d'imprimer des trucs, fauché, ou qui manque sérieusement de place. Avec une simplicité et une bienveillance assez nourrissantes, l'auteur, dont les oeuvres sont visibles sur toute la blogosphère Anglo-Saxonne spécialisée en design (que je lis parce que j'assume ma position de tête de linotte du beau truc, tu vois), donne des explications et des astuces pour rendre la création plus facile. Le livre est joli, clair, tentant, et pour l'instant en anglais seulement.
Crapougneries de Nicole Claveloux
Le dessin à la plume ou à l'encre, je l'aime d'amour pour toujours. Son économie de moyen et la maîtrise graphique qu'il nécessite pour être grandiose, c'est fascinant, qu'il s'agisse de Riou (mon héros du Journal des Voyages), de Jean-Luc Navette, ou de David B. Et là, je tombe sur une vieille collec' de livres jeunesse du sourire qui mord, éditions des 80's hyper exigeantes. Crapougneries, sans textes, tout en trames géniales et en inventions graphiques, c'est l'inquiétante et sensuelle histoire des bêtises que tout enfant rêve de faire. Nicole Claveloux est une maîtresse du sens dessiné, c'est évident, car ses dessins disent bien plus que le premier degré, et ce qu'elle illustre, ce ne sont pas de mignons plaisantins, mais d'authentiques petits monstres, terrifiants dans leur quête de la satisfaction.
Lus aussi, mais je ne vais jamais publier cet article si je m'y attarde : L’œil du purgatoire, Un regard en arrière d'Andrew Bellamy, Le Point zéro de William Gibson, Abattoir 5 de Kurt Vonnegut, Imaro de Charles Saunders, La Ménagerie de Papier de Ken Liu ... On y reviendra peut-être, en attendant, publions ce grand oublié avant désséchement complet.
jeudi 9 avril 2015
Livres lus, choses vues, mars 2015
Ma consommation culturelle étant un vaste amas de taches de couleurs à la Jackson Pollock, je n'ai pas toujours une vision d'ensemble claire sur ce que j'ai finalement fait de mois en mois.
Je me dis qu'en faisant une liste en fin d'exercice, ça devrait changer.
Voilà donc le portait de ce mois en fréquentations culturelles marquantes :
Panthère de Brecht Evens, Actes Sud BD, 126 pages.
La BD a beau posséder des grandes catégories de classement (la Franco-Belge, l'indé, le comics...), elle n'en reste pas moins protéiforme et un médium de choix pour les oeuvres hors-catégorie. Avec le travail éclatant de lumière de Brecht Evens, on en tient une, justement, d'oeuvre inclassable, où se raconte en couleurs directes l'inquiétante suprématie d'une panthère imaginaire et perverse sur le monde d'une petite fille isolée. Le scénario est plein d'intelligence, et l'illustrateur joue avec nos yeux tant qu'il peut au point que chaque page mérite relecture. C'est brillant, c'est angoissant, c'est un régal.
Sunny, 1, de Taiou Matsumoto, Kana, 220 pages.
Le manga et moi avons une relation compliquée, dans la mesure où il faut que le dessin me secoue quand je lis de l'illustré, et que je déteste les histoires à rallonge. La concision, c'est important, et les volumes qui se succèdent me lassent vite. En tout cas, je suis longtemps passée à côté de Taiou Matsumoto et de son dessin rond, imparfait, plein de vie, à l'image de ses délicates histoires d'enfants beaux et fragiles. C'est rattrapé, et je me dis que je devrais lire Amer Béton, celle de ses œuvres antérieures qui l'a fait connaître en France.
Le Faucheur, de Terry Pratchett, L'Atalante, 352 pages.
Jamais lu de Terry Pratchett avant. Il était temps, et l'intelligence et l'humour de l'auteur sont une révélation. Définitivement, un bon livre de Pratchett et un thé earl grey sont capable de guérir bien des mélancolies en ce bas-monde. Quand à cet opus, il met en scène une possible reconversion professionnelle de la mort, des vampires par alliance, une vieille dame charmante et l'entité suprême de l'Univers (qui a sacrément de la voix, d'ailleurs).
Chappie, de Neill Blomkamp
De plus en plus, le cinéma grand public nous prend pour des couillons écumants, il me semble. Mais, la moitié du temps, Neill Blomkamp sauve le truc à base de vraies idées (en général, les Sud Africains sont plutôt forts en SF énervée et socialement décidée, et là je pense à Lauren Beukes, lue aussi ce mois-ci avec Moxyland). Je dis la moitié du temps, parce que souvent, ses scenarii se perdent dans des clichés au premier tiers du film, au moment où il se dit que la pression sociale n'est pas assez forte et qu'il lui faut un opposant physique contre son héros. C'est souvent là qu'il se plante, Elysium m'en est témoin, et Chappie tout autant, avec un Hugh Jackman fade et pas vraiment justifié. Heureusement, on se sera éclaté avec le héros robot et ces fous de Die Antwoord.
Fin D'automne, d'Asujiro Ozu, 1960.
Refaisons un peu cette culture cinématographique qui se définit avant tout par un grand trou en son milieu, et commençons par la délicatesse D'Ozu. Des plans dont la simplicité trompeuse révèle une grande sophistication, des personnages humains jusque dans leurs failles, et la très belle Setsuko Hara, dont un sourire vous enlève à vous même. Dans ce film, elle est veuve, et la proie des attentions de trois hommes mariés et charmés.
Les Dieux eux-mêmes, d'Isaac Asimov, Folio SF, 1972
Ces livres que je ne lis qu'en partie, épisode 8647 : Asimov est une lecture que je retente régulièrement, parce que le style m'échappe, l'histoire est trop construite avec de très grosses ficelles et les dialogues sont mécaniques. Mais je me doute que je rate un truc, alors j'y retourne tous les 5 ans, à peu près. Dans celui-ci, j'ai eu quelques soucis avec la construction en trois parties, les parties 1 (un système d'énergie renouvelable lié à une autre planète) et 3 (l'état de la Lune, devenue colonie terrienne) me paraissant très datées dans leur style, alors que la deuxième partie est centrée sur les difficiles relations d'une famille tripartite d'extraterrestres gazeux dont chaque rôle social est défini selon les strates de l'âme (le logique, le parent, l'émotionnel). Cette partie originale marche toujours très bien, même indépendamment du reste.
Et oui, il est possible de me dire "mais t'es une fille, c'est normal que la science t'y entrave que dalle et que la famille et les émotions te plaisent plus" sauf que je répondrais qu'il me semble plutôt que ce sont les parties qui ont le plus mal vieilli pour nous spectateurs modernes qui m'ont découragé, quand ce court épisode extraterrestre m'a paru plus accessible. Mais c'est vrai que je devrais sans doute lire un peu plus de hard science pour affiner mon opinion. Il faudra réessayer.
Artères souterraines, de Warren Ellis, Pocket, 288 pages.
Je sais pas si vous avez déjà lu du hard-boiled (oui, d'accord, du roman noir, ça s'appelle comme ça aussi) quand vous étiez ados, et si vous kiffiez Raymond Chandler et Stanislas André Steeman, mais moi oui. Le cynisme de ces enquêteurs ratés aux foie guettés par la cirrhose m'a toujours réjoui, et Warren Ellis (le scénariste de Transmetropolitan, lecture en cours et admiration grandissante), utilise ce fonds-là pour en faire des tonnes, avec un privé désabusé comme il se doit, qui se débrouille de son mieux du tas de tarés gravitant autour de son enquête improbable. C'est un musée de la perversion sexuelle grotesque et rigolote, on se croirait dans une BD, et on y trouve Godzilla.
Jem and the Holograms #1 : Kelly Thompson, Ross Campbell, IDW publishing.
Jem, visuellement, c'est le truc le plus outrageous qu'on aie pu nous mettre sous les yeux, back in the 80's. Au beau milieu des japonaiseries visuellement anodines, il y avait cette explosion coloristique de très mauvais goût, qui a bien dû impressionner quelques rétines immatures, dont la mienne. C'était tellement trop de tout les côtés qu'on savait plus où regarder, et j'en garde des souvenirs émus, malgré ces scénarios volés aux magical girls nipponnes et rincés à l'eau de Barbie.
Hasbro, qui l'avait déjà créé pour vendre des jouets, nous refait le coup en comics plus de 20 ans après en confiant le projet à une scénariste spécialisée dans le comics adolescents, et à une illustratrice barrée, folle de mode et de couleurs très Jemesques. C'est pour ado, et le scénario nous le dit clairement, mais le design des personnages m'interpelle (les cheveux ! Les cheveux!), et je vais essayer de tenir jusqu'à l'arrivée des Misfits, mes teignes préférées.
Vous êtes tous jaloux de mon JetPack, de Tom Gauld, éditions 2024, 160 pages.
Ne pas se délecter de Tom Gauld, c'est quand même manquer une lecture de premier choix, parce que l'auteur est brillant, et a un humour anglais assez imparable, qu'il réserve d'habitude aux lecteurs du week-end du Gardian, et que tout amateur de livres s'y retrouvera. Les blagues tombent avec une régularité de métronome, et revisitent la littérature classique, les jeux de rôle, le monde de l'édition et des bibliothèques, la culture (lettrée et populaire) en général, tout en bricolant la narration à grand coups d'astuces volées à d'autres médias. Avec un dessin minimaliste et des couleurs sobres, rien ne se met entre le génie humoristique de l'auteur et le lecteur pouffant de rire en plein métro.
Fêtes sanglantes et mauvais goût, de Lester Bangs, éditions Tristram, 501 pages.
Lester, ce critique de rock si influent qu'un ami m'a dit un jour qu'il ne le lirait jamais, parce qu'il refusait de devenir comme certains journalistes un zélote incapable de pondre autre chose qu'une vague resucée de son style. Dans la mesure où je n'ai pas vraiment de prétentions à ce niveau, et que je suis très amoureuse des arguties rythmiques des écritures beat et gonzo, j'y suis allée. Ce livre suit donc Psychotic reactions et autres carburateurs flingués, précédent recueil de textes que j'avais adoré en août dernier, et nous offre d'autres moments de gloire de Lester, de ses premiers textes à sa vision jouissive des Stones, en passant par son essai de roman et un voyage à la Jamaïque. Pour le reste, lire Lester Bangs conserve même en traduction (ici, Jean-Paul Mourlon) la puissance de choc d'origine : il y a sans conteste possible un avant et un après. De mon côté, dans ce domaine littéraire, j'ai sur ma table de chevet Un truc très beau qui contient tout, recueil de lettres du fascinant Neal Cassady, et le projet sine die de me faire tout Kerouac. A suivre.
Exposition Les Cahiers dessinés, Halle Saint-Pierre, 21 janvier-14 août 2015
On finit par quelques trucs que j'ai vu de mes yeux vus, et donc avec l'exposition consacrée par la Halle Saint-Pierre, spécialisée dans l'art Brut et les arts autres à la revue Les Cahiers dessinés, consacrée au dessin contemporain, vaste domaine objet de mes timides préoccupations, dans un temps où la société des loisirs nous procure aisément un papier et un stylo, et que le temps s'offre aux bidouilleurs de bonne volonté. Le dessin, comme on aura pu le voir partout au dessus, puissant et simple moyen d'expression, qu'il passe par l'humour, par l'émotion, par des procédés narratifs sophistiqués ou un réalisme forcené. A ce titre, l'exposition est admirable de diversité, et met joue contre joue diverses visions, époques et techniques, artistes couronnés de succès ou génies miséreux, le tout pour mieux servir ce medium remarquable.
La Cuisine ambulante, d'Eric Kennington, 1914
Et en conclusion, voici un tableau vu à la Piscine de Roubaix qui m'a arrêtée net et m'a fait faire quelques recherches successives sur son auteur. Au contraire des bouquins, je n'ai pas l'habitude de parler d'art, alors restons concentrés sur ce qui me paraît dicible : ce tableau, peint par Eric Kennington à 26 ans alors qu'il est un futur peintre de guerre, qui se dédiera à la peinture des deux Guerres Mondiales, est un mélange curieux de réalisme social (sujet dans lequel se spécialisait le père de l'artiste, le peintre Thomas Kennington), de représentation tâtonnant au bord de la photographie par une fausse simplicité (les visages parfaitement exécutés, les textures savamment reproduites et les couleurs éclatantes), associé à une construction de l'espace très inhabituelle. De la part de Kennington, à ce moment-là au tout début de sa carrière, La Cuisine Ambulante est une démonstration de force, un tour de passe-passe où il montre l'étendue de ses connaissances plus qu'une oeuvre complète sur la forme et le fonds. A ce titre, on peut la rapprocher de ses œuvres suivantes : The Kensingtons at Laventie (1915), sa première oeuvre dont le sujet est la guerre, à la construction très similaire, et de Gassed and wounded (1917) où si sa maîtrise des plans reste la même, le peintre s'efface devant l'importance de son sujet.
Et voilà pour Mars, un mois très illustré.
A l'assaut d'avril !
Je me dis qu'en faisant une liste en fin d'exercice, ça devrait changer.
Voilà donc le portait de ce mois en fréquentations culturelles marquantes :
Panthère de Brecht Evens, Actes Sud BD, 126 pages.
La BD a beau posséder des grandes catégories de classement (la Franco-Belge, l'indé, le comics...), elle n'en reste pas moins protéiforme et un médium de choix pour les oeuvres hors-catégorie. Avec le travail éclatant de lumière de Brecht Evens, on en tient une, justement, d'oeuvre inclassable, où se raconte en couleurs directes l'inquiétante suprématie d'une panthère imaginaire et perverse sur le monde d'une petite fille isolée. Le scénario est plein d'intelligence, et l'illustrateur joue avec nos yeux tant qu'il peut au point que chaque page mérite relecture. C'est brillant, c'est angoissant, c'est un régal.
Sunny, 1, de Taiou Matsumoto, Kana, 220 pages.
Le manga et moi avons une relation compliquée, dans la mesure où il faut que le dessin me secoue quand je lis de l'illustré, et que je déteste les histoires à rallonge. La concision, c'est important, et les volumes qui se succèdent me lassent vite. En tout cas, je suis longtemps passée à côté de Taiou Matsumoto et de son dessin rond, imparfait, plein de vie, à l'image de ses délicates histoires d'enfants beaux et fragiles. C'est rattrapé, et je me dis que je devrais lire Amer Béton, celle de ses œuvres antérieures qui l'a fait connaître en France.
Le Faucheur, de Terry Pratchett, L'Atalante, 352 pages.
Jamais lu de Terry Pratchett avant. Il était temps, et l'intelligence et l'humour de l'auteur sont une révélation. Définitivement, un bon livre de Pratchett et un thé earl grey sont capable de guérir bien des mélancolies en ce bas-monde. Quand à cet opus, il met en scène une possible reconversion professionnelle de la mort, des vampires par alliance, une vieille dame charmante et l'entité suprême de l'Univers (qui a sacrément de la voix, d'ailleurs).
Chappie, de Neill Blomkamp
De plus en plus, le cinéma grand public nous prend pour des couillons écumants, il me semble. Mais, la moitié du temps, Neill Blomkamp sauve le truc à base de vraies idées (en général, les Sud Africains sont plutôt forts en SF énervée et socialement décidée, et là je pense à Lauren Beukes, lue aussi ce mois-ci avec Moxyland). Je dis la moitié du temps, parce que souvent, ses scenarii se perdent dans des clichés au premier tiers du film, au moment où il se dit que la pression sociale n'est pas assez forte et qu'il lui faut un opposant physique contre son héros. C'est souvent là qu'il se plante, Elysium m'en est témoin, et Chappie tout autant, avec un Hugh Jackman fade et pas vraiment justifié. Heureusement, on se sera éclaté avec le héros robot et ces fous de Die Antwoord.
Fin D'automne, d'Asujiro Ozu, 1960.
Refaisons un peu cette culture cinématographique qui se définit avant tout par un grand trou en son milieu, et commençons par la délicatesse D'Ozu. Des plans dont la simplicité trompeuse révèle une grande sophistication, des personnages humains jusque dans leurs failles, et la très belle Setsuko Hara, dont un sourire vous enlève à vous même. Dans ce film, elle est veuve, et la proie des attentions de trois hommes mariés et charmés.
Les Dieux eux-mêmes, d'Isaac Asimov, Folio SF, 1972
Ces livres que je ne lis qu'en partie, épisode 8647 : Asimov est une lecture que je retente régulièrement, parce que le style m'échappe, l'histoire est trop construite avec de très grosses ficelles et les dialogues sont mécaniques. Mais je me doute que je rate un truc, alors j'y retourne tous les 5 ans, à peu près. Dans celui-ci, j'ai eu quelques soucis avec la construction en trois parties, les parties 1 (un système d'énergie renouvelable lié à une autre planète) et 3 (l'état de la Lune, devenue colonie terrienne) me paraissant très datées dans leur style, alors que la deuxième partie est centrée sur les difficiles relations d'une famille tripartite d'extraterrestres gazeux dont chaque rôle social est défini selon les strates de l'âme (le logique, le parent, l'émotionnel). Cette partie originale marche toujours très bien, même indépendamment du reste.
Et oui, il est possible de me dire "mais t'es une fille, c'est normal que la science t'y entrave que dalle et que la famille et les émotions te plaisent plus" sauf que je répondrais qu'il me semble plutôt que ce sont les parties qui ont le plus mal vieilli pour nous spectateurs modernes qui m'ont découragé, quand ce court épisode extraterrestre m'a paru plus accessible. Mais c'est vrai que je devrais sans doute lire un peu plus de hard science pour affiner mon opinion. Il faudra réessayer.
Artères souterraines, de Warren Ellis, Pocket, 288 pages.
Je sais pas si vous avez déjà lu du hard-boiled (oui, d'accord, du roman noir, ça s'appelle comme ça aussi) quand vous étiez ados, et si vous kiffiez Raymond Chandler et Stanislas André Steeman, mais moi oui. Le cynisme de ces enquêteurs ratés aux foie guettés par la cirrhose m'a toujours réjoui, et Warren Ellis (le scénariste de Transmetropolitan, lecture en cours et admiration grandissante), utilise ce fonds-là pour en faire des tonnes, avec un privé désabusé comme il se doit, qui se débrouille de son mieux du tas de tarés gravitant autour de son enquête improbable. C'est un musée de la perversion sexuelle grotesque et rigolote, on se croirait dans une BD, et on y trouve Godzilla.
Jem and the Holograms #1 : Kelly Thompson, Ross Campbell, IDW publishing.
Jem, visuellement, c'est le truc le plus outrageous qu'on aie pu nous mettre sous les yeux, back in the 80's. Au beau milieu des japonaiseries visuellement anodines, il y avait cette explosion coloristique de très mauvais goût, qui a bien dû impressionner quelques rétines immatures, dont la mienne. C'était tellement trop de tout les côtés qu'on savait plus où regarder, et j'en garde des souvenirs émus, malgré ces scénarios volés aux magical girls nipponnes et rincés à l'eau de Barbie.
Hasbro, qui l'avait déjà créé pour vendre des jouets, nous refait le coup en comics plus de 20 ans après en confiant le projet à une scénariste spécialisée dans le comics adolescents, et à une illustratrice barrée, folle de mode et de couleurs très Jemesques. C'est pour ado, et le scénario nous le dit clairement, mais le design des personnages m'interpelle (les cheveux ! Les cheveux!), et je vais essayer de tenir jusqu'à l'arrivée des Misfits, mes teignes préférées.
Vous êtes tous jaloux de mon JetPack, de Tom Gauld, éditions 2024, 160 pages.
Ne pas se délecter de Tom Gauld, c'est quand même manquer une lecture de premier choix, parce que l'auteur est brillant, et a un humour anglais assez imparable, qu'il réserve d'habitude aux lecteurs du week-end du Gardian, et que tout amateur de livres s'y retrouvera. Les blagues tombent avec une régularité de métronome, et revisitent la littérature classique, les jeux de rôle, le monde de l'édition et des bibliothèques, la culture (lettrée et populaire) en général, tout en bricolant la narration à grand coups d'astuces volées à d'autres médias. Avec un dessin minimaliste et des couleurs sobres, rien ne se met entre le génie humoristique de l'auteur et le lecteur pouffant de rire en plein métro.
Fêtes sanglantes et mauvais goût, de Lester Bangs, éditions Tristram, 501 pages.
Lester, ce critique de rock si influent qu'un ami m'a dit un jour qu'il ne le lirait jamais, parce qu'il refusait de devenir comme certains journalistes un zélote incapable de pondre autre chose qu'une vague resucée de son style. Dans la mesure où je n'ai pas vraiment de prétentions à ce niveau, et que je suis très amoureuse des arguties rythmiques des écritures beat et gonzo, j'y suis allée. Ce livre suit donc Psychotic reactions et autres carburateurs flingués, précédent recueil de textes que j'avais adoré en août dernier, et nous offre d'autres moments de gloire de Lester, de ses premiers textes à sa vision jouissive des Stones, en passant par son essai de roman et un voyage à la Jamaïque. Pour le reste, lire Lester Bangs conserve même en traduction (ici, Jean-Paul Mourlon) la puissance de choc d'origine : il y a sans conteste possible un avant et un après. De mon côté, dans ce domaine littéraire, j'ai sur ma table de chevet Un truc très beau qui contient tout, recueil de lettres du fascinant Neal Cassady, et le projet sine die de me faire tout Kerouac. A suivre.
Exposition Les Cahiers dessinés, Halle Saint-Pierre, 21 janvier-14 août 2015
On finit par quelques trucs que j'ai vu de mes yeux vus, et donc avec l'exposition consacrée par la Halle Saint-Pierre, spécialisée dans l'art Brut et les arts autres à la revue Les Cahiers dessinés, consacrée au dessin contemporain, vaste domaine objet de mes timides préoccupations, dans un temps où la société des loisirs nous procure aisément un papier et un stylo, et que le temps s'offre aux bidouilleurs de bonne volonté. Le dessin, comme on aura pu le voir partout au dessus, puissant et simple moyen d'expression, qu'il passe par l'humour, par l'émotion, par des procédés narratifs sophistiqués ou un réalisme forcené. A ce titre, l'exposition est admirable de diversité, et met joue contre joue diverses visions, époques et techniques, artistes couronnés de succès ou génies miséreux, le tout pour mieux servir ce medium remarquable.
La Cuisine ambulante, d'Eric Kennington, 1914
Et en conclusion, voici un tableau vu à la Piscine de Roubaix qui m'a arrêtée net et m'a fait faire quelques recherches successives sur son auteur. Au contraire des bouquins, je n'ai pas l'habitude de parler d'art, alors restons concentrés sur ce qui me paraît dicible : ce tableau, peint par Eric Kennington à 26 ans alors qu'il est un futur peintre de guerre, qui se dédiera à la peinture des deux Guerres Mondiales, est un mélange curieux de réalisme social (sujet dans lequel se spécialisait le père de l'artiste, le peintre Thomas Kennington), de représentation tâtonnant au bord de la photographie par une fausse simplicité (les visages parfaitement exécutés, les textures savamment reproduites et les couleurs éclatantes), associé à une construction de l'espace très inhabituelle. De la part de Kennington, à ce moment-là au tout début de sa carrière, La Cuisine Ambulante est une démonstration de force, un tour de passe-passe où il montre l'étendue de ses connaissances plus qu'une oeuvre complète sur la forme et le fonds. A ce titre, on peut la rapprocher de ses œuvres suivantes : The Kensingtons at Laventie (1915), sa première oeuvre dont le sujet est la guerre, à la construction très similaire, et de Gassed and wounded (1917) où si sa maîtrise des plans reste la même, le peintre s'efface devant l'importance de son sujet.
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Costermongers (La cuisine ambulante). Musée du Centre Pompidou, en dépôt à la Piscine |
A l'assaut d'avril !
mercredi 18 mars 2015
Under the skin, Michel Faber
Ce livre et moi, c'est grâce à une chronique de la Salle 101 que nous nous sommes rencontrés (et ladite Salle est une grosse source de prescription pour moi, alors vous risquez d'en voir passer des bouquins : il serait sans doute plus économique et plus intellectuellement satisfaisant d'écouter directement ce podcast festif, voire même mieux, d'y aller les mardis et de picoler de la bière en écoutant Raoul et ses sbires en direct).
Souvent, on tombe sur le livre qu'il faut quand il faut ; dans mon cas, j'ai lu Under the skin alors que je m'interroge sur l'alimentation moderne et que je joue les crypto-végétariennes de salon. La souffrance animale, c'est un truc que je conçois, et la pollution des nappes fréatiques, et les OGM... pour ces thématiques-là, on a déjà de bons livres, mais le but de la SF c'est comme toujours de laisser filtrer de bonnes idées par le biais d'une histoire efficace, et c'est ce qu'Under the Skin fait très intelligemment (et oui, je sais que cette intro réduit le récit à un roman à thèse et que c'est pourtant plus que ça).
Dans Under the Skin, nous suivons les pas d'Isserley, étrange conductrice qui prend en stop de jeunes hommes esseulés, semble couverte de cicatrices et curieusement méthodique. Il se révèle vite que notre héroïne provient d'un monde extraterrestre dont les habitants possèdent des caractéristiques physiques plus ou moins canines, qu'elle a été chirurgicalement modifiée pour sembler humaine, et que son rôle est de fournir de la viande (les jeunes hommes qu'elle attire dans son véhicule), négociée à prix d'or, à son peuple.
Le monde d'où elle vient est fortement pollué, et le peuple vit une vie souterraine et inconfortable, pendant que l'élite se partage des intérieurs protégés à la surface, et peut donc se permettre le goût délectable de la viande de vodsel (nous les humains).
Isserley travaille donc pour une riche compagnie bouchère, et mène une vie monacale et douloureuse, jusqu'à l'annonce de la visite de l'héritier de son entreprise, Amliss Voss, jeune extraterrestre à la fourrure lustrée et aux convictions rigoureusement végétariennes.
C'est peu de dire que la confrontation provoque chez Isserley des sentiments contradictoires.
L'une des premières forces du roman réside dans la mise en scène de certains moments-clés, très cinématographiques, qui alternent des descriptions prenantes et les points de vue contrastés des différents personnages. Les scènes d'auto-stop sont marquantes, tout autant que les confrontations entre Amliss et Isserley. Les paysages naturels Écossais sont, ils me semble, parfaitement assortis à la sauvagerie qui parcours le récit : sauvagerie des corps autant que psychique, dont Isserley et les vodsels qu'elle chasse sont tout autant victimes.
On peut louer le travail du personnage d'Isserley, et la situation insupportable dans laquelle elle est placée, alors qu'isolée de ses semblables géographiquement, elle est devenue autre physiquement, et ne peut chercher de réconfort auprès d'eux. Il n'est pas non plus question de communiquer avec les vodsels auxquels elle ressemble, car ce serait leur accorder une humanité qui l'empêcherait de mener sa tâche à bien.
L'écriture, très sobre, laisse toute la place au conflit moral qui s'annonce chez l'héroïne, qui va très vite se retrouver contrainte à plaider pour une cause à laquelle elle ne croit pas elle-même (jusqu'à mentir, jusqu'à cacher l'intelligence évidente du bétail humain).
C'est tout l'intérêt du roman que cette réalisation progressive, qui l'amène peu à peu à comprendre ce qui dans sa mission est intenable.
Bien évidemment, outre cette suffocante traversée du tunnel en la compagnie d'Isserley, le roman tient son rôle de révélateur de nos mœurs : la chaîne d’abattage des vodsels est étrangement familière, tout autant que le plaisir qui naît de leur consommation. La consommation, qui est aussi le maître-mot de l'univers très inégalitaire d'où vient Isserley, dont les injustices sont rendues tangibles à travers la colère rentrée de l'héroïne mutilée comparant son destin barbare et celui très confortable de son patron, lui qui possède le luxe suprême de dédaigner cette viande qu'elle se sacrifie à chasser.
Il faut conclure en ajoutant qu'Under the skin est le premier roman publié de Michel Faber, avant son succés de La rose pourpre et le Lys, et qu'il a été adapté au cinéma en 2014 par Jonathan Glazer.
Et la musique pour digérer tout ça : Wandering souls des Bruxellois de Moaning cities
Under the skin de Michel Faber, traduit de l'anglais (USA) par Michèle Hechter, Points, 2014, 7,20 €
Souvent, on tombe sur le livre qu'il faut quand il faut ; dans mon cas, j'ai lu Under the skin alors que je m'interroge sur l'alimentation moderne et que je joue les crypto-végétariennes de salon. La souffrance animale, c'est un truc que je conçois, et la pollution des nappes fréatiques, et les OGM... pour ces thématiques-là, on a déjà de bons livres, mais le but de la SF c'est comme toujours de laisser filtrer de bonnes idées par le biais d'une histoire efficace, et c'est ce qu'Under the Skin fait très intelligemment (et oui, je sais que cette intro réduit le récit à un roman à thèse et que c'est pourtant plus que ça).
Dans Under the Skin, nous suivons les pas d'Isserley, étrange conductrice qui prend en stop de jeunes hommes esseulés, semble couverte de cicatrices et curieusement méthodique. Il se révèle vite que notre héroïne provient d'un monde extraterrestre dont les habitants possèdent des caractéristiques physiques plus ou moins canines, qu'elle a été chirurgicalement modifiée pour sembler humaine, et que son rôle est de fournir de la viande (les jeunes hommes qu'elle attire dans son véhicule), négociée à prix d'or, à son peuple.
Le monde d'où elle vient est fortement pollué, et le peuple vit une vie souterraine et inconfortable, pendant que l'élite se partage des intérieurs protégés à la surface, et peut donc se permettre le goût délectable de la viande de vodsel (nous les humains).
Isserley travaille donc pour une riche compagnie bouchère, et mène une vie monacale et douloureuse, jusqu'à l'annonce de la visite de l'héritier de son entreprise, Amliss Voss, jeune extraterrestre à la fourrure lustrée et aux convictions rigoureusement végétariennes.
C'est peu de dire que la confrontation provoque chez Isserley des sentiments contradictoires.
L'une des premières forces du roman réside dans la mise en scène de certains moments-clés, très cinématographiques, qui alternent des descriptions prenantes et les points de vue contrastés des différents personnages. Les scènes d'auto-stop sont marquantes, tout autant que les confrontations entre Amliss et Isserley. Les paysages naturels Écossais sont, ils me semble, parfaitement assortis à la sauvagerie qui parcours le récit : sauvagerie des corps autant que psychique, dont Isserley et les vodsels qu'elle chasse sont tout autant victimes.
On peut louer le travail du personnage d'Isserley, et la situation insupportable dans laquelle elle est placée, alors qu'isolée de ses semblables géographiquement, elle est devenue autre physiquement, et ne peut chercher de réconfort auprès d'eux. Il n'est pas non plus question de communiquer avec les vodsels auxquels elle ressemble, car ce serait leur accorder une humanité qui l'empêcherait de mener sa tâche à bien.
L'écriture, très sobre, laisse toute la place au conflit moral qui s'annonce chez l'héroïne, qui va très vite se retrouver contrainte à plaider pour une cause à laquelle elle ne croit pas elle-même (jusqu'à mentir, jusqu'à cacher l'intelligence évidente du bétail humain).
C'est tout l'intérêt du roman que cette réalisation progressive, qui l'amène peu à peu à comprendre ce qui dans sa mission est intenable.
Bien évidemment, outre cette suffocante traversée du tunnel en la compagnie d'Isserley, le roman tient son rôle de révélateur de nos mœurs : la chaîne d’abattage des vodsels est étrangement familière, tout autant que le plaisir qui naît de leur consommation. La consommation, qui est aussi le maître-mot de l'univers très inégalitaire d'où vient Isserley, dont les injustices sont rendues tangibles à travers la colère rentrée de l'héroïne mutilée comparant son destin barbare et celui très confortable de son patron, lui qui possède le luxe suprême de dédaigner cette viande qu'elle se sacrifie à chasser.
Il faut conclure en ajoutant qu'Under the skin est le premier roman publié de Michel Faber, avant son succés de La rose pourpre et le Lys, et qu'il a été adapté au cinéma en 2014 par Jonathan Glazer.
Et la musique pour digérer tout ça : Wandering souls des Bruxellois de Moaning cities
Under the skin de Michel Faber, traduit de l'anglais (USA) par Michèle Hechter, Points, 2014, 7,20 €
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